dimanche 21 juin 2015

L'homme aux doigts d'or (2)

Résumé : à l'issue d'un récital qu'il juge raté, Paul Soubeyrand, pianiste de renom, dédicace ses disques dans le foyer d'une grande salle parisienne ; dans l'encadrement d'une porte, un jeune homme d'une grande beauté l'observe se livrant à cet exercice fastidieux.


Je pense « ce garçon est venu se faire aimer de moi ». 
Éloigner de moi ce calice pour mon salut serait de l’homme raisonnable que je m’emploie à devenir.
Non, j’attends la dernière signature, qu’il s’approche de la sainte table ; je prends ce faux-air détaché, ridicule, dont j’use quand une panique intérieure s’empare de moi, quand je sens mon cœur au bord de la convulsion, quand je tombe amoureux, – "tombe", oui, c’est le mot ! - comme ça, d’un coup ; pourquoi ?
Je prends un disque sur la pile et lui jette un regard oblique : « ? ».
- Non, merci, je voulais juste vous dire que c’est la première fois que je vais au concert, et ça m’a vachement plu.
- Vraiment ? (Mais quel est ce son qui semble venir des tréfonds, inaudible, presque ?) 
- Bon, à part le morceau avant les rappels. Là, j’y suis pas entré, j’avoue.
- Moi non plus, m’assassine-je.
Il se tait, me troue du regard comme s’il voulait me mettre à jour instantanément, découvrir dans l’instant ce qui se cache derrière l’artiste en frac qui a joué ces trucs qui lui ont « vachement plu », ce Paul Soubeyrand, dont le patronyme semble avoir été créé pour figurer sur les affiches d’un blanc écru, toujours les mêmes quel que soit le soliste, qu’on placarde au fronton des salles de concerts.
- On prend un verre ? Vous voulez bien, dites ?
Edgard, chuinte-t-il, penchant la tête, gracieux tout-à-coup...
Et mon programme alors ? Et le velouté des jeunes fesses que l’on frôle au son d’un vrai disque noir, du Schubert – Fischer Dieskau après le disco - aux premières heures du jour, après trop de gin-fizz sirotés au comptoir où se pressent les gitons peu enclins à regagner leur banlieue-dortoir, qu’un homme encore jeune « qui a la classe » mènera à un appartement « c’est hyper-grand chez toi ! » qui sera leur pour quelques heures, jamais plus, sauf à tomber sur la merveille des merveilles qui, de plus, aura déjà ouvert un livre dans sa jeune vie ?
Mais bon sang, quel sort m’a-t-il jeté pour que je bredouille « Attendez-moi, non, non, suivez-moi, ils vont fermer ; venez, oui, le temps de me changer, oui, d'accord, allons prendre un verre, euh… »
- Edgard, chuinte-t-il, penchant la tête, gracieux tout-à-coup, comme enivré de prononcer son propre prénom.
Et moi, con :
- Edgard, oui, comme Poe
Et, pas drôle :
 - Comme Edgard… Quinet !
Flop.

On n’emmène pas un Edgard dans un boui-boui, pas dans un bar à pédés : on respecte un Edgard, on ne le met pas en concurrence avec une faune d’éphèbes rivalisant de minauderies pour aguicher un trentenaire pas encore désabusé, moi.
Le bar d’un palace, voilà l’écrin rêvé pour un Edgard, mon stupide grand amour d’il y a trente minutes à peine ou déjà ! C’est inexplicable, cet embrasement, grotesque pour qui voudrait me juger avec malveillance ; je m’en fous et refuse de me contrôler.
Le bar du George V, s’il n’y a jamais mis les pieds, ne semble guère l’impressionner, où il commande sans ciller un Celebrity, marque de whisky rarissime qu’on ne peut trouver que dans ce type d’endroit.
Devant mon air circonspect il suggère :
- Essayez, Maître, c’est divin !
Il y a dans ce « Maître », dans ce « divin », une ironie salubre, la révélation d’un don de l’observation, de l’écoute, peu communs : en quelques minutes, le garçon a enregistré les tics et le toc de mon public envisonné.
J’obtempère et acquiesce au « divin » : le précieux liquide, de grand-âge, se révèle liquoreux, que l’on boit à petites gorgées, sans glace, après avoir porté un toast « à la musique » sans entrechoquer nos verres (il a décrété, arrêtant mon geste « non, vulgaire ! », c’est bien).
 (À suivre, probablement)
© Silvano Mangana - Gay Cultes 2015
 


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