(...) cette image d'homme nu... |
Résumé
Hiver 1937
De l'Aveyron, où Claude et Jeannot, deux adolescents, vont vivre clandestinement une passion qualifiée de "coupable", nous sommes partis vers Neuf-Brisach, Alsace, quelques mois plus tôt, où nous avons fait la connaissance de Roland Sieffert, 16 ans, fils d'instituteur troublé par l'attrait qu'exerce sur lui un étudiant plus âgé, un autre Roland (Quirin), athlétique, sportif et "bon chrétien".
Grand émoi dans la ville où a débarqué une armada de techniciens et vedettes du cinéma. Parmi eux, Jean Gabin, Pierre Fresnay et Eric von Stroheim. Sur l'autre rive du Rhin, de jeunes allemands, autrefois amicaux, narguent les jeunes alsaciens. L'avènement du troisième Reich a quelque peu changé la manière dont ils pratiquent les activités de plein air.
Quand il pleut par ici,
ce n’est jamais petitement. Le déluge s’est abattu toute la semaine sur la cité
fortifiée, profanant de ses flèches la ville enneigée pour faire place
à cette satanée gadoue qui vous colle aux souliers. Les "cinématographistes",
tels que les désignent la vieille Keller, ont dû replier leur matériel et
attendre une accalmie dans l'unique hôtel de la ville et dans ceux des environs, quelques-uns
trouvant refuge chez l’habitant. Un soleil balbutiant est enfin sorti de sa retraite
jeudi après-midi et l’on a vu la cité s’animer à nouveau. Les figurants ont été
convoqués pour tourner samedi et dimanche. « Ces gens-là, c’est vraiment
des saltimbanques, ça n’a ni foi ni loi, ont commenté les commères. Travailler
le jour du Seigneur n’est pas pour les déranger. » Les quelques rayons
retrouvés n’ont pas suffi à réchauffer l’atmosphère glaciale du plein hiver. Le
jeune Sieffert, fils de cet instituteur mécréant que tous, pourtant,
respectent, car détenteur du savoir, a croisé tout à l’heure sur le chemin de
la boulangerie les Parisiens heureux de mettre un terme à ces trois jours de désœuvrement.
Parmi eux, un acteur inconnu de lui qui l’a abordé sourire aux lèvres. Emmitouflé
dans une pelisse en peau de bête – du loup, s’est demandé l’adolescent ? –,
blond et bien bâti, d’emblée sympathique, l’homme a posé maintes questions sur
la ville et ses environs. Enfiévré, Roland lui fait part de sa passion pour le
cinéma et des interrogations qui l’assaillent depuis l’arrivée de l’équipe, sur
les acteurs, la technique, le déroulement d’un tournage et sur le métier de
comédien. Loin d’en être irrité, Hugues (ainsi s’était-il présenté) s’est fait un
devoir de satisfaire la curiosité de son jeune interlocuteur : il joue un
rôle, « secondaire » a-t-il précisé avec modestie, dans ce film qui s’intitulera
La grande illusion dont on tourne ici les dernières scènes en
extérieurs, après celles « mises en boîte » dans la forteresse du
Haut-Koenigsbourg, celle-là même que Roland a visitée l’année dernière avec sa
classe. Auparavant, les scènes d’intérieurs ont été réalisées à Billancourt,
non loin de Paris, où il habite et jouera bientôt au théâtre de l'Odéon, juste après
la fin du tournage de ce film mis en scène par un grand monsieur du cinéma
nommé Jean Renoir, auquel il voue une ardente admiration. À la description qu’il
en a fait, Sieffert a reconnu le gros monsieur qui a fait son apparition, l’autre
jour, aux côtés de Von Stroheim. L’acteur et le collégien sont assis à présent sur un banc encore humide de la
Place d’Armes et conversent comme de vieux amis. La discussion prend un tour plus intime quand Hugues interroge Roland sur ses
amitiés et lui fait venir le rouge aux joues quand il demande :
— Tu as une amoureuse,
bien sûr ?
Oh, cette envie subite de prendre la fuite ! Que répondre ? Confier à un
inconnu que son cœur bat pour Quirin ? Dire qu’il n’a jamais le moindre
regard pour l’une des amies de Danièle, sa sœur aînée ? Confier à un inconnu
ses tourments ? Avouer qu’entre deux pages de son journal il conserve
cette image d’homme nu découpée dans ce livre d’art qu’il a prétendu avoir
égaré ?
La question de l’acteur n’est pas innocente. Il perçoit le trouble qu’elle a
provoqué. Il tente de le dissiper :
— Je suis stupide, tu es si jeune... Tu as bien le temps, n’est-ce pas ?
Roland lui sait gré de sa réaction.
— Je dois partir, Monsieur. Ma mère attend le pain.
Il se lève précipitamment, bredouille un au revoir et quitte le comédien en s’efforçant
d’adopter une démarche assurée sans glisser sur le sol boueux. Surtout rester indifférent
au regard de l’homme dans son dos, être aussi solide qu’il le peut.
Quitte à se cloîtrer dans le giron familial jusqu’au départ des gens du cinéma, Roland a pris sa détermination : il fera tout pour éviter de croiser à nouveau le Parisien.
(À suivre)
© Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022
Ah! Les amours interdites! Difficiles à avouer, surtout si l'être aimé est hétérosexuel.
RépondreSupprimerMerci de ces belles pages, cher Silvano.
Belle journée.
Changement de lieu, de temps, de ton.
RépondreSupprimerJ'aime beaucoup, Silvano. Vous guidez mon intérêt, alors, en confiance, je vous suis.
Marie