Longtemps, j’ai porté des culottes courtes. Été comme hiver. Jusqu’au 3 février 1968. J’ai gagné ce jour-là le droit au pantalon long et ça ne devait rien au combat que je menais depuis plusieurs mois pour l’acquérir : c’est l’hiver, exceptionnellement rigoureux, qui eut raison des dernières réticences de ma mère. La neige avait fait un raid nocturne qui avait valu à la Côte d’Azur d’ouvrir le journal télévisé de Léon Zitrone : batailles de boules de neige, à Nice, sur la Promenade des Anglais, skieurs de fond sur notre plage de la Salis, voitures paralysées sur le boulevard Foch, et l’on se racontait, au collège, des histoires de bateaux bloqués dans les eaux glacées du port, et j’avais fait croire à Jean-Paul Luciani qu’on pouvait même aller y patiner, et que oui, je savais drôlement bien patiner, d’abord, et qu’Alain Calmat, notre presque champion olympique, n’avait qu’à bien se tenir.
Un vent sournois, incisif, s’était levé au milieu de la matinée, auquel je pus être reconnaissant d’être à l’origine de la décision maternelle de me conduire sans barguigner à "L’homme Impeccable" pour m’habiller de pied en cap. Oh, je n’avais rien d’un Brummel, avec mon épais col roulé sous le duffle-coat trop grand pour moi, et le pantalon de laine grise tirebouchonnait en attendant l’ourlet qui lui donnerait une allure plus convenable. Mais, merci les bourrasques, merci les tempêtes, merci les tourbillons neigeux et tous les déchaînements que l’on voudra, je l’avais, mon pantalon !
Ma joie ne trouva aucun écho chez ma mère pour laquelle ce fut sans doute un arrachement : son petit garçon, son dernier, son préféré, passait à l’étape suivante, rejoignait la cohorte des jeunes hommes.
Elle aurait encore un répit, l’été suivant, où elle m’offrit un bermuda, trouvant, sans qu’elle le sût jamais, un allié de choix en la personne de Victor Panella qui n’aimait rien tant que de promener sa main sur mes « jambes de fille ».
Tout récemment, j’ai dû à nouveau ferrailler avec elle pour obtenir mon premier blue-jean, qu’elle s’obstine, à mon grand dam, à repasser soigneusement en marquant le pli comme on le ferait pour un pantalon de costume.
Les jeans à « pattes d’eph » (pour « pattes d’éléphant ») sont l’uniforme de ma génération, que l’on porte bien moulants, avec des chemises cintrées et des mocassins à talons compensés surmontés de grosses boucles de métal.
Je deviens plus élégant, un « minet » comme dans la chanson de Jacques Dutronc, d’autant que je donne des cours de piano et accompagne les danseuses du cours Irène Poppard, près du nouveau port de plaisance qui a pour vocation de devenir l’un des plus importants d’Europe, ce qui me permet d’agrémenter quelque peu mon ordinaire.
Je n’ai pas fait fortune pour autant, et rachète les fringues dont s’est lassé Bernard Grangier, un « terminale » chez lequel je me rends avec la trouille au ventre, car Gilles Barbieri prétend que c’est un pervers qui a un vice des plus incroyables : il collectionnerait dans de petites fioles le sperme de tous ses camarades !
À suivre)
(c) Louis Arjaillès - Gay Cultes 2017
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Le "tout récemment" pose la question de savoir à quel âge le narrateur est censé écrire ses souvenirs.Car je suppose,cher Silvano, que vous avez définitivement obtenu que votre maman ne repasse plus vos jeans. Cette incertitude sur l'époque supposée de la narration sera sans doute levée lorsqu'on lira le récit dans sa totalité.
RépondreSupprimerLudovic : dans ce deuxième volume, le narrateur a dix-sept ans. Des erreurs peuvent se glisser, que je corrigerai plus tard, comme je l'ai fait pour Tombe, Victor !
RépondreSupprimer"Longtemps,j' ai porté des culottes courtes" écrivez vous Silvano ; et vous êtes vous "couché de bonne heure" ?
RépondreSupprimerRoman : ah, vous vîtes le clin d’œil !
RépondreSupprimerMême nombre de syllabes; bien joué!
RépondreSupprimerJ'aime lire ces pages porteuses de souvenirs, de sentiments et d'anecdotes. Je ne trouve personnellement aucune incohérence dans ces aller et retours de la mémoire. Tous les jours j'ai l'occasion d'une réminiscence. Objets, couleurs, odeurs, saveurs, contacts, tout est l'occasion d'un retour vers un moment particulier, palpitation du cœur ou de l'esprit...
RépondreSupprimerMerci pour vos pages, Silvano.
Dominique
Autre temps , autres mœurs, ou autre pays , autres us , car des Ardennes Liégeoises qui me virent naitre un automne d'avant 50 , au Condroz où je passai mes années d'école primaire , la grande fierté c'était d'affronter les rigueurs des hivers en culottes courtes , en ressentant les brulures de la neige après de nombreuses descentes en traineau, la tête la première , et les jambes à l'air! Quant aux jeans, ils étaient bannis de nos valises de pensionnaires car trop ciblés vêtements de vachers, juste bons à finir en loques dès que la saleté ne permettait plus de les porter! Est il besoin de dire que je partage le sentiment si bien exprimé par "minidok" !
RépondreSupprimerJoseph, vous devriez également tenir un blog : la relation des évènements de votre époque est tout aussi intéressante.
RépondreSupprimerDominique, c'est moi qui vous remercie.
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