" Nous, nous sommes des roses. " |
Septembre 1937
Claude Bertrand (le narrateur) vient d'arriver à Montpellier. Il a quitté Saint-Jean, son village de l'Aveyron, pour la grande ville, où, accueilli chez son grand-oncle Octave, il va suivre des études que ses capacités lui permettent d'envisager comme brillantes. Pour fêter son arrivée, un dîner est organisé chez son parent. Un couple d'amis de la famille a été invité avec son fils qui n'est autre que Marcel, l'un des deux jeunes hommes que Claude avait surpris s'étreignant fougueusement au début de l'été, chez Étienne Jacob, un universitaire retraité qui abrite chez lui des amours que la majorité de ses concitoyens réprouverait. À Saint-Jean, le jeune Claude a dû se séparer de son amant Jean Goupil, contraint de travailler dans la menuiserie de son père qui souhaite en faire son successeur, rejetant le projet d'études de son fils.
Pour l'heure, Claude vient de découvrir Montpellier et la grande maison de ville où il sera hébergé. L'accueil qui lui a été réservé est des plus cordiaux, l'arrivée de Marcel Fabre venant de raviver son enthousiasme.
Ne dites jamais à une Sétoise que la bourride (1) est « une sorte de
bouillabaisse » comme je le fis imprudemment sous le regard courroucé de
Mélanie pendant que les autres convives riaient sous cape. J’étais très impressionné par
la grande table ovale autour de laquelle nous avions pris place. Les coupes
en cristal qui scintillaient sous le lustre à pampilles et les jolies fleurs des
champs que ma grand-tante avait disposées sur la belle nappe passementée de fils d'or me firent penser à cette nature
morte d’un peintre ancien que j’avais admirée dans un livre d’art chez Étienne Jacob.
Je m’étais tenu du mieux que je pouvais, mon convive en vis-à-vis m’adressant
force clins d’œil à la dérobée. Tout au long de ce souper, Marcel avait su
détendre mon atmosphère. Il avait ressenti à quel point le trac s’était emparé
de moi. Magali n’était pas en reste ; elle pépiait aimablement, m'interrogeant sur mes centres d’intérêt, la littérature, le cinéma, la musique. Pour ce qui relevait de ses propres goûts, elle évoqua notamment une chanteuse nommée Marianne Oswald, dont la chanson La chasse aux enfants lui donnait des frissons. Je ne connaissais pas cette artiste ; le
phonographe d’Étienne Jacob nous avait habitués aux chansons folles de Charles
Trénet, aux roucoulades d’Yvonne Printemps, pleurant parfois avec la môme Piaf,
révélation de l’année, qui chantait Mon légionnaire. Jeannot disait
que sa version était plus moderne que celle de Marie Dubas et que la cire du phonogramme allait fondre de douleur, tant
la voix de la chanteuse était déchirante.
La soirée prit bonne tournure ; le
jeune trio de la table s’animait crescendo, nos rires fusaient, avec une
retenue polie, toutefois ; la curiosité de l’autre allait croissant. Il
faut dire que la Suze et le Picpoul – Marcel disait drôlement picpouille – participaient
à l’euphorie ambiante. Ma grand-tante et ma cousine sétoise – elle avait
fièrement revendiqué ses origines en servant le plat principal – se bornaient,
elles, à s’amuser de la conversation des enfants. Pour de nombreuses femmes,
maternelles par essence, dès lors qu’on n’a pas atteint une bonne trentaine,
nous sommes des enfants ; pis, mais de nature à m’inonder de tendresse, ma
propre mère nous désignait, ma sœur et moi, comme étant « les
enfants » quand nous abordions la cinquantaine.
Quant aux deux hommes de cette petite
assemblée, ils conversaient entre adultes dignes de ce nom : d'affaires
(Fabre était un client d’Octave, dont j’appris qu’il possédait des vignes à Saint-Drézéry), et
de politique. Mon grand-oncle, du parti radical (mon père disait « les radsoc » et plus "social-traîtres" depuis 36),
était donc partie prenante du Front Populaire. Entre deux phrases, il se tourna
en ma direction et m’asticota : « Et ton père, toujours aussi
rouge ? », me le mettant aux joues. Marcel se pencha vers moi et me
glissa, gloussant, « Nous, nous sommes des roses, hein ! ».
Magali faisait mine de n’avoir rien entendu, mais je supposais qu’elle
connaissait suffisamment le jeune Fabre pour se livrer à des supputations sur
mon propre compte, ce qui me contraria. C’était par bonheur la seule allusion
qu’il se permit au sujet de ce qui reliait nos intimités. Je tâchai de me
convaincre que le sous-entendu avait échappé à ma cousine. Magali m’observait
de ses noires prunelles depuis que nous avions pris place autour de la nappe
blanche où scintillaient des couverts en argent semblables à ceux de la
ménagère que ma mère ne sortait d’une commode qu’aux grandes occasions. Elle
avait souri quand j’avais demandé à voix basse des explications à Marcel :
pourquoi ces deux verres et ces couverts de tailles différentes ? Marcel
prenait au sérieux le rôle de mentor que lui avait attribué d’emblée mon
grand-oncle.
Avant que cette bonne compagnie ne se quitte, il me donna rendez-vous pour le
lendemain à dix heures devant le grand théâtre. Nous allions pouvoir converser
en totale liberté.
Dans ma chambrette, j’eus à peine le temps de mettre de l’ordre dans le
bouillonnement de mes pensées qu’un sommeil salvateur m’entraîna dans ses
abysses. Le premier dimanche de ma nouvelle vie s’annonçait
prometteur.
(À suivre)
© Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022
(1) La bourride de lotte (ou baudroie) se prépare avec les ingrédients suivants : aioli blanc de poireau, carottes, croûtons, échalotes, fenouil, fumet de poisson, lotte, safran et vin blanc.
Bourride à la sétoise |
La chasse aux enfants de Marianne Oswald , Jacques Prévert 1936
RépondreSupprimerPS : la bourride sétoise n'arrive pas à la cheville de la bouillabaisse marseillaise
Cher monsieur
RépondreSupprimerJ' aime bien votre récit, mais je trouve qu' il comporte beaucoup trop de noms propres de personnes et de lieux (environ 25 dans cet épisode) certains répétés plusieurs fois.Cela alourdit le récit et donc sa lecture.
Peut être serait il possible de le rendre plus léger ?
J' espére ne pas vous froisser .
Bien à vous.
Antoine.
Je doute que "nous sommes des roses" fasse référence au Petit Prince de Saint Exupery publié en 1943 , mais je ne résiste pas au plaisir de vous faire partager le CHAPITRE XX :
RépondreSupprimer"Mais il arriva que le petit prince, ayant longtemps marché à travers les sables, les rocs et les neiges, découvrit enfin une route. Et les routes vont toutes chez les hommes.
- Bonjour, dit-il.
C'était un jardin fleuri de roses.
- Bonjour, dirent les roses.
Le petit prince les regarda. Elles ressemblaient toutes à sa fleur.
- Qui êtes-vous ? leur demanda-t-il, stupéfait.
- Nous sommes des roses, dirent les roses.
- Ah! fit le petit prince...
Et il se sentit très malheureux. Sa fleur lui avait raconté qu'elle était seule de son espèce dans l'univers. Et voici qu'il en était cinq mille, toutes semblables, dans un seul jardin !
"Elle serait bien vexée, se dit-il, si elle voyait ça... elle tousserait énormément et ferait semblant de mourir pour échapper au ridicule. Et je serais bien obligé de faire semblant de la soigner, car, sinon, pour m'humilier moi aussi, elle se laisserait vraiment mourir..."
Puis il se dit encore: "Je me croyais riche d'une fleur unique, et je ne possède qu'une rose ordinaire. Ça et mes trois volcans qui m'arrivent au genou, et dont l'un, peut-être, est éteint pour toujours, ça ne fait pas de moi un bien grand prince..." Et, couché dans l'herbe, il pleura. "
udvp : je préfère la bourride, ne vous en déplaise.
RépondreSupprimerAntoine (lequel ? Il semble qu'il y ait différence de style... ajoutez la première lettre d'un nom, messieurs, merci).
Vous ne me froissez nullement, au contraire.
Votre commentaire est fort utile.
Je vous rappelle, si vous prenez en cours de feuilleton, que, dans mon esprit, nous en sommes encore au brouillon.
Je revendique la primauté du prénom Antoine (depuis 2013) ! J'y ajoute un D.pour vous plaire...
RépondreSupprimerJ'apprécie beaucoup que des lecteurs s'impliquent, comme "Antoine" (beau prénom !) et vous fassent part de leurs suggestions. Ces "lourdeurs" ne m'ont pas choqué. Cette histoire me captive, il est vrai. Au cours de mes vacances dans le sud, je veillerai à alterner bourride et bouillabaisse pour vous départager.
Continuez à éveiller nos sens, Silvano !
udvp : Marcel ne pouvait connaître "Le petit prince". L'auteur, oui : je suis ravi de vous voir relever cette référence au chef-d'œuvre de Saint Ex.
RépondreSupprimerCe que voulait dire la rose du petit Prince, c'est que même dans un champ de rose chaque rose est unique. Ne pleure plus petit Prince.
RépondreSupprimerDemian
Cela me donne envie de goûter à la bourride... de Sète (belle ville), je connais surtout le cimetière ;-) (visité il y a quelques années) et la route côtière.
RépondreSupprimerJ'ai bien aimé la cire du phonogramme qui fond de douleur (j'adore ce genre d'image). Et les références musicales.
Votre dîner "bourgeois" (ceci n'est pas péjoratif...) m'a rappelé un grand dîner décrit dans mme Bovary (repris dans le Lagarde et michard de 6ème ou 5ème année)...
Silvano vous êtes un conteur .Merci
RépondreSupprimerSerge