lundi 24 janvier 2022

"Mon amant de Saint-Jean" | Episode 12 : La Gleizes

... accomplir le désir qui les tourmentait.
Résumé
Au cours de l'été 1937, à St Jean, Aveyron, deux adolescents, amis d'enfance, voient leurs sentiments évoluer vers ce que l'on qualifie alors d'innommable. Dans ce petit bourg de la France dite profonde où les potins malveillants vont bon train, ce type de relation dépasse l'entendement des villageois. Les deux garçons doivent apprendre à dissimuler leur amour et à vivre dans la crainte que leur relation ne soit révélée. Par bonheur, ils peuvent compter sur la complicité amicale d'un vieil homme, M. Jacob, jugé "excentrique" dans le pays et de Clément, un garçon de leur âge victime d'une affection de la peau qui lui vaut d'être ostracisé par ses congénères. La maison de Jacob, sur les hauteurs du village est l'unique refuge du malheureux Clément. C'est entre ses murs complices que Claude, le narrateur, et Jeannot ont pu pour la première fois accomplir le désir qui les tourmentait. Un autre personnage va entrer en scène.

 
  Elle était arrivée à Saint-Jean peu de temps après la grande guerre ; une belle jeune femme en ce temps-là, de celles qui mettent le feu aux sens des jeunes hommes que le désir tenaille.
« La Solange » ou « La Gleizes » : les bonnes âmes du village n’avaient d’autre nom pour désigner cette petite femme devenue grassouillette, sale, enlaidie par les infortunes d’une vie dont nul n’avait pu percer le mystère, ce qui donnait lieu, dans le bourg, à de multiples supputations.
L’auteur de ce récit, après une minutieuse enquête, peut révéler ce qu’il a appris : les âmes méchantes auraient pu tout aussi bien l’affubler du surnom de « mère de personne », car la jeune femme avait fauté à Montpellier avec un sous-officier parisien de passage du nom de Darcy dont je sais seulement aujourd’hui qu’il était employé du Métropolitain.
L’homme l’avait engrossée en aussi peu de temps qu’il mit à disparaître. Solange était alors employée de maison chez de riches commerçants de la rue Saint-Guilhem, lesquels l’avaient chassée dès que fut constaté son état.
On croit que ça n’arrive que dans les mélodrames les plus convenus, mais elle abandonna le nouveau-né, un soir de juin 1918 dans l’entrée de l’Hôtel-Dieu Saint-Éloi.
On ne sait pas, cependant, comment elle trouva refuge à Saint-Jean, fuyant peut-être au hasard des chemins ce qu’elle avait eu à subir.
Au village, elle subsistait petitement, s’offrant à rempailler les chaises, à réparer les paniers d’osier maltraités et autres vanneries ; pour elle, la grande affaire fut de rajeunir les sièges du troquet baptisé pompeusement Grand Café Pichon : la fortune ! Chez le bistrotier, elle venait se fournir en bouteilles consignées de cette piquette dont le moins exigeant des ivrognes n'aurait pas voulu.  
Quand de quelques sous s’améliorait l’ordinaire, on pouvait la voir traîner à pas d’heure dans les sombres venelles, enivrée de vinasse, autour de la bicoque où elle avait élu domicile, une maison de pierres grêlées abandonnée depuis des lustres dont personne n’avait jusqu’à présent revendiqué la propriété.
À l’instar de Clément Chaumard, les gamins de Saint-Jean – car les gosses disent tout haut ce dont se repaissent les parents dans l’intimité du foyer – avaient pour jeu favori de la pourchasser de leurs quolibets. Mais aucun n’aurait pris le risque de lui lancer le moindre gravillon, par crainte d’une réaction imprévisible de cette femme que l’on supposait méchante et sans doute atteinte de démence.
  Le seul villageois qui manifestait à Solange un peu de bienveillance était Auguste Delmas, ce berger dont j’admirais la haute stature et le pouvoir qu’il avait sur un cheptel qu’il dirigeait de la voix ou de coups de sifflets qui résonnaient dans toute la vallée. Je savais, à l’oreille, repérer où il avait mené paître le troupeau, en des prairies judicieusement choisies pour offrir aux gourmands ovidés de somptueux festins d’herbe grasse tandis que chèvres et boucs se délectaient, périlleusement parfois, de ronces et des branchages tout au long de la sortie quotidienne.
 De Delmas, on disait « c’est un vieux garçon » car il semblait avoir atteint la trentaine et c’est bien vieux quand on n’a pas encore convolé, même si l’on dit chez nous que chaque pot finit par trouver son couvercle.
Je n’aimais guère cette habitude qu’avaient les gens d’ici de faire précéder les prénoms d’un article qui, selon moi, les ramenaient à l’état d’objet. Ils avaient ainsi relevé que « l’Auguste », sortant un matin de la bergerie, avait parlé avec « la Solange, vous rendez-vous compte ? », qu’il recruta ensuite pour la tonte, opération réservée de tout temps aux femmes. On y procédait au printemps –Jeannot, toujours facétieux, disait que ça permettait aux bêtes de sortir l’été en petite tenue pour affronter les grosses chaleurs.
Un jour advint ce qui devait arriver. 
(À suivre) 
©  Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022  
Photo : Alessandro Pierozan & René Máximo par Gianfranco Briceño

5 commentaires:

  1. Je constate que vous êtes lâché par vos commentateurs habituels. S'il n'en reste qu'un... C'est pourtant de plus en plus passionnant.
    Surtout, continuez !

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  2. "Un jour advint ce qui devait arriver. " , cela fait 2 jours que je me demande
    qu'elle sera la suite , ce suspens est insoutenable , je n'en dors plus , j’échafaude mille scénarios . On peut avoir un indice ? SVP Sylvano . Merci .

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  3. Pardonnez moi, mais vous faites erreur, Antoine...simplement, nous réfléchissons ;)
    Mon attention est totale et, évidemment, bienveillante.

    Lorsque vous nous avez offert "Tombe Victor" sous cette forme de feuilleton, Silvano, vous aviez laissé à notre disposition, sur la colonne de droite, une rubrique qui nous permettait de retrouver les épisodes précédents. J'aimais m'y replonger pour faire lien ou me remémorer certains passages. Pourriez vous revenir sur votre décision de ne pas laisser à notre disposition les écrits précédents et nous permettre cette facilité.
    Je comprendrais aisément que vous ne le souhaitiez pas. Vous êtes le parfait maitre de votre blog ;)

    Marie

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  4. uvdp : un indice ? Je n'en ai pas moi-même : plus exactement, je compte prendre quelques détours. Savez-vous que j'écris en "flux tendu", semaine après semaine ?

    Marie : je suis désolé ; j'ai des raisons que je ne veux expliquer ici.

    Merci pour vos commentaires.
    Rassuré, Antoine ?

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  5. On se calme les impatients ! Bien sûr le suspens est insoutenable mais n'oublions pas qu'il s'agit d'un "work in progress" comme on dit en bon français!

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