lundi 28 janvier 2008

Le Caravage, peintre "maudit".



Retranscription intégrale d'un billet paru sur "gayattitude.com" sous le pseudonyme "badinou".
Visitez son blog : ce garçon a du talent.

DI. - Michelangelo Merisi, Omnia vincit Amor.

Par "badinou"

Une des premières toiles dont je me souvienne est cette toile du Caravage (image 1-ndlr). Dieu sait où j'ai pu la voir en premier - quoi qu'il en soit, la première fois que j'ai eu accès à internet, et que j'ai entravé le fonctionnement du téléchargement d'images (je venais de Lettres, je vous rappelle), c'est la première que j'ai mise en mémoire. Ensuite, ce fut un déferlement de Caravage et de Bacon dans le disque dur. Peu importe, en fait.

Cette huile date de 1602-1603, et a été faite à Rome, à une époque où le Caravage connaissait une courte période de stabilité, protégé qu'il était par le cardinal Del Monte. Epoque rare dans une vie tumultueuse pour un homme adorateur des rixes, de la boisson - et de choses autres, peut-être, mais quel chroniqueur de cette époque en aurait parlé ? Après tout, il vaut mieux rester à l'ambiguïté ; c'est nettement plus intéressant.

Le sujet de la toile est tellement évident que même l'incompétent comme moi le comprend - ou du moins comprend, je pense, l'essentiel de la chose. Car le décor est sobre, sommaire : nous sommes dans une salle fermée, parquettée afin de donner la perspective. Le mur est proche, il est peint de brun, et sa base dispose d'une large plinthe de peinture plus sombre. Tout est fait pour constituer du personnage peint et de ce qui l'accompagne l'unique objet de l'attention.

Il s'agit d'un enfant, ou plutôt d'un primo-adolescent, dotés d'ailes, qui se redresse d'un endroit qu'il quitte ; il se dirige vers nous, sourire en coin, tête penchée. Il est doté d'ailes : c'est un ange ou une figure allégorique. Il porte deux flèches à la main droite, dont l'une porte des pennes rouges, l'autre noires : c'est l'Amour, sous le format Cupidon. Quoi qu'on puisse se demander si la couleur des pennes ne transforme pas ce Cupidon-là, un peu trop mythologique, en Amour chrétien : rouge pour l'amour profane, noir pour l'amour sacré. Ou inversez les couleurs, ça dépend tellement des époques : déjà dans l'Amour sacré et l'amour profane du Titien, lointain maître du Caravage, les spécialistes ne savent jamais trop si la femme nue au drap rouge est l'amour profane ou sacré.

Cet Amour se hisse d'une surface plane, où court un drap blanc : un lit ? Peut-être, pour l'Amour. Mais il a l'air haut, et non loin de la jambe droite de l'enfant, on devine des pieds de bois, en forme d'X : il s'agit d'une table, un peu comme une table de campagne, sur laquelle est soit posé un drap, soit une nappe, dont la blancheur illumine la scène et met en valeur le mordoré un peu jaune de la peau.

L'enfant est entouré d'objets, fréquents dans des représentations classiques de l'époque. Sur la table-lit, on voit une couronne comme en portent les Césars sur les médailles de la Renaissance, et un parchemin roulé : pouvoir du roi qui est un pouvoir judiciaire et législatif. Devant le meuble, on voit des morceaux du thorax d'une armure du type écrevisse, comme celle que l'on voit sur le grand portrait équestre de Charles Quint peint par le Titien - ou comme celle que l'on verra sur Adolf de Vignacourt dans le portrait en pied du Louvre, ainsi que deux feuilles d'une branche de laurier, éclairées par le rai de lumière qui vient d'en haut à gauche et dessine l'Amour sur tout le côté droit : pouvoir militaire.

À droite du pied gauche de l'enfant, on voit une équerre et un compas : symbole de l'architecture, qu'on peut tout aussi prendre comme un indice de la Science et de la Connaissance, que comme un raccourci de l'Univers, qui déjà pour Pythagore était écrit sous forme mathématique, bien avant que Gallilée invente la formule. C'est ce raccourci d'intellectuel qui permet de faire le lien avec la musique (Pythagore, toujours), représentée par le luth, le violon et son archet et la partition pliée au sol : la Musique comme symbole le plus pur de l'Art, car le moins tangible, le plus parfait - tout comme les mathématiques (la géométrie du compas et de l'équerre) chez Pythagore étaient le point extrême de la connaissance. La Science jouxte l'Art, entre en résonance - tout comme les sphères célestes, régies par la géométrie divine, font entendre une musique chez Pythagore.

D'une certaine façon, le corps de l'Amour découpe dans la toile deux univers d'occupation humaines : à sa gauche se tiennent les occupations temporelles (la Législation et la Guerre), à sa droite, les occupations spirituelles (la Science et l'Art). On aura reconnu les thèmes des vanités : les peintres disposaient sur une toile un ensemble d'objet symboles d'activités humaines et de la brièveté et de la fragilité de la vie, en un memento mori ("souviens-toi que tu vas mourir") : savoir, science, richesse, plaisirs, beauté… Les vanités dénoncent la relativité de la connaissance et la vanité du genre humain soumis à la fuite du temps, à la mort. Voilà ce qu'on trouve dans les vanités, et voilà ce qu'on trouve ici. Sauf qu'un crâne n'occupe pas la place centrale pour nous rappeler notre condition de mortel - mais un jeune enfant, et cet enfant est l'Amour. Qui nous sourit, malgré ses deux flèches, qu'il tend et retient en même temps.

Aussi l'Amour écrase-t-il les objets classiques des vanités : la puissance des rois, la force des soldats, la science des savants et les plaisirs de l'art ne lui résistent pas. Déjà ici le Caravage fait scandale : ce n'est pas la mort qui réduit à néant les gloires humaines ! C'est l'Amour ! Si ce message peut prétendre rester proche du message apostolique romain, le réformisme rigoriste du concile de Trente et les derniers ravages de la peste (Venise : 1575, Provence : 1580, Lorraine et Bretagne : 1585-1595, La Rochelle : 1602) étaient suffisamment proches pour inciter à un certain respect des bons vieux canons des vanités. Ce que ne fait pas le Caravage, qui se proclame peindre l'Amour.

Bien sûr, le Caravage peint à une époque où l'on sait son latin. Et ce à quoi va penser le spectateur, aussi sûrement que Montaigne savait citer de mémoire des centaines de vers, c'est à ce vers des Bucoliques, X, 69, de Virgile :

"Omnia vincit amor, nos et cedamus amori."



"L'amour vainc tout, et cédons nous aussi à l'amour" : voilà qui devrait suffire et expliquer le tableau. On est content, et on a même pu citer son Virgile - ce qu'a d'ailleurs fait en 2005 le pape Benoit XVI dans l'encyclique Deus Caritas est (que ne découvre-t-on pas en cherchant une référence). Et cet Amour est un amour qui oublie les plaisirs ou les satisfactions terrestres, et cet amour nous tend les deux flèches du profane et du sacré, pour que nous puissions à travers lui nous élever vers le divin.

Chapitre clos ? Pourtant, avec une telle explication, on a l'impression de n'avoir fait que la moitié du chemin. Non qu'on ait un désir quelconque d'être plus intelligent que la moyenne ; cette simple explication ne satisfait pas un malaise qui s'installe. Qui en fait est installé dès que l'on regarde la toile. L'amour dont il s'agit a-t-il quelque chose à voir avec le profane et le sacré ? Et pourquoi céderions-nous à l'amour ?

Premier malaise : l'Amour ne foule pas les objets qu'il est supposé vaincre. Ce n'est pas la Vierge qui foule la lune et le serpent. Ce n'est pas Saint Georges terrassant le dragon. C'est un enfant dont la jambe se glisse entre les objets, et si le pied ne touche pas tout à fait le sol, il ne le quitte pas (attirance vers le ciel, donc le divin, dirait-on rapidement), il va s'y poser. En effet, sa main droite, cachée, prend appui sur la table derrière lui pour l'aider à se relever. Sa jambe gauche quitte le drap, certes, mais elle repose encore lourdement sur le tissu, sans pour autant renvoyer au diable Vauvert les symboles monarchique. C'est un Amour qui existe entre. Et un Amour qui retourne à la terre - pourtant.

Second malaise : si on regarde les lignes de construction, on remarque qu'elles sont d'un classicisme assuré et pourtant que la toile est toujours au bord de la chute. Première diagonale, en arrière-plan, derrière le personnage : commencée par le parchemin, elle se poursuit dans la ligne de l'archet, est soutenue par la pente du luth et du violon, doublée en écho par une branche du compas. Verticale : le personnage, elle commence au cou de l'Amour, suit son flanc droit et se poursuit dans sa cuisse et sa jambe ; il s'agit d'une colonne de lumière, qui dessine tout le corps et découpe la toile. Seconde diagonale, devant le personnage : plus ambitieuse, elle est constituée de "petites diagonales parallèles", comme des hachures. Elle est constituée des flèches, de l'ombre sur la cuisse de l'Amour, et du jeu de lumière qui relie ces deux éléments. Ôtez cette cuisse massive, présente, presque laide de l'enfant, tout s'écroule : pour moi, cette cuisse sur la table est non seulement une audace du point de vue du goût (la pose est indécente) mais une audace esthétique, ce qui est bien mieux.

Je disais que la pose de l'Amour est indécente (il est jambes écartées, sexe apparent, et nous regarde). Et je parlais des lignes de construction : celles-ci forment un triangle, dont le sexe est le centre. C'est un sexe d'enfant, certes. Mais un sexe éclairé qui est le centre de la construction. Voilà déjà un Amour un peu différent de celui du Pape.

Alors en détaillant la toile s'affirment une foule de détails, au premier abord peu apparents : L'Amour n'a pas un corps parfait, il est même un peu replet, comme si ce n'était pas un idéal qui était peint, mais le premier enfant venu. - L'Amour sourit, alors que les personnages d'inspiration religieuse sourient rarement (on n'était pas encore loin de la dispute sur la capacité du Christ à sourire). - La tête de l'Amour est inclinée comme celle d'Alexandre dans la statuaire classique, dont l'affection pour Roxane était tout aussi forte que celle qu'il portait à Héphaestion et Bagoas. - L'Amour a des cheveux où des boucles sont plus graisseuses que d'autres, tout comme lorsqu'on se réveille. - D'ailleurs, il a des cernes, et son sourire est un mélange d'ironie et de fatigue. - Ses ailes sont froissées, une des rémiges repose sur la cuisse droite, comme si l'enfant avait été dans une position dans laquelle ses ailes auraient été pliées, bousculées autout de son corps et dont il se releve juste. - Les draps sont sales.

L'esprit alors échauffé trouve d'autres choses, plus tordues, plus tentantes encore : l'archet, masculin, est posé de travers sur les deux corps aux formes rondes du violon et du luth. La branche de laurier s'érige hors du trou noir de l'armure. Le parchemin est glissé dans le rond de la couronne. Le compas serre entre ses deux jambes la branche droite de l'équerre. L'autre branche de l'équerre va entrer dans le rond noir de la partition.

Alors je me dis que cette toile à l'ambiguïté inouïe est une magnifique ode à la pédérastie. Quelque chose d'outrancier, d'énorme, pour ne pas dire d'énaurme : Caravage a peint un adolescent qu'il avait rencontré dans la rue, et avec lequel il venait juste de coucher. Sur la table. Et à cet enfant qui n'est pas idéal il a fait un cadeau magnifique : le souvenir d'une toile.

L'amour qui vainc tout serait donc celui des garçons...


Notes de Gay Cultes : on lira avec intérêt, voire avec passion, le roman biographique de Dominique Fernandez "La course à l'abîme" (Le Livre de Poche).
Article publié avec l'aimable autorisation de l'auteur.


1 commentaire:

  1. Oui sur Gay attitude avant j'y étais et je reconnais que l'on est loin de jéromeuh mais c'est un autre registre ... L'Amour et le renforcement de la fuite du mal et donc de la peur que le mal a envers le bien qui reste et qui fait fuir le mal puisqu'il n'a rien à y faire , ceci à petite échelle pour un être humain ...

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