Une "affaire de mœurs" a défrayé la chronique locale en septembre de l'année 1937. Claude et Jean, les deux jeunes amants de Saint-Jean, craignent que leur liaison ne soit découverte. Ils savent qu'il leur faudra quitter le pays le plus tôt possible. La poursuite de leurs études pourrait être le prétexte idéal pour fuir cet environnement étriqué.
Encore faut-il que leurs parents acceptent cet éloignement.
Sur Saint-Jean
pleuvaient tes larmes, Jean Goupil.
Étaient-ce tes pleurs, était-ce la pluie ? Les deux ? Je n’avais eu à
connaître jusqu’alors que tes éclats de rire, tes couinements annonciateurs du
plaisir, tes embardées vocales quand tu chantais, tes éructations comiques et ces
grimaces qui déformaient atrocement ton beau visage quand tu étais d’humeur
burlesque.
Le front contre la vitre, agenouillé
sur la banquette arrière du car de Millau, je te voyais chanceler ; un point
de côté, ta main sur la hanche, le souffle coupé d’avoir couru jusqu’au dernier
virage. Et moi, je n’arrivais pas à pleurer. Je t’avais souri en hurlant mille
fois « À bientôt ! ».
Et, j’aurais voulu le crier, « Tu es mon ami, tu
es mon amour, tu es mon frère ».
Tout s’était décidé si vite. Une lettre
de maman à l’oncle Octave et la réponse, arrivée peu de temps après, généreuse, paternelle presque. À ma joie de partir
enfin se mêlaient mes regrets de quitter Saint-Jean sans lui. Il avait entrepris
vainement de convaincre Gilles Goupil, son père, que lui aussi, comme le fils Bertrand, pouvait viser plus haut, atteindre un autre niveau. « Tu prendras ma suite,
tu es assez instruit maintenant. Et puis tu tiendras le livre de comptes. La
mère Maffre ne tiendra plus longtemps ; elle a bien le droit d’arrêter, à son
âge ! » Dérisoires furent son plaidoyer, ses plaintes, sa colère, auxquels répondirent les coups de
ceinture. Son désarroi et ses sanglots dans mes bras au petit jour imprègneraient à jamais ma mémoire.
Ma mère avait joint à sa lettre une
rédaction qui m’avait valu un neuf sur dix et neuf sur dix, pour une rédac’, de
mémoire d’homme, au village, jamais on avait vu ça !
Mon grand-oncle avait répondu qu’il m’hébergerait dans la grande maison de
Montpellier et veillerait sur mes études ; il interviendrait pour que j’entre
en première à « Clemenceau » où je préparerais mon baccalauréat.
Ensuite, avait-il écrit, je ferais mes humanités à la faculté. C’était tout ce que je voulais, une
chance, c’était mon but et ce serait sans lui. J’étais divisé, déchiré,
éparpillé. Il avait dit « N’hésite pas, tu dois partir ! » et avec
sagesse « Tu sais, on aurait fini par nous découvrir, on nous aurait fait
du mal. Le rêve que tu m’as raconté aurait pu être… » et j’ai formulé le « prémonitoire »
qui était resté sur le seuil de sa pensée.
« Et puis je te
rejoindrai, tu sais, je me démerderai, je pourrai sans doute aller chez l’un
des amis d’Étienne et si je ne peux pas étudier, je travaillerai. »
avait-il ajouté, faussement enjoué.
Sous les trombes d’eau qui saluaient
tristement mon départ, à côté d’un vieux paysan nanti d’un panier d’osier où
caquetait une poule, dans cet autocar d’un autre âge qui hoquetait dans les
montées et faisait entendre un sifflement lugubre en dévalant les pentes comme
si ses freins allaient lâcher, j’observais les voyageurs endimanchés qui se
rendaient à la ville. Une commère à chignon laborieux, grasse et rougeaude, se
retournait sur son siège à maintes reprises pour me dévisager, affichant une attitude bienveillante ou de méchante jalousie, je n'aurais su dire.
« Ah oui, c’est le fils
Bertrand qui va faire l’étudiant à Montpellier ! » Ainsi pouvais-je pénétrer
sa pensée, car je ne pouvais ignorer que la nouvelle avait fait le tour du pays.
Pierrette, la fille du maire, notre « Clarabelle », m’avait adressé la
veille son sourire le plus enjôleur. Mais non, je n’irais tâter ses nichons
pour rien au monde. Cette idée dissipa un court instant la mélancolie qui
ne m’avait pas quitté depuis le premier tour de manivelle du chauffeur. Malgré
ma détermination, je n’étais pas dans un état d’esprit balzacien.
Pas d'humeur à clamer « Montpellier, me voilà ! »
(À suivre)
© Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022
Illustration : l'image est tirée du film Kes (Ken Loach 1969)
Premier amour, première séparation, premières larmes
RépondreSupprimerUne histoire éternelle que Silvano sait rendre à la fois nouvelle et intemporelle pour notre plus grande émotion
J'ai passé une partie du weekend à lire les épisodes précédents. Je regrette de ne pas avoir pu lire les tout premiers.
RépondreSupprimerJe suis né à Neuf-Brisach et mon second prénom est Roland !
Je viendrai chaque lundi car c'est passionnant Merci.
Et nous voilà devenus Jean qui pleure et Claude qui s'éparpille dans son chagrin, l'accompagnant dans ce vieil autocar, cahotant, vers un autre monde.
RépondreSupprimerN'est ce pas le talent d'un écrivain que de créer un monde et de nous le faire habiter...
Marie
J'aurais pu signer les commentaires précédents. Il y a un imperceptible changement dans le style depuis peu. Que j'apprécie. Beaucoup d'émotion dans cet épisode, admirablement transmise.
RépondreSupprimerOn est sans doute tous passé par là. Le lot des séparations... des fois, même, on est tellement sidéré qu'on ne réalise pas l'ampleur de ce qui est en train de se passer... (et c'est d'autant plus dur quand on est jeune et qu'on n'a pas grand monde à qui dire certaines choses...)
RépondreSupprimerPivoine (de saison ;-)
Beaucoup d'émotion, merci Silvano pour la suite ; je suis passionné par ce récit depuis son début, à suivre.
RépondreSupprimerKes de Ken Loach de bon aloi ; vous ne pouviez choisir meilleure image pour un récit qui est de la même eau
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