Résumé
Claude (le narrateur) et Jeannot, les deux jeunes amants adolescents de Saint-Jean, Aveyron, sont à présent séparés, le premier ayant quitté le village pour Montpellier où il veut obtenir son baccalauréat. Claude y est hébergé par son grand-oncle, Octave Rochs, propriétaire d'un vaste domaine viticole et Conseiller Général Radical-socialiste de l'Hérault. Dans la grande ville du Languedoc, il a passé son premier dimanche avec Marcel et André, deux jeunes gens plus âgés, qu'il avait surpris, l'été précédent, s'embrassant fougueusement chez un vieux marginal de son village, Étienne Jacob.
Les journées chez l’oncle
s’étaient organisées en vraie vie de famille où j’avais trouvé ma place sans
difficulté. En attendant la rentrée, fixée au treize septembre, mes journées
se déroulaient agréablement. Levé à sept heures du matin, je profitais avec
délices de la vraie douche à l’étage puis je descendais le. " petit-déjeuner ". Chez nous, à Saint-Jean, il n’y avait
pas de mots pour désigner ce moment. Pour crâner, j’employais avec Jeannot le
terme "collation ". Il se moquait de moi, répétant d’une voix
pointue « J’ai pris ma collation matinale » et c’était encore un
prétexte à éclats de rire.
Je rejoignais à la cuisine ma tante et Mélanie qui
gérait la maison avec la plus grande vigilance. Si du pain était resté du repas
de la veille, elle le mettait à réchauffer dans la grande cuisinière que mon oncle appelait étrangement « piano ». Ce dernier déboulait à
sept heures et demie, réglé comme l’horloge du clocher de la cathédrale, Magali
sur les talons, toujours d’humeur joyeuse. Octave, lui, affichait une mine
préoccupée, trempait vivement ses tartines de beurre dans son café au lait et
les engouffrait en lisant le journal que le livreur avait déposé à l’heure où
nous dormions encore. Les tartines ainsi malmenées projetaient immanquablement
des gerbes de café sur la toile cirée. Ma tante et Mélanie rouspétaient gentiment de
concert. Je compris rapidement que c’était un jeu rituel. Après
avoir distribué des baisers en farandole autour de la table, les deux Rochs,
père et fille, nous quittaient pour rejoindre un bureau où ils vaquaient à des
occupations que je n’arrivais pas encore à définir clairement. Devant ma
perplexité, ma cousine m’expliqua un soir qu’elle faisait office de secrétaire,
voire de gestionnaire des affaires de son père, lequel parcourait souvent les
campagnes alentour pour superviser le travail de ses ouvriers. Septembre était un
mois crucial, celui des vendanges, et le « patron » avait embauché un
grand nombre de saisonniers sachant manier la serpette et endosser sans fléchir les hottes qui contenaient les précieuses grappes. Ma cousine me fit un
véritable cours et je devins incollable sur les cépages qui mûrissaient au
soleil de la contrée, aramon, chasselas, carignan et grenache, qui donnaient un
vin de table de qualité moyenne, selon elle, mais un breuvage « populaire »,
disait-elle. Non sans malice, elle me confia qu’elle " adorait " les
samedis, où elle accompagnait son père à Saint-Drézéry et à Vendargues où les
vendangeurs étaient « si forts, si
beaux, tu comprends… ». Me vint sans
peine la vision de jeunes hommes, torses nus luisant de sueur, que l’effort
sans cesse renouvelé avait sculptés en athlètes aguerris. Je parvins à dissimuler le trouble que faisait naître un rêve de veillées entre garçons en pleine force de l’âge quand,
exténués, ils partageaient une nourriture roborative et quelques lampées d’un
élixir réconfortant. Et, peut-être, je m'en persuadais, de ces occasions qui font les larrons, de quelque étreinte sans
conséquence à leurs yeux, dans le secret d’une alcôve complice. La confiance
que manifestait Magali sans plus de mystère révélait qu’elle était finaude et partageait
avec Marcel, l’ami d’enfance, bien plus qu’une simple amitié, une véritable
relation fraternelle. C’était message reçu, et je n’allais pas tarder à réaliser que je pouvais,
entre ces murs, compter sur une précieuse alliée. Peu de temps après, comme elle venait prendre avec nous le repas de midi, elle me tendit discrètement une lettre, la première que Goupil m'envoyait. Elle me souffla qu'il serait plus prudent, à l'avenir, de faire adresser mes courriers intimes chez Marcel, rue du Cheval Blanc. Je mangeai vite, nerveusement, tant l'impatience de lire l'amicale missive me chamboulait. La messagère s'en amusait visiblement, qui me suivit du regard quand je me levai de table pour monter prestement jusqu'à ma chambre où, haletant, je pus lire avec fébrilité le contenu de l'enveloppe. La teneur de la lettre confirmait le bien-fondé de la suggestion de Magali.
Ce n’est pas mon genre de pleurer. Pourtant j’en ai versé des larmes depuis ton départ.
Tu m’as donné l’adresse chez ton oncle, alors j’espère que ma lettre arrivera à bon port. C’est Chaumard qui l’a mise dans la boîte. Étienne a proposé aussi de faire passer mes courriers et, comme prévu, tu enverras les tiens chez lui. Je pourrai t’écrire, comme ça, tout ce qui me passe par la tête et ailleurs, car j’ai faim de toi, de ta voix, de tes lèvres et de tout le reste. Tu es présent tout le temps, surtout la nuit. Avant que le sommeil arrive, tu dois bien deviner ce que je fais et je n’arrête pas de t’appeler doucement dans ces moments où je suis comme saoul. (Je ne te cache rien, à toi, mais je tremble à l’idée que quelqu’un d’autre pourrait lire ces mots.) De toute façon, on finira en enfer et je m’en fous. Étienne Jacob m’a dit qu’il ne voulait pas se sentir coupable si je me décide à me sauver d’ici quand je n’en pourrai vraiment plus. Il a dit je ne vois rien je n'entends rien, mais tu es mineur et tu risques gros si tu prends la fuite. Attendre sera difficile, mais j’ai l’espoir de ton retour chez tes parents pour les vacances de Noël. Je te serrerai si fort dans mes bras, je te lècherai comme une chatte lèche ses petits, j’en rêve déjà et d’y penser quand je t’écris me met dans cet état que tu connais bien et qui te fait grogner pour me dire c’est ni le moment ni l’endroit. Tu dois te souvenir de ma main sur ta cuisse droite à la salle des fêtes pendant le film de Fernandel. Tu avais râlé, tu avais la trouille, tu te rappelles ? Il faudra bien qu’un jour je rattrape tout ce temps perdu sans t’avoir près de moi pour me donner des conseils, me faire lire des pages de livres compliqués, m’expliquer, me donner envie d’apprendre davantage. Mais j'avance, je n’ai fait que trois brouillons de cette lettre. Ne rigole pas, mais ça m’a pris presque une journée. J’ai corrigé les fautes avec le Larousse et notre bon vieux Gabet gillard. Comme tu vois, je me suis appliqué.
Le premier octobre, je commence à travailler à l’atelier de mon père. Il y a construit une salle avec une vérière. J’aurai un bureau pour faire les comptes et surveiller les commandes. Je saute de joie, tu parles ! Tu as bien fait de me pousser côté maths, ça servira au moins à ça pour l’instant. J’ai croisé la mère Gleize qui m’a fait un signe de la main qui voulait dire courage. Elle m’a fait venir les larmes aux yeux, cette brave femme. J’ai parlé avec elle. Elle n'était pas ivre, je te jure ! Verdeille nous a croisés et m’a regardé comme si j’étais fada. Je me balade avec Clément Chaumard, je me fous que les autres se demandent ce que je fais avec ce pauvre gars. Il n'est pas très causant et il évite de parler de toi, pour ne pas me remuer sans doute. J’irai avec lui dimanche au refuge en faisant gaffe. Depuis le cauchemar que tu m’as raconté, je suis moins tranquille. Je vais ruser comme un comanche si tu te rappelles quand nous avions dix ou onze ans. Tu me manques tant que j’en ai parfois mal au ventre. Je ne suis pas trop long, j’espère, je sais que tu as beaucoup à faire et à voir. Je pense à toi tout le temps et pas seulement la nuit. Je te couvre de baisers.
Ton Jeannot
(À suivre)
© Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022
(...) les vendangeurs étaient si forts, si beaux... |
Au pressoir |
1- Affiche italienne ancienne (détail) San Remo, Ligurie.
2-3-4 Photos glanées
5 - Archives Hachette
Toujours autant de plaisir à lire l'épisode du lundi !
RépondreSupprimerDeux remarques amicales.
À cette époque, la rentrée ne se faisait-elle pas plutôt en octobre ? Précisément, je crois, pour permettre aux enfants de "faire les vendanges" ?
Autre interrogation : si aujourd'hui les vendangeurs sont tous munis d'un sécateur, en ces temps éloignés..., on utilisait non pas une "serpette" (outil servant plutôt à élaguer les arbustes ou à faucher les broussailles), mais un couteau à lame recourbée.
Que la lettre de Jeannot est belle !
Je crois que le "Bled" n'existait pas encore. Accordez au seul Larousse le mérite de ce beau style !
Pardonnez, cher Silvano, mon esprit tatillon.
Renato
C'est une bien belle lettre que Jean a écrit à son amoureux, trois brouillons c'est le minimum avant de trouver les mots justes et de belles tournures de phrases, et puis plus on passe de temps à écrire sa missive, plus on la charge de ses sentiments profonds. Il a peut être fait une petite faute, comme j'en fait moi même souvent, avec verrière, qu'il a écrit vérière. La mère Gleize, elle est vraiment attachante, elle a dû avoir bien des misères dans sa vie, et pourtant elle se tient toujours là ! Bon pieds, bon œil !
RépondreSupprimerDemian
Renato : effectivement, il semble que la rentrée était fixée au premier octobre, mais pas en raison des vendanges. En 38, elle fut reportée au 10 octobre en raison de la situation internationale. Pour le déroulé du roman, c'est embêtant. Je verrai : Claude pourra quitter St Jean plus tard.
RépondreSupprimerVous avez également raison pour le Bled, édité à partir de 48.
Je rectifie.
Et merci !
Demian : Jean a fait une vilaine faute. Il en fallait au moins une, j'ai été gentil. Merci pour votre aimable commentaire.
Renato (2) : voir modifications
RépondreSupprimerEt ce n'est pas du tout la même histoire, mais j'ai pensé à l'unique lettre d'Angelo à Paul dans votre premier roman... // une plongée dans la désolation de l'absence...
RépondreSupprimerJ'adore ces vieilles méthodes d'orthographe et de lecture qui étaient fastidieuses mais efficaces. Nous avions les éditions de la Procure (dans l'enseignement catholique), et d'autres (le Morand par exemple) (dans un enseignement dit chez nous "officiel").