lundi 13 juin 2022

"Mon amant de Saint-Jean" | Chapitre II | Épisode 15 : Les flots de Palavas

 (...) les deux amants s'embrassèrent...
Résumé
Septembre 1937.
Nouvellement installé chez son grand-oncle de Montpellier, Claude Bertrand, qui raconte cette histoire, a été placé sous la protection de Marcel Fabre, un ami de la famille, qui, par un hasard bienveillant, est l'un des deux garçons "trop beaux" que notre jeune ami avait surpris au village, en juin, s'enlaçant fiévreusement au premier étage de la maison d'Etienne, un vieil excentrique qui vit à l'écart de ses concitoyens pour des raisons aisément décelables. Claude passe son premier dimanche montpelliérain avec Marcel, étudiant en pharmacie et son amant André, peintre-décorateur au grand théâtre de la ville.
Avec eux, il a déjeuné pour la première fois dans un "vrai" restaurant. 


   Au cours du repas de midi, la conversation avait pris une tournure qui avait aiguisé mon appétit des félicités de l’amour physique et j’avais découvert qu’il existait des plaisirs que je méconnaissais. J’étais troublé, certes, mais tout aussi surpris que mes convives abordent avec autant d’aisance ce sujet délicat. Je mesurais qu’en quittant mon village, j’avais mis le cap sur une autre planète. Quittant le Colombier, ses crèmes et ses poulets, nous prîmes le chemin de l’esplanade où nous attendait une autre sorte de basse-cour. Le petit train qui menait à Palavas était pris d’assaut par la foule des citadins désirant profiter de l’une des dernières journées de l’été. Le spectacle me rendait perplexe : comment allions-nous prendre place à bord du tortillard ? Décidément facétieux, Marcel dépassa la foule et nous fit signe de le suivre. En contrebas des allées, non loin de la demeure de mon grand-oncle, attendait une fourgonnette Juva 4 flambant neuve aux armes des "Établissements Fabre – Vins – Spiritueux Montpellier" que son père lui avait prêtée sans doute, car je ne pouvais supposer qu’il l’avait empruntée en douce. Je pris place dans la benne. Sur la route des flots, l’air marin me revivifiait, estompant peu à peu les effets du vin capiteux dégusté auparavant. Je me dégrisais sans me départir d’un bien-être voisin de l’euphorie.

   En ce temps-là, je n’étais encore qu’un jouvenceau en proie aux savoureux tourments de la chair. Si je vouais un culte véritable à l’amour de Jeannot, mes sens étaient toujours sur le qui-vive.  Je peux bien confesser aujourd’hui que la beauté de mes deux nouveaux amis, étalée en offrande sur le sable de Maguelone, eut pour effet de m’exciter au point que je m’évertuai à rester à plat-ventre, dans la crainte de dévoiler cette chose qui, selon le poète, est la seule qui ne puisse mentir chez l’homme. J’appelai à la rescousse le souvenir du corps de Goupil, que je connaissais presque autant que le mien et me laissai aller au jeu des comparaisons. Nous n’étions que bourgeons, à la différence de mes compagnons d'escapade qui avaient atteint la plénitude de l’âge adulte, ces proportions idéales, cette beauté des jeunes années que le temps voit se faner inéluctablement. M’efforçant d’y laisser errer mon regard le plus discrètement possible, j’observais les pleins et les déliés de l’admirable plastique d’André, fasciné par ce qui semblerait détails à un non-initié. Il en était ainsi des longues jambes robustes de Marcel, de ses cuisses de bronze, de ses larges épaules, de sa peau sans défaut qu’ombrait seulement, çà et là, exactement où elle devait s’épanouir, une brune toison que le soleil paraissait vouloir lustrer. Le summum fut atteint quand ce dernier entreprit de m’oindre d’ambre solaire. L’huile maligne avait parcouru le chemin qui mène au creux des reins et s’insinuait entre mes fesses sous le regard de l’officiant qui semblait s’en amuser. Cependant, malgré les salacités proférées au restaurant, Marcel se sentait trop investi de la responsabilité qu’on lui avait confiée pour profiter de mon état. Il perçut sans aucun doute que mon corps s’enflammait sous ses doigts, mais, en apparence du moins, n’en fut nullement perturbé. Son compagnon assistait à la scène sans rien laisser paraître de ses impressions, placide. C’était un chat. J’eus envie de le caresser. Le respect que m’inspirait leur couple m’en retint. Il était heureux que les deux amants aient renoncé à l’intention, que Fabre avait manifestée, de s’exposer nus au soleil. J’aurais à coup sûr, les contemplant, souillé le maillot de coton, grotesque parce que trop grand pour moi, dont j’étais affublé. Comme pour m'estourbir, les deux amants s'embrassèrent au vu de tous avant d'aller nager d'un crawl d'athlètes, vifs, heureux d'être ce qu'ils étaient. Mon émoi trop visible ayant fini par baisser pavillon, je les rejoignis pour m'ébattre avec eux dans une mer que je trouvai délicieusement chaude en comparaison avec les eaux de nos rivières aveyronnaises. Bien avant que le jour ne baisse le rideau, Fabre, conscient de son devoir, sonna l'heure du départ. J'avais passé le plus merveilleux des moments en leur compagnie. Douloureux, aussi. Je résolus de lutter désormais contre ces émotions qui se livraient bataille en moi. J’étais encore un jouvenceau en ce temps-là. J’avais à m’aguerrir, j’avais à grandir. Nous avons déposé André non loin du pigeonnier de son ami et garé la Renault dans le garage des établissements Fabre avant de descendre jusqu'au faubourg de Nîmes. Sur le perron de ma maison d'accueil nous attendait Magali, tout sourire. « La prochaine fois, tu m’emmènes ! » intima-t-elle gaiement à Marcel. De son clin d'œil, je déduisis qu’un pacte tacite les unissait. 
 (À suivre) 
©  Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022

(...) au point que je m’évertuai à rester à plat-ventre...

Le petit train qui menait à Palavas était pris d’assaut par la foule des citadins...
Illustrations
1/ Vieillerie glanée sur tumblr.
2/ Idem
3/ Dessin "historique" de Dubout (c) Ville de Palavas


6 commentaires:

  1. Bravo Silvano ! Je trouve cet épisode particulièrement réussi.

    L'atmosphère de ces journées de baignade de naguère, l'analyse des tourments des jeunes protagonistes, les expressions à fort pouvoir imagé ("nous n'étions que bourgeons", "les pleins et déliés de l'admirable plastique d'André", "une brune toison que le soleil lustrait", "le grotesque maillot de coton dont j'étais affublé",  "avant que le jour ne baisse le rideau", bien d'autres. encore...).
    Ce texte, en outre, a une authenticité historique qui en fait un moment fort de votre récit !. Merci Silvano de nous offrir des lectures de cette qualité !
    Renato

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  2. " les pleins et les déliés de l’admirable plastique d’André" et " longues jambes robustes de Marcel, de ses cuisses de bronze, de ses larges épaules, de sa peau sans défaut" sont à voir samedi dernier dans "Détails d'importance"

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  3. C'est en effet l'une des plus belles pages de ce passionnant feuilleton, bravo !

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  4. Le plaisir littéraire du lundi. J'ose à peine commenter car je crains de passer pour une "voyeuse", mais vraiment, tout l'art est dans la suggestion.
    Et "Palavas-les-flots" ! Tout un monde... d'une manière générale je suis très sensible aux noms de lieux (français) et à ce que leur sonorité évoque.

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  5. une page aussi belle que chaude

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  6. Vous affinez votre style à chaque épisode. Celui-ci est particulièrement réussi.

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