J’ai connu Edgard par l’un de ces soirs de novembre où l’anthracite semble vouloir avaler les lumières de la ville, un putain de temps sale qui annonçait – je ne pouvais le prévoir – un sale temps.
J’étais alors un pianiste en vogue qui remplissait de ville en ville, de France et d’ailleurs, des salles de concerts où se pressait un public essentiellement composé de dames emperlousées à cheveux bleus, plus mélo-maniaques que mélomanes.
Peut-on massacrer Beethoven plus que je ne le fis ce soir-là ? La sonate opus 111, redoutable – mais, en 15 ans de carrière, je pensais la gravir sans encombre – n’avait jamais été à pareille fête, façon de parler. Profanée, l’ultime sonate, qui me fit penser, comme je regagnais ma loge, que, fort heureusement, Ludwig était sourdingue et ne saurait s'en retourner dans sa tombe. Le public m’avait toutefois gratifié de rappels totalement immérités, que je sanctionnai de quelques bis. Un nocturne de Chopin pour les huiles du premier rang :
divers notables, élus de la République, un sous-secrétaire d'état à je ne sais quoi... Ça, ils connaissent, pas de prise de risque. Une rhapsodie hongroise de Liszt ensuite, que je joue depuis des années, tout en automatismes, plutôt pas mal, de nature à faire résonner des bravos sonores, des « biiiiiiiiis ! », des « une autre ! » à les faire se lever en ovation debout ; si j’étais dans la pop, je dirais « standing ovation », mais je me tiens. Ah, je peux moquer ces élèves que j’accueille, au conservatoire, d’un « que vas-tu nous exécuter aujourd’hui ? ». Pour mon Beethoven, ce fut une exécution capitale.
Le pire des moments pour un concertiste (pour moi du moins), c’est d’avoir à affronter, après la messe, ces rats-de-loge empressés qui vous encensent quand vous avez joué comme un cochon, comme ce fut le cas à Gaveau ce 17 novembre 1985 où nous nous transportons.
... où je pourrai à loisir promener mes mains sur ses petites fesses en pêche... * |
Si Madeleine, ma précieuse secrétaire-habilleuse-nounou-cerbère en cas de besoin, dépiaute avec habileté la pellicule de plastique qui enveloppe l’objet, il me faut ensuite extraire le livret avec délicatesse, quand trépigne l’assemblée d’admirateurs qui m’assiège jusqu’à suffocation, chacun épiant chez son voisin une supposée velléité de dépassement par la gauche pour atteindre l’autel avant tout autre. Une ambiance de guerre civile larvée, dont les belligérants se targuent d’appartenir à une élite, celle des gens cultivés, raffinés, amateurs de la seule musique qui vaille.
Après le massacre en règle d’une sonate laissée exsangue, je n’ai qu’une envie ; un taxi, une brève halte dans ce bar de la rue Sainte Anne ou dans ce coin sombre du Palace où je ramasserai un jeunot peu farouche que j’inviterai à manger un morceau au Grand Colbert, qu'ensuite j’emmènerai chez moi où je pourrai à loisir promener mes mains sur ses petites fesses en pêche, glabres, frémissantes sous la caresse, attendant — c’est souvent — un assaut que, trop ivre, je n’aurai le pouvoir ni l’envie de donner ; non, juste l’effleurement de ma main, de mes lèvres, ce parfum enivrant pour dissiper les miasmes du Nina Ricci de mes admiratrices cacochymes.
Je signe pour Marie-Jeanne, Catherine, Xavier – tiens, une folasse ! – Edmée, – on peut encore s’appeler ainsi ? - encaisse les compliments acidulés, les petites flagorneries inhérentes à l’exercice : « Maître, c’était sublime, et ce Liszt, ce Liszt ! »
Je l’ai vu, lui, en retrait depuis le début de la cérémonie, dans l’embrasure de la porte à double battant, jaugeant, goguenard, la petite foule qui glousse autour de la table, la basse-cour.
La silhouette, altière, détonne au milieu de ces corps fatigués ployant sous la tare des ans.
Un garçon qui n’a pas atteint les vingt-cinq ans, apprécié-je, de haute taille, trop, mais rien, toutefois, d’un grand échalas, tant le maintien est celui d’un homme tout juste achevé, encore un peu gauche, mais conscient de sa beauté, enfin rassuré sur lui-même.
Je pense « ce garçon est venu se faire aimer de moi ».
À suivre (peut-être)
© Silvano Mangana - Gay Cultes 2015
La sonate opus 111, redoutable – mais, en 15 ans de carrière, je pensais la gravir sans encombre – (...) |
* Vous l'aurez remarqué, la "photo de 18 heures" (que l'on peut agrandir à loisir) est bien présente dans le billet. Je tiens à faire plaisir, aussi, à ceux qui n'aiment pas lire, peuchère, chacun ayant ses propres raisons de venir me rendre visite.
Voilà un style bien inhabituel... Envie de ruer dans les brancards ? Comme si vous attaquiez par un scherzo ! (il n'y en a même pas dans cette sonate) mais tout de même "un poco ritenuto", parce que je ne suis pas si sûr que vous ayez encore vraiment pris votre parti dans cette affaire. À voir, si c'est à suivre...
RépondreSupprimerCe n'est pas la première fois, Pierre, que vous faites preuve d'une telle acuité. Oui pour tout. Je vais essayer de... me suivre, et aussi de me surprendre ; c'est très excitant.
RépondreSupprimerOui S., à suivre nous l'espérons... ! Sur ce blog, mais peut-être un jour sous une forme plus tangible, le plaisir de caresser un beau papier, de tourner les pages, ...
RépondreSupprimerEst-ce Paul devenu grand?
RépondreSupprimerL'adulte qui a quelque peu perdu "l'enfant lumineux" qui est en lui (on le pense dans sa façon de considérer son public et le reste)? Mais dont on ne doute pas qu'il va le retrouver ou tout au moins on l'espère.
Car l'écriture est différente comme désillusionnée...comme le sont souvent les adultes qui ont perdu la connaissance de l'enfant.
Merci infiniment pour vos écrits, Silvano.
Marie
Laissez courir vos doigts, la plume, pour célébrer le romantisme et les anges qui enchantent nos vies.
RépondreSupprimerJ'aime beaucoup et attends la suite !
RépondreSupprimerJ'aime, chers lecteurs devenus amis, que vous me bousculiez ainsi : je l’espérais. Vous êtes au rendez-vous, comme je l'avais imaginé. Je ne peux plus reculer.
RépondreSupprimerComme je comprends l'artiste de vouloir en finir avec son concert tant ce qui l'attend va charmer tous ses sens et d'autre part c'est tellement vrai dans le récit et la manière cette description de l'artiste qui se rend compte qu'il n'interprète pas bien l'œuvre dont pourtant il connait tous les croche-pieds (restons un peu musical) et quelque-part il m'a juste manqué ce moment - mais il est certainement à venir dans un prochain épisode - où l'artiste passe outre son moment de dégoût -envers lui-même ou ses fans sourdauds- et joue comme il le veut pour celui qu'il veut charmer et dont il sait qu'il est présent - ah comme je vous envie de savoir tenir en haleine vos lecteurs par votre habile maniement de la plume!
RépondreSupprimerQuel régal de vous lire Silvano ! Les mots sont pesés, harmonieux et envoûtants : on est dans la peau de vos personnages!
RépondreSupprimerComme d'autres, je pense, la seule "déception" c'est le "à suivre" final.. : vivement la suite! Surtout, oubliez ce "peut-être", vous savez que nombre de lecteurs attendent à nouveau la parution régulière de vos écrits, comme Tombe Victor ! amitiés.
C'est super bien écrit, très vivant, on y est. Vivement la suite ; on compte sur vous !
RépondreSupprimerFoin de mes habituelles plaisanteries : du bel ouvrage, M'sieur !
RépondreSupprimerRoman en gestation.
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