(...) cette mélancolie qui l'assaille... |
Hiver 1937
L'action se déroule à présent à Neuf-Brisach (Alsace) où Jean Renoir, ses acteurs et l'équipe technique tournent les derniers plans de La grande illusion, ce qui suscite un grand émoi dans la cité fortifiée. Le jeune Roland Sieffert, sensible inconsciemment aux attraits d'une autre Roland, étudiant plus âgé de la petite ville, est abordé par Guillaume, un comédien d'une trentaine d'années qui fait partie de la distribution, lequel le soumet à des questions sur son existence qui le troublent.
« Tu as une amoureuse, bien sûr ? » Comment a-t-il su
appuyer là où le bât blesse ? La question de l’acteur n’était certes pas innocente.
Le jeune Sieffert est peu averti, encore, des choses de la vie. Il n’a pas vu
le regard avide que le comédien a laissé errer sur lui tout au long de la
conversation, pas compris que la manière dont l’homme l’avait abordé n’avait
rien de fortuit, qu’il l'avait repéré. D’amoureuse, Roland n’en a pas, dont l’objet
des premiers désirs, mal définis encore, est l’autre Roland, le vaillant, le
fier, le beau, l’incroyable Quirin-l’étudiant, qui, lorsqu’il lui adresse la
parole, sème le trouble dans son jeune cœur.
Il lui faut lutter contre cette inavouable inclination. Il faudra s’intégrer à
la masse, être comme Bruno qui salive en évoquant les nichons de la nouvelle
vendeuse de la mercerie Gruss, comme Fairbanks, quand il enlace sur l’écran du
Colisée Mary Pickford ; comme eux tous, oui ! Ne plus jamais rencontrer l’artiste,
éviter un nouvel interrogatoire dont il perçoit confusément l’orientation, la
malignité. Il s’y était refusé jusqu’alors, mais il rejoindra Walter et la
bande, quand, cachés des regards à la nuit tombée sous le porche de la ferronnerie
close, ils détaillent, lampe-torche en main, le catalogue de dessous féminins
subtilisé à la sœur aînée en se massant l’entrejambe avec gourmandise. Il
vaincra sa répulsion, il va se dissoudre dans le moule, il répondra, enfin
aimable, aux soupirs énamourés de Mathilde, la fille du pasteur, qui le
dévisage avec insistance quand il prend place avec les hommes au temple, le
dimanche, de ce regard pesant qui le recroqueville sur son banc. Il s’efforcera d’aimer
une femme et se mariera, plus tard, quand il aura un métier. Il sera tout le
monde. Il fuira l’autre Roland, n’aura plus, la nuit, ces innommables pensées
de lui qui souillent les draps, qui créent la honte à l’idée que sa mère les
lavera, même si, armé d’une éponge, il s’échine, peine perdue, à en dissimuler
les traces. Il s’oubliera dans les livres, sera un étudiant modèle, s’astreindra
à ces exercices physiques qu’il a jusqu’alors dédaignés. Il fera semblant de
rire des facéties graveleuses de ses camarades ; il rira plus fort, tiens !
Il luttera sans cesse contre cette mélancolie qui l’assaille aujourd’hui ;
il l’enfouira aux tréfonds de son être. Il ne pleurera plus jamais comme une
fille quand Joseph, l’organiste, joue un Choral de Bach, ne humera plus jamais
les fleurs qui s’épanouissent au printemps dans le jardin du presbytère. On l’appellera
en temps voulu au service militaire, il obéira aux ordres, il se coulera dans
le moule qui produit les mêmes virilités. Il sera un homme comme les autres.
(À suivre)
© Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022
Se convaincre soi-même de détester sa propre réalité pour être comme les autres, est-ce que les jeunes gays échapperont un jour à cette malédiction ? je crains hélas que votre beau récit ne soit qu'historique.
RépondreSupprimer¡Cuán retratado me siento, en este texto, en mi angustiosa etapa adolescente!
RépondreSupprimerPero, afortunadamente, durante el servicio militar vi la luz.
Quel bel épisode, que de souvenirs douloureux. Je dus passer par une psychanalyse pour mettre fin à ce double jeux, à ce mensonge dvenu insupportable, et enfin vivre mon identité, ma vie. J'avais vingt-huit ans, que de temps perdu qui ne se rattrape jamais, quel gâchis!
RépondreSupprimerMerci Sylvano.
Erratum
RépondreSupprimerne soit pas qu'historique
"Il sera tout le monde." Très belle façon concise d'écrire que Roland ne sera personne. Deux cas me sont connus de mariage de la sorte, l'un voulu et heureux, l'autre désastreux.
RépondreSupprimerLudovic a raison.
Beau printemps, cher Silvano.
Très beau texte dont le rythme nous emporte avec lui dans la désespérante tristesse résignée de ce tout jeune homme.
RépondreSupprimerMarie
Quel beau texte, dans sa sobriété. Il a une portée universelle et beaucoup de personnes pourront s'y retrouver... en tout cas, ça m'émeut beaucoup... (moi aussi, un jour, j'ai décidé d'être comme tout le monde, tellement le regard des autres me faisait peur... ce n'était pas le même genre de pression sociale (quand on est une jeune fille, les critères d'identité de groupe ne sont pas les mêmes) mais c'est tout aussi pesant.
RépondreSupprimerPivoine.
@Pivoine et Marie : comme ce fut le cas pour le premier roman, les avis féminins me sont précieux. Merci.
RépondreSupprimer@Ludovic : j'avais bien compris.
@Eric D : j'eus la chance de pouvoir m'affirmer très tôt sans trop de problèmes. Mais j'ai connu beaucoup de garçons dans votre cas et comprends la douleur ressentie. C'est d'ailleurs en pensant à l'un d'eux que j'ai écrit ce texte.