je me dénudais et m’arrosais généreusement d’eau fraîche |
Septembre 1937, Montpellier.
Claude Bertrand, le narrateur, a quitté son village de l'Aveyron. Il vient d'arriver à Montpellier où il va prendre pension chez son grand-oncle Octave Rochs et entrer au lycée Clemenceau. À Saint-Jean, il a laissé Jean Goupil, son amoureux, dévasté. Dans la belle maison d'Octave, il a été accueilli par Magali, son exubérante cousine. Épuisé par un long voyage, il s'est endormi dans la petite chambre qui lui a été attribuée. En ce samedi soir, un repas est prévu avec sa famille d'accueil et des invités.
Des coups sur la porte, tout d'abord timides puis franchement résolus, m’ont arraché à mon sommeil.
« Ohé, mon cousin,
il faut se lever, papa va arriver d’une minute à l’autre ! » chantonnait Magali avec
enthousiasme.
Il fallait que je fasse une brève toilette avant de descendre affronter
l’auguste Octave. Ma cousine m’indiqua la salle de bains où je me décrassai
rapidement sous le pommeau de douche, manquant de me brûler, car j’avais
actionné par mégarde le robinet d’eau chaude. À Saint Jean, pas de
douche, pas d’eau chaude. On faisait chauffer l’eau
dans une bassine puis on la transvasait dans un grand tub en zinc dans lequel
on se débrouillait pour se laver soigneusement des pieds à la tête en faisant attention
de ne pas inonder la buanderie qui faisait également office de salle d'eau. Aux temps chauds, quand j’étais sûr
et certain d’être seul, je me dénudais et m’arrosais généreusement d’eau fraîche, à l’aide du
tuyau en caoutchouc de la cour. Là, je pouvais à loisir m’ébrouer sans
dommages.
J’ai entendu entrer l’oncle. La
maison jusqu’alors baignait dans une moelleuse quiétude que troublait seulement
le chant métallique des cigales. Elles se turent, comme impressionnées par l’arrivée
de notre grand homme. Ce fut aussitôt une succession d’exclamations – quelle voix,
grands dieux ! –, d’apostrophes à mon endroit : étais-je bien arrivé,
où m’étais-je caché ? On était sans doute étonné que je ne sois pas au
garde-à-vous dans l’entrée pour accueillir le maître des lieux. Confus, j’accélérai
le mouvement et me précipitai dans la chambre pour m'habiller du mieux possible. Après m’être imprégné d’eau de Cologne, je revêtis ma chemise blanche avec un petit nœud-papillon à élastique, la veste et le pantalon noirs que je n’avais plus portés depuis l’enterrement d’Antoine, le frère
de mon grand-père paternel René Bertrand.
Me jugeant présentable, je descendis les
escaliers quatre à quatre pour gagner le rez-de-chaussée où m’attendait un
véritable comité d’accueil : l’oncle, bras croisés, aux côtés de Line, son
épouse, une vieille femme qui devait être Mélanie dont je n’avais pas compris s’il
s’agissait d’une parente ou d’une domestique et Magali, que mon embarras mettait
visiblement en joie.
Mes craintes furent vite dissipées : l’austère personnage du portrait
de la chambre des parents s’effaçait, auquel se substituait un
homme rondouillard et jovial à l'accent prononcé qui me jaugeait avec une évidente satisfaction.
— Alors, le voilà enfin, ce neveu de l’Aveyron, le chéri de ma nièce, qui a
déjà fait la conquête de Magali. Une bonne bouille, oui, ma fille ! Des
yeux qui pétillent d’intelligence et de malice, mais sérieux, m’a-t-on dit et
féru de belles lettres, on va bien s’entendre !
L’approche psychologique était
sommaire, mais, dusse ma modestie en pâtir, n’était pas loin de la réalité.
— Beau garçon, en effet, confirma ma grand-tante Paulette, une femme humble,
frêle, la chevelure noire nouée en chignon de maîtresse d’école, qui m’adressait
un sourire des plus amènes.
On me présenta Mélanie, qui était en fait une cousine éloignée qui rendait de menus services de temps à autre dans cette grande maison dont l’entretien
devait demander quelques efforts. Je présumais que cette femme au visage triste,
dont les années avaient courbé la silhouette, ne jouissait pas du même train de vie que celui de mes hôtes, mais qu’elle était accueillie avec
bonté au sein de la famille Rochs. Rien ne vint démentir par la suite cette
première impression.
— On aura droit à une Suze, aujourd’hui, c’est la fête, déclara Magali, dont je
pressentais qu’elle allait devenir une amie, tant notre complicité s’était d’emblée
manifestée.
La Suze, je connaissais : elle fut la
cause de ma première ivresse, un dimanche de fête chez Jacob, avec Jeannot et
Clément Chaumard.
L’oncle confirma ; tout en
précisant que nous devrions attendre les invités qui n’allaient pas tarder, un
couple d’amis et leur grand fils, un étudiant auquel il aimerait voir jouer un
rôle de mentor, en quelque sorte, qui guiderait mes premiers pas dans la grande
ville, qui pourrait également me fournir quelques clés pour entrer sans peine
dans le monde lycéen à Clemenceau où il a fait ses études secondaires.
Octave n’avait pas terminé que résonna
la sonnette de la porte d’entrée. Quand il partit ouvrir, Mélanie s’effaça pour
gagner la cuisine d’où provenaient les effluves marins qui me chatouillaient
agréablement l’odorat depuis mon réveil.
Quand le trio fit son apparition dans
l’entrée, j’eus grand-peine à dissimuler ma stupéfaction : le plus jeune
des trois invités était l’un des amis « trop beaux » d’Étienne Jacob,
ceux-là même que j’avais surpris s’enlaçant dans la mansarde des Aspres
quelques semaines auparavant !
— Voici Claude, mon petit-neveu, tout fraîchement débarqué de son Saint-Jean !
Claude, voici mon ami Lucien Fabre, son épouse Lucie et leur fils Marcel.
Ne pas perdre pied, afficher un sourire poli et respectueux, réprimer ce
sursaut de la pomme d’Adam qui signifie la surprise, regarder les parents
plutôt que le fils… Si l’on pouvait, comme dans les films, siffloter en
regardant ailleurs…
Marcel Fabre savait fort bien qui j'étais, et pour cause : son nom et l’adresse
de sa garçonnière figuraient sur mon carnet, qu’Etienne Jacob y avait inscrits avant
de m’assurer qu’il avait annoncé mon arrivée, que j’étais des leurs, que j’avais
un amoureux au village, que je serais « tout tristounet » sans doute
et qu’il faudrait prendre soin de moi !
Le jeune homme qui me faisait face, ce « trop
beau » de juin, dont le visage s’ornait désormais d’une fine moustache en
trait de crayon, ne semblait guère décontenancé, qui me considérait avec la
complaisance que l’on devinera sans peine.
— Ah, le fameux monsieur Claude. Je te dirai à table ce que j’ai prévu pour ton
premier dimanche parmi nous. J’espère que tu ne rechignes pas à la marche, car
je compte bien te faire visiter Montpellier de long en large. Tu es bien
sympathique et tu as fière allure. Tu as mis tes habits du dimanche pour nous
rencontrer ?
Je crois bien que mon visage s’est subitement teinté de pourpre. Je fus atteint
par la flèche. J'avais pourtant été à bonne école avec mon Jeannot, qui s’était spécialisé dans l’art de la
raillerie. J’aurais à mieux apprendre le sens de la répartie ; je me vengerais. Les joutes intellectuelles, ça
m’excitait d’avance.
(À suivre)
© Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022
(...) que j’avais surpris s’enlaçant dans la mansarde des Aspres... |
Rebondissement !! Vous savez relancer l'intérêt du lecteur, cher Silvano !! Bravo pour cet épisode très prometteur...
RépondreSupprimerUne remarque orthographique. Dans l'avant-dernière phrase, les verbes ne sont-ils pas au futur ?... "j'aurai à mieux apprendre..." et "je me vengerai".
J'attends la suite avec impatience !
Renato
Renato : merci. POur la concordance des temps, le conditionnel présent me semble justifié après le passé simple qui précède.
RépondreSupprimerEn effet le coup de théâtre de la fin relance l’intérêt vers de nouveaux horizons .
RépondreSupprimerDes cigales en septembre ? et le soir ? Ah je pinaille , je pinaille , probablement une licence poétique .
Quel plaisir de vous lire.. pour ce rdv hebdomadaire attendu !
RépondreSupprimer"L'auguste Octave" : jolie tournure qui me plait et offre un joli clin d'oeil aux amoureux de l'Antiquité!
Merci de nous régaler, Silvano!
Belle imagination, Monsieur Silvano ! La phrase sur les cigales est très belle. Qu'elles se taisent à l'arrivée du maître de maison est une excellente idée. Je me permets de vous suggérer de la laisser ici... ou de la placer ailleurs (pour un déjeuner ?).
RépondreSupprimerMerci pour ces lundis enchantés.
L'auguste Octave m'a aussi fait sourire :-) et les cigales qui se taisent, j'aime bien. .. (je n'y vois que du feu ;-))
RépondreSupprimerEt le détail du tub, pour se souvenir du temps des bassines en zinc... on n'est pas tout à fait dans un Bonnard, mais l'idée y est :-)
Pivoine