(...) les murs grisâtres s’illuminaient d’un amour naissant... |
Nous nous sommes transportés à Neuf-Brisach, Alsace, où, au cours de l'hiver 1937, se sont tournées quelques scènes du film de Jean Renoir La grande illusion. Là, Roland Sieffert, 16 ans, fils d'un instituteur, est la proie d'une attirance vers un étudiant plus âgé. Soumis à un interrogatoire équivoque par un acteur de second plan du film, l'adolescent, bien qu'inexpérimenté, est convaincu qu'il va devoir jouer de faux-semblants pour dissimuler ses penchants et entrevoit l'avenir avec pessimisme. Il confie ses tourments par une lettre maladroite adressée à un garçon plus âgé avec lequel se sont noués des liens amicaux lors d'une réunion des scouts unionistes de France. Marcel, son correspondant régulier reçoit le courrier de son jeune protégé.
Montpellier, mars 1937
« Ah, ça, c’est la meilleure de l’année, hein, Dédé : le
petit alsacien est du bâtiment ! »
Des traits de caractère de Marcel Fabre, le sens de l’humour n’est pas le
moindre. Il s’est convaincu que la dérision, y compris quand il l’exerce vis-à-vis
de lui-même, permet d’affronter plus sereinement les aléas de l’existence. Ainsi
ne s’émeut-il de rien. En apparence du moins, car le futur docteur en
pharmacie n’est pas dénué de sensibilité, même s’il déclare « faire jeu de
tout boa ». André Foulques, avec lequel il entretient une liaison aussi
discrète qu'illicite, ne s’y est pas encore fait :
— C’est comme ça que tu accueilles sa lettre ? Tu ne vois pas que c’est un
SOS, que ce garçon a besoin de ton aide ? Il est jeune et n’a certes pas la
chance de vivre comme nous sa différence presque au grand jour, n’a pas les
facilités que nous avons, toi, d’être le fils Fabre – jusqu’à ce que ton
paternel découvre ta double vie, hein ?! – et moi, d’être un artiste, un
saltimbanque, dans un milieu où la chose est plus répandue ! N’empêche, je
persiste à le craindre, que ton insouciance nous attirera un jour de sacrés
ennuis. Je te rappelle qu’à Palavas, en août, quand tu t’es mis en tête de te
mettre nu à la vue des baigneurs, on a bien failli se prendre la dérouillée du
siècle ! Heureusement que j’ai fait fuir la bande de marlous qui voulaient
en découdre ! Marcel, mon ami, tu dois répondre à ce môme, le rassurer autant
que possible.
— André, je doute que mes pleins et mes déliés et ma plus belle encre violette
parviennent à irriguer ses artères toutes neuves à une telle distance ; il
est là-bas, au bout du monde, à un jet de pierre des boches, qui plus est ;
il y a des contrées plus favorables, de ce que j’en sais.
— Il a simplement besoin de savoir qu’il n’est pas seul au monde, il te fait l’honneur
de se confier, il te voit comme un grand frère, tu ne peux pas te dérober !
— Tu as raison, bien sûr, je vais lui répondre par un courrier moins sibyllin
que le sien. Si ça peut le rassurer, tant mieux, mais j’en doute. Je ne veux
pas me dire que j’ai fait ma bonne action et stop ! Je fais l’idiot, mais
j’ai bien conscience de ma responsabilité, figure-toi !
— Là, tu me plais ! Viens m’embrasser.
Marcel a répondu à la lettre du petit alsacien malheureux par un
courrier qui a fait l’objet de multiples brouillons. Moins abscons que celui de son jeune camarade, son libelle n’a rien caché de ce qu’il est, de l’amour
partagé avec André, relatant leur rencontre, manifestant néanmoins sa
compréhension des craintes de l’adolescent, lui exprimant son assentiment quant
aux simulacres auxquels il devrait se prêter dans un tel environnement, lui
faisant part de son fraternel soutien. Glissant l’enveloppe dans la boîte de la
poste de la rue Rondelet en cette maussade matinée de février, il ignore qu’ici prend
fin la correspondance avec celui pour lequel il éprouve une véritable
affection.
André Foulques et Marcel Fabre s’étaient rencontrés deux ans
auparavant au promenoir de l’Odéon, là où les hommes à hommes se jaugent, se flairent, s'apprécient sous le faisceau lumineux du projecteur avant de trouver la hardiesse de se rapprocher, mais André
n’avait que faire des frôlements, des brèves extases clandestines ; il
cherchait l’amour, le vrai, le seul, qu’il voulait faire avec un garçon qui lui
plaise vraiment, totalement. Les mêmes dispositions animaient Marcel,
lequel disposait d’une chambre mansardée dans un immeuble décati proche du Grand
Théâtre où il ne souhaitait accueillir que l'homme exceptionnel. Bien avant le cinéma, ils s’étaient longuement observés, un soir, dans les jardins du Peyrou, sans oser aller
plus loin. La rencontre dans la salle obscure ne pouvait être le
fruit du hasard. C’est Marcel, l’impétueux Marcel, qui avait saisi la main du
beau jeune homme brun qu’il convoitait et l’avait entraîné à l’air libre. Le
charme, le bagout, l’humour, le sourire ravageur du potard (c’était le
sobriquet qui désignait les étudiants en pharmacie) avaient vaincu les
dernières réticences d’André qui s’était laissé conduire jusqu’au pigeonnier de
la rue du Cheval blanc, juste derrière le Grand Théâtre construit sur les plans
de Charles Garnier, ce même
théâtre où Foulques exerçait un indiscutable talent : tout frais
émoulu de l’école des beaux-arts, c’est lui qui brossait les décors des pièces,
des opéras et des ballets qu’on y présentait pendant la saison. L’escalier qui
menait au faîte de l’immeuble fut gravi quatre à quatre, dans un silence entrecoupé
d’éclats de rire étouffés à grand-peine. Ce fut une fête, une nuit étoilée, ce
fut une succession d’étreintes animales – ah, pouvoir étancher enfin cette soif
de sexe qui les tenaillait tous deux depuis toujours ! – ce furent les retrouvailles de deux êtres qui
ne se connaissaient pas jusqu’alors tout en se reconnaissant. La chambrette n’avait
jamais connu pareils débordements, dont la fonction jusqu’ici était d’être vouée
à l’effort intellectuel, à la lecture d’ouvrages fastidieux, à la compilation
méthodique des polycopiés ; au sommeil, enfin, quand, à bout de forces, l’étudiant
s’affalait sur le lit sans même prendre le temps d’ôter ses vêtements. Alain Fabre,
son père, négociant en vins et spiritueux très estimé dans la région, couvrait
sans rechigner les frais de location de ces douze mètres carrés, car son aîné,
brillant, peu réticent à l’effort, méritait d’échapper au tumulte d’une
maisonnée où piaillaient les rejetons d’une nombreuse couvée. Pouvait-il se
douter que, dorénavant, les murs grisâtres s’illuminaient d’un amour naissant
qui s’accomplissait en effusions que les mœurs de ce temps condamnaient ? Par
chance, Marcel occupait seul ce dernier étage, ce qui n’empêchait pas que d’infinies
précautions fussent de rigueur pour y accéder ; ainsi fut mis en place un
strict modus vivendi auquel le fougueux Marcel eut quelque mal à s’astreindre,
bien qu’il l’ait lui-même décrété. Les fous rires, les jappements de plaisir quand ce n’étaient
pas les hurlements furent proscrits, mais le jeu en valait bien
la chandelle. Au printemps, les deux
amants firent la connaissance d’un homme peu ordinaire qui devait contribuer à
les unir plus encore.
(À suivre)
© Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022
(...) quand tu t’es mis en tête de te mettre nu à la vue des baigneurs... |
3 questions :
RépondreSupprimer1/ boa = garçon ?
2/ vous êtes sûr que les plans sont de Garnier ?
3/ l'homme peu ordinaire , c'est Jacob ?
Dans cet épisode je relève une phrase qui laisse présager que Roland n'est pas au bout de ses tourments.
RépondreSupprimerDes larmes en perspectives pour le lecteur sensible ??? Demian
uvdp : 1/ bien vu !
RépondreSupprimer2/non, et pour cause : si les Montpelliérains aiment dire que c'est Garnier, il s'agit en fait de l'un de ses élèves, Joseph-Marie Cassien-Bernard, que vous trouverez sur Wikipédia.
3/n'allez pas plus vite que moi. En tout cas, vous suivez et ça me fait plaisir.
Demian : nous retrouverons Roland un peu plus tard, voire au-delà.
C'est un vrai bonheur de suivre ce roman choral chaque semaine. Merci à vous.
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