(...) ce premier dimanche où nous ne pourrions nous aimer. |
Résumé
Pendant qu'à Saint-Jean, Jean Goupil pleure le départ de son amour, Claude Bertrand, le narrateur, est arrivé chez son grand-oncle à Montpellier. Dans la maison de son parent, lorsque arrivent les invités, il a la surprise de constater que le fils d'un couple ami n'est autre que Marcel, l'un des deux jeunes hommes dont il a surpris l'étreinte passionnée, au village, au début de l'été. De plus, c'est lui qui est investi de la mission de faire visiter la grande ville au nouvel arrivant et de lui servir de mentor pour ses études.
Assis sur une marche du théâtre, un livre entre les mains, André nous
attendait. Il ne nous vit pas arriver, tant il semblait captivé par sa lecture.
Mon compagnon mit un doigt sur ses lèvres pour m’intimer de me taire, le
contourna et l’enlaça soudain avec force exclamations :
— Messieurs-dames, ici même lévite le sieur Foulques, le plus beau, le plus merveilleux garçon de
la terre. Il ne vous voit pas, m’sieu-dame, il lit ! Et quand il lit, le
temps s’arrête, le clocher de Saint-Roch n’égrène plus les heures, les autos se
figent autour de la place, le film de la vie des gens devient film muet, Monsieur
Foulques n’est là pour personne, il est en lecture comme sont en prière les
calotins qui s’apprêtent à sortir de la grand-messe avant les agapes du
dimanche, œufs-mimosa, gigot-flageolets, fromage, bombe glacée, un p’tit coup d’eau-de-vie, amen !
De son ami, on n’avait aperçu tout d’abord
que le rideau noir d’une longue chevelure d’artiste. Dodelinant de la tête, il
découvrit à ma vue un beau visage artistiquement modelé par une nature
généreuse, riant aux éclats de la tirade de son amoureux, lequel reprit, sur un
ton enjoué :
— Mon
seul, mon vrai, mon unique, je te présente le dénommé Claude Bertrand, seigneur
aveyronnais nouvellement installé ici. C’est un souriceau bien sympathique et
fort joli, n’est-ce pas ? Ne te fie pas à son air aimable, au sourire
emprunté, au regard fuyant qui dénonce une timidité maladive. Non, mon tout,
mon essentiel, mon vital, ce jeune homme est un espion, un fourbe, qui vient de
m’avouer, chemin faisant, qu’il nous a surpris dans la tanière du vieux, un
soir, avant ou après, je ne sais pas, que nous ayons commis le péché de chair abominable
– il souligna le terme d’une voix de tragédien – et, paraît-il, en retira
quelque contentement !
Le lecteur, dérangé de si plaisante manière, me dévisagea longuement, m’évaluant de pied en cap et répliqua sur un
ton plus actuel :
—
Ah,
le voilà, le fameux Bertrand ! Tu sais, petit, nous avons nos services de
renseignement, nous savons que toi aussi, tu t’adonnes à ce vice, que tu
pratiques ces choses qui nous font du bien et font tant de mal à ceux qui
feraient mieux de s’occuper de leurs petites vies et de leurs minuscules joies.
Hors du cercle, hors la loi, nous sommes la révolution, camarade ! Mais
pour l’instant, gamin, j’ai l’estomac dans les talons et j’invite.
J’accueillis donc avec soulagement l’invitation, d’autant qu’elle ravivait le souvenir du seul repas au restaurant de ma vie quand mon père m’avait emmené à la foire de Ganges pour mes douze ans. J’avais été ébloui par l’ambiance qui régnait dans ce qui n’était peut-être qu’une gargote qui s'est hissée à jamais dans ma mémoire au niveau des établissements les plus prestigieux.
Le jeune diplômé des beaux-arts – à cet âge, la simple évocation d’un diplôme suscitait mon absolu respect – nous conduisit au Colombier, un endroit nouvellement installé près de la gare routière où je devais me rendre quelques années plus tard, à la recherche des traces les plus émouvantes de la période où se joua mon destin. Nous fûmes accueillis par un serveur efféminé qui, après m’avoir jaugé d’un œil expert, adressa un signe de connivence à mes camarades, que je n’étais pas encore en mesure d’interpréter. Il nous conduisit à l’étage, réservé apparemment à une clientèle qui méritait la plus haute considération, et nous annonça un poulet à la crème du dimanche dont la simple évocation le mettait dans un émoi que je trouvai outrancier. À la table ronde revêtue d’une nappe blanche, je fus placé de façon à pouvoir embrasser du regard mes deux compagnons, lesquels se faisaient face et se lançaient des regards sans équivoque. Je m’attendais au feu roulant de questions de mise quand on accueille un nouveau venu, mais la conversation fut de celles qui ont cours entre de vieilles connaissances heureuses de se retrouver. Je fus donc adoubé d’entrée et je n’eus pas à souffrir de ces apartés qui dénotent la défiance ou la crainte de trop en dire de son intimité. Il y eut simplement entre eux quelques propos d’ordre financier qui me mirent un bref instant en retrait, me permettant de mieux observer mes deux convives, si ce n’est de cerner leurs personnalités. Marcel m’était plus familier, déjà, depuis le souper de la veille et je m’attachai surtout à étudier son amant aux longs cheveux bouclés dont je vis tout au long du repas qu’il avait la manie de les entortiller autour de son index quand l’échange le captivait. Je vis qu’au contraire de l’étudiant volubile, il était doux, attentif, qu’il portait sur moi, tout en continuant à parler chiffres (le montant d’une prime qu’on lui avait octroyée) un regard gris-bleu qui m’eût troublé si mon cœur n’avait été dévolu à celui qui devait pleurer mon départ en ce premier dimanche où nous ne pourrions nous aimer. La volaille qui nous fut servie après le vol-au-vent en hors-d’œuvre justifiait pleinement la mine gourmande du serveur quand il nous l’avait recommandée. J’avais rarement goûté mets plus raffiné ; la volaille enrobée d’une crème onctueuse fondait en bouche comme un baiser salé. Pour l’accompagner, on nous avait servi un vin rouge épais et fruité qui eut raison de l’attitude réservée que j’avais eue jusque ici. Au fil de la conversation, j’en vins en parler de mes parents, des familles Bertrand et Rochs. Le bel André, soudain, s’adressa à moi, fourchette en l'air, comme si on lui avait saisi l’avant-bras :
— Rochs, ta mère et ton grand-oncle, des Rochs, bien sûr !
J’acquiesçai.
— Je sais que c’est un nom très répandu par ici, mais as-tu un parent prénommé Louis, un coiffeur ?
— Louis Rochs, coiffeur, oui, c’est mon oncle, le frère de ma mère, déglutis-je, surpris de l’exaltation qui le transfigurait, comme si j’avais énoncé une formule magique.
— Le neveu de Louis-le-coiffeur ! Embrassons-nous, camarade !
J’ai bien cru qu’il allait entonner l’Internationale.
(À suivre)
© Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022
Nous "voyons" vos personnages et les accompagnons tous les lundis avec gourmandise. Vous me donnez envie de découvrir le poulet à la crème.
RépondreSupprimerOn la chantait de temps en temps, l'Internationale, en voyage scolaire, quand j'étais au lycée (mais je ne connaissais que le refrain). On était insortables et nos profs riaient beaucoup ;-)
RépondreSupprimeron peut les imaginer, en effet (les personnages).
- j'ai lu Tombe Victor. J'ai beaucoup apprécié. J'aime beaucoup Angelo :-) et le style. Toute une époque.
... Irons nous jusqu'à la guerre ?
Pivoine.
Je ne commente jamais, mais je suis cette histoire chaque lundi, et je regrette d'avoir loupé les tous premiers épisodes. J'aime beaucoup. Félicitations.
RépondreSupprimerQuel bonheur que cette "tirade" de Marcel ! Par hasard et coïncidence, figurez-vous que j'ai déjeuné au Colombier quand j'étais étudiant ! Apparemment, l'Antibois est aussi Montpelliérain !?
RépondreSupprimerCes tranches de vies des temps anciens sont transcrites avec talent. Que devient Roland, l'Alsacien ?
RépondreSupprimerMerci à vous. Stefano : je l'avais oublié, celui-là ! Je plaisante : je vais sans tarder prendre de ses nouvelles et, comme on dit connement, "je reviens vers vous".
RépondreSupprimer