Le journal quotidien - non hétérophobe - de
Silvano Mangana (nom de plume Louis Arjaillès). Maison de confiance depuis 2007.

"La gravité est le plaisir des sots"
(Alexandre Vialatte)


lundi 29 mai 2017

Le chemin des contrebandiers (Tombe, Victor ! Livre 2) Extrait 8

Quand mon père a pris sa retraite, il y a quelques mois, nous avons déménagé pour un appartement beaucoup plus confortable que celui que nous occupions dans cette caserne que j’abhorrai. C’est un vaste trois-pièces, au sixième étage d’un immeuble récent, sur le boulevard qui relie Antibes à Juan-les-pins.
L’avantage considérable, c’est que nous habitons maintenant à quelques pas du lycée et du Milk. Pour me permettre de travailler sans être dérangé, nous avons mis le piano dans ma chambre, laquelle est dotée d’un balcon qui offre une vue bien dégagée sur un vaste espace arboré que la voracité des promoteurs immobiliers n’a pas encore dévasté.
J’ai rangé mon domaine du mieux possible, ce samedi, pour recevoir mon invité. La chance me sourit qui a éloigné ma mère pour l’après-midi, pendant que mon paternel s’en est allé rejoindre quelque maîtresse.  Il ne réapparaîtra qu'au au moment du dîner, comme à l'accoutumée, repu de ces ébats écœurants que ma mère lui refuse depuis des lustres.
De plus, l’auteur de mes jours met du beurre dans les épinards de sa pension en assurant des fonctions de gardien des locaux de FR3 Nice, si bien que nous n’avons à supporter sa présence que de manière épisodique.
J’ai imaginé mille fois les instants que je vais passer avec Marco Alena, échafaudé les scénarios les plus divers, du plus ordinaire au plus débridé, j’ai répété, comme on le ferait d’un rôle dans un film, mon sourire d’accueil, l’attitude qu’il conviendra d’adopter ensuite – surtout ne pas laisser entrevoir la moindre émotion, et puis si, tant pis, être moi-même, me laisser aller, ça passe ou ça casse, trop de désir que je ne dois pas étouffer, ça fait trop de mal !
Le carillon du nouvel appartement est beaucoup plus agréable à l’oreille que la stridente sonnerie du précédent ; j’en attends le fa dièse-ré qui mettra fin à mes transes, les deux notes de la délivrance, la mélodie du bonheur espéré.
Le salaud se manifeste enfin avec une éternité de retard, dix minutes au moins après l’heure fixée.
Je n’arbore pas le sourire prémédité, je reste planté, là, sur le seuil, comme pétrifié, sous ce regard narquois qu’Alena me décoche à chaque rencontre.
- Oh, Soubeyrand, je reste sur le palier ou je rentre ?
Je ne lui fais pas observer que « j’entre » serait plus adéquat, bredouille un « je vous en prie » qui se veut amusant ; je joue mal, je suis nul, j’ai oublié mon texte et la gestuelle que j’avais mis au point. Je capitule déjà.
Le garçon-miracle, le chéri des minettes du lycée, s’avance en terrain conquis d’avance, jauge la déco rustique de ma mère – maman, que je t’exècre à cet instant ! -, les meubles provençaux des Nouvelles Galeries dans le salon-salle à manger, les napperons et le chemin de table de dentelle – l’horreur ! – et le canapé tapissé de cretonne à petites fleurs de bonne femme.
Il s’en fiche apparemment, il rigole :
- Tes vieux sont pas là ? Je le savais, c’est un piège, salopard !
Je bredouille qu’il se méprend, que c’est un pur hasard, que ce n’était pas prévu.
- Et le piano ? dit-il en insistant sur « le ».
- Euh, il est dans ma chambre
- Ah, et bien voilà, qu’est-ce-que je disais !
Et, avisant, la porte du lieu fatidique :
- C’est là, non ? Allez, on va chez le diable !
D’autorité, il entre, dresse un bref inventaire de la pièce, fixe le Gaveau comme s’il avait atteint le Graal et s’assoit au bord du lit. C’est seulement à ce moment que j’ose le regarder pour de bon, que je note la chemise largement échancrée sur la peau d’or fin, le pantalon très serré à la mode du jour, les cuisses d’airain, le maintien altier, les cheveux fins, si blonds, qu’il fait voleter d’un souffle, d’un tic que j’avais remarqué à plusieurs reprises et qui m’émeut à en mourir.
Il a vu mon trouble, n’en dit rien, s’amuse, désigne le piano du menton :
« Maître, me ferez-vous l’honneur de votre talent ? »
Je ne me fais pas prier : il n’y a que devant mon clavier que je retrouverai contenance.
Je n’annonce rien et me met en devoir de l’ébahir d’un Mendelssohn virtuose ; je joue trop vite et trop fort peut-être, parviens à oublier cette présence suffocante, m’investis totalement, termine en arrachant littéralement l’accord final.
Alena siffle :
« Putain, c’est pas rien ! »
Il y a un changement total d’attitude, de la considération, de l’admiration même dans ces quelques mots gaillardement énoncés.
« Encore, s’il te plaît. »
Je joue pour m’apaiser le deuxième Nocturne de Chopin en mi bémol, un « tube » imparable : je sais que là est mon meilleur atout pour séduire celles et ceux qui ont un cœur ; alors lui, peut-être...
Tout se joue maintenant.
Gagné : pendant le morceau, Alena se lève, prend doucement une chaise, s’assoit à côté de moi, penche la tête, ferme les yeux, s’abandonne, frémit lorsque j’émets – enfin !- la toujours désirée, la jamais atteinte, la miraculeuse note bleue, et je le sens prêt à chavirer.
Et, mu par une soudaine détermination, sitôt le dernier mi, sans plus de réflexion, je laisse ma main droite quitter le clavier, ne peux l’empêcher d’aller où elle veut, aimantée par l’échancrure de la chemise, entreprenant la caresse la plus hardie, la plus fébrile, l’irrépressible geste qui peut tout anéantir.
Mais Marc ne dit rien, soupire, les yeux toujours clos, vaincu.
Je déboutonne maladroitement la chemisette, me rassasie de la peau de son torse, de son cou, le garçon merveilleux tremble d’aise, approche ses lèvres pour cueillir les miennes, m’épouse.
Puis, brusquement, il se rejette en arrière, retrouve ce sourire assassin qui le distingue de tout autre :
- Je savais bien que j’étais un peu pédé, constate-t-il sans se départir de son flegme.
Il se lève à présent, s’allonge sur le lit, ôte sa chemise, fait glisser sa ceinture, déboutonne son pantalon qu’il fait glisser à mi-mollets. Le slip bleu-ciel laisse apparaître un impérieux, un orgueilleux renflement.
Alena fixe le plafond et, sur le même ton d'indolence feinte, me fait chavirer d'une phrase :
- Fais-moi jouir, Paul Soubeyrand !
(À suivre)
(c) Louis Arjaillès - Gay Cultes 2017
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"Fais-moi jouir, Paul Soubeyrand !"

3 commentaires:

Jules D. a dit…

De haut niveau Silvanien ! Et le choix des photos illustre bien le texte. Bravo !
Jules

Silvano a dit…

Merci, Jules D.

Alex H a dit…

Belle mise en haleine !