It's hard to get by just upon a smile
Oh baby baby it's a wild world
I'll always remember you like a child, girl
La chanson de Cat Stevens tourne en boucle dans le juke-box du Milk.
La chanson de Cat Stevens tourne en boucle dans le juke-box du Milk.
Oh, ce n’est pas le Milk-Bar d’Orange mécanique, mais, à quelques pas du lycée, voici notre quartier général. S’y côtoient une foule hétéroclite de lycéens, des petits cakes de la vieille ville désireux de se mêler à ceux qui apprennent encore, quelques adultes attirés par la jeunesse comme les phalènes par les rayons du phare de la Garoupe, deux ou trois profs venus avaler un petit noir avant d’affronter l’ennemi, et des étudiants nostalgiques, déjà, conscients que leur jeunesse fout le camp et, qu’ici, on peut encore s’y arrimer avant d’entrer dans ce qu’on appelle « la vie active » synonyme de servitude, ça c'est sûr !
Poussant la porte vitrée, avant de monter à la mezzanine, le Saint des Saints où il faut être adoubé pour s’asseoir et disputer une partie de belote contrée, on doit affronter le fog, car ici, si tu ne clopes pas, tu n’es pas digne d’être un pilier ; et c’est Londres, quelle que soit, au dehors, la luminosité généreuse de nos soleils d’hiver. De même, si, à la question « ah, t’es là, toi ? », tu n’as jamais répondu « ouais, je sèche ! », tu ne mérites nulle considération.
Il faut passer devant le bar où règnent ces deux femmes, Danièle et Christiane, dont tu sais, toi, qu’elles couchent ensemble, malgré le mari de la seconde, isolé dans la réserve, la tête dans les comptes, et leurs trois gosses qui se relaient mollement pour le service ; je dis « malgré », mais il s’agit certainement d’une situation admise d’eux, d’un pacte tacite ; et c’est vachement bien accepté ici, parce que, de l’avis de tous, c'est révolutionnaire .
« Commandez en montant ! » Ici, on consomme et on doit renouveler les conso à chaque tour de petite aiguille de la pendule bien visible là-haut, au dessus des tables en bakélite noire à piètement chromé sur lesquelles s’accumulent les cafés à un franc, et on a calculé au préalable la somme nécessaire, selon le temps qu’on va passer au « temple », comme certains le désignent. Quand on a gagné la confiance des taulières, on peut « faire marquer », c’est un honneur, comme de décrocher un diplôme, une médaille, une coupe, un trophée.
Les moins de seize ans ne peuvent s’aventurer ici ; et cela même si l’on ne peut y consommer de l’alcool. Les « petits », les « seconde », se cantonnent au rez-de-chaussée qui a des airs de salle des pas perdus, juste trois tabourets, au bar, dont ils doivent dégager si un grand veut s’accouder au comptoir gris-argent. On peut concéder quelque privilège à un jeune plus vif, plus déluré que ses camarades, s’il sait crâner les mains dans les poches, se laisser taxer d’une clope, voire d’un caoua si ses vieux sont blindés. J’en protège un, le « petit Claude », sans m’avouer vraiment que mon intérêt pour lui, que je déguise en condescendance, est dû à de réels avantages physiques,à l’attrait qu’il exerce sur moi, à une sorte de fragilité qui me le rend proche, où je me reconnais. Mais ce serait déchoir que de me lier davantage : j’ai neuf mois pleins de plus que lui. Alors, je le laisse souffrir de cette distance à laquelle je m’applique, et le laisse jouir du bonheur d’être admis à ma table, là haut, à l’expresse condition qu’il ne se mêle pas de nos conversations – De Gaulle, Pompidou, Mireille Mathieu ah, ah, ah, le sexe, le sexe, et le sexe -, qu’il descende sans regimber chercher un cendrier ou commander un milk-shake les jours d’opulence parce que, avec les éclats de voix et Proud Mary à fond, nos hôtesses n’ont rien entendu.
J’ai joué mon rôle de maître tout puissant, l’autre samedi, ce jour de relâche absolu, où je l’ai vertement engueulé pour une peccadille, rien qui justifiât ma colère, juste pour voir affleurer une larme au bord de ses longs cils noirs, et jamais je n’ai eu autant envie d’embrasser quelqu’un, pauvre petite victime de cette remarque injuste, de celles qui, je le sais pour en avoir vécues, vous enfoncent un clou au creux de l’âme.
J’en connais quelques uns, parmi ceux du donjon – Danièle nous désigne ainsi-, qui eussent joui de cette cruauté assumée. Ce fut pour moi simplement cette envie de déposer un baiser sur ces lèvres encore enfantines que nul duvet ne vient ombrer encore, oh rien de plus qu’un baiser pour dire « tu n’as pas mérité ça, tu vaux mieux que moi, sans doute ».
Je me suis promis qu’après mon Bac, quand l’enfant aura grandi, qu’il aura lui aussi dix-sept ans, je lui donnerai mon amitié, et peut-être mieux.
(À suivre)
(c) Louis Arjaillès - Gay Cultes 2017
Si vous avez manqué le début : clac
Comme ce retour est bienvenu !
RépondreSupprimerEnfin ! Ça laisse entrevoir une suite captivante, bravo !
RépondreSupprimerAh, merci Silvano pour ce cadeau, et pour la chanson de Skin, aussi.
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