lundi 21 mars 2022

"Mon amant de Saint-Jean" | Chapitre II | Épisode 3 : Un homme comme les autres

(...) cette mélancolie qui l'assaille...
Résumé

Hiver 1937
L'action se déroule à présent à Neuf-Brisach (Alsace) où Jean Renoir, ses acteurs et l'équipe technique tournent les derniers plans de La grande illusion, ce qui suscite un grand émoi dans la cité fortifiée. Le jeune Roland Sieffert, sensible inconsciemment aux attraits d'une autre Roland, étudiant plus âgé de la petite ville, est abordé par Guillaume, un comédien d'une trentaine d'années qui fait partie de la distribution, lequel le soumet à des questions sur son existence qui le troublent.

 




  « Tu as une amoureuse, bien sûr ? » Comment a-t-il su appuyer là où le bât blesse ? La question de l’acteur n’était certes pas innocente. Le jeune Sieffert est peu averti, encore, des choses de la vie. Il n’a pas vu le regard avide que le comédien a laissé errer sur lui tout au long de la conversation, pas compris que la manière dont l’homme l’avait abordé n’avait rien de fortuit, qu’il l'avait repéré. D’amoureuse, Roland n’en a pas, dont l’objet des premiers désirs, mal définis encore, est l’autre Roland, le vaillant, le fier, le beau, l’incroyable Quirin-l’étudiant, qui, lorsqu’il lui adresse la parole, sème le trouble dans son jeune cœur.
Il lui faut lutter contre cette inavouable inclination. Il faudra s’intégrer à la masse, être comme Bruno qui salive en évoquant les nichons de la nouvelle vendeuse de la mercerie Gruss, comme Fairbanks, quand il enlace sur l’écran du Colisée Mary Pickford ; comme eux tous, oui ! Ne plus jamais rencontrer l’artiste, éviter un nouvel interrogatoire dont il perçoit confusément l’orientation, la malignité. Il s’y était refusé jusqu’alors, mais il rejoindra Walter et la bande, quand, cachés des regards à la nuit tombée sous le porche de la ferronnerie close, ils détaillent, lampe-torche en main, le catalogue de dessous féminins subtilisé à la sœur aînée en se massant l’entrejambe avec gourmandise. Il vaincra sa répulsion, il va se dissoudre dans le moule, il répondra, enfin aimable, aux soupirs énamourés de Mathilde, la fille du pasteur, qui le dévisage avec insistance quand il prend place avec les hommes au temple, le dimanche, de ce regard pesant qui le recroqueville sur son banc. Il s’efforcera d’aimer une femme et se mariera, plus tard, quand il aura un métier. Il sera tout le monde. Il fuira l’autre Roland, n’aura plus, la nuit, ces innommables pensées de lui qui souillent les draps, qui créent la honte à l’idée que sa mère les lavera, même si, armé d’une éponge, il s’échine, peine perdue, à en dissimuler les traces. Il s’oubliera dans les livres, sera un étudiant modèle, s’astreindra à ces exercices physiques qu’il a jusqu’alors dédaignés. Il fera semblant de rire des facéties graveleuses de ses camarades ; il rira plus fort, tiens ! Il luttera sans cesse contre cette mélancolie qui l’assaille aujourd’hui ; il l’enfouira aux tréfonds de son être. Il ne pleurera plus jamais comme une fille quand Joseph, l’organiste, joue un Choral de Bach, ne humera plus jamais les fleurs qui s’épanouissent au printemps dans le jardin du presbytère. On l’appellera en temps voulu au service militaire, il obéira aux ordres, il se coulera dans le moule qui produit les mêmes virilités. Il sera un homme comme les autres.  
(À suivre) 
©  Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022 

8 commentaires:

  1. Se convaincre soi-même de détester sa propre réalité pour être comme les autres, est-ce que les jeunes gays échapperont un jour à cette malédiction ? je crains hélas que votre beau récit ne soit qu'historique.

    RépondreSupprimer
  2. ¡Cuán retratado me siento, en este texto, en mi angustiosa etapa adolescente!
    Pero, afortunadamente, durante el servicio militar vi la luz.

    RépondreSupprimer
  3. Quel bel épisode, que de souvenirs douloureux. Je dus passer par une psychanalyse pour mettre fin à ce double jeux, à ce mensonge dvenu insupportable, et enfin vivre mon identité, ma vie. J'avais vingt-huit ans, que de temps perdu qui ne se rattrape jamais, quel gâchis!
    Merci Sylvano.

    RépondreSupprimer
  4. Erratum
    ne soit pas qu'historique

    RépondreSupprimer
  5. "Il sera tout le monde." Très belle façon concise d'écrire que Roland ne sera personne. Deux cas me sont connus de mariage de la sorte, l'un voulu et heureux, l'autre désastreux.
    Ludovic a raison.
    Beau printemps, cher Silvano.

    RépondreSupprimer
  6. Très beau texte dont le rythme nous emporte avec lui dans la désespérante tristesse résignée de ce tout jeune homme.
    Marie

    RépondreSupprimer
  7. Quel beau texte, dans sa sobriété. Il a une portée universelle et beaucoup de personnes pourront s'y retrouver... en tout cas, ça m'émeut beaucoup... (moi aussi, un jour, j'ai décidé d'être comme tout le monde, tellement le regard des autres me faisait peur... ce n'était pas le même genre de pression sociale (quand on est une jeune fille, les critères d'identité de groupe ne sont pas les mêmes) mais c'est tout aussi pesant.

    Pivoine.

    RépondreSupprimer
  8. @Pivoine et Marie : comme ce fut le cas pour le premier roman, les avis féminins me sont précieux. Merci.
    @Ludovic : j'avais bien compris.
    @Eric D : j'eus la chance de pouvoir m'affirmer très tôt sans trop de problèmes. Mais j'ai connu beaucoup de garçons dans votre cas et comprends la douleur ressentie. C'est d'ailleurs en pensant à l'un d'eux que j'ai écrit ce texte.

    RépondreSupprimer

Bonjour. Ce blog rédigé bénévolement ne fait pas partie de ces réseaux "sociaux" où, sous couvert d'anonymat, on vient déverser ses petites ou grosses haines. Les commentaires "ronchons" ou égrillards ne sont pas publiés, de même que ceux dont le pseudo contient un lien menant vers un blog ou site pornographique. Signez d'un pseudo si vous voulez, sans en changer, de façon à ce que nous puissions sympathiser, merci !