Je savais qu’ils se réconcilieraient le soir même... |
Montpellier, fin septembre 1937.
Claude Bertrand, le narrateur, a quitté Saint-Jean, son village de l'Aveyron pour entreprendre, dans la grande ville du midi de la France, de sérieuses études sous la protection de son grand-oncle, Octave Rochs, un notable de la cité languedocienne. Il a laissé au village son amour adolescent, Jean Goupil. Esseulé, celui-ci lui a envoyé une lettre où il exprime son désarroi d'être séparé de l'être qui compte le plus à ses yeux. Pour l'heure, Claude découvre sa nouvelle vie avec la bienveillante complicité de deux jeunes hommes, Marcel et André, qu'il sait être de la même "espèce que lui". Du premier, Magali, sa cousine, est la meilleure amie. Elle le couvre et il est permis de supposer qu'elle a décelé les inclinations de son tout jeune cousin de seize ans.
Il n’était rien de plus bleu que le bleu de ses yeux. Il ne fallait
pas s’y abîmer ; danger. Si je risquais la noyade dans cet océan, c’était
pour en émerger lavé de toutes mes certitudes. À cet âge, elles sont faites
pour vaciller. André Foulques le savait et prenait un malin plaisir à les
ébrécher. Nous avions désormais pour habitude de nous rencontrer tous trois à l’heure
du goûter qui était aussi celle de sa pause syndicale, inscrite dans le marbre
des nouvelles lois. Les deux amoureux étaient d’avis différents. L’un de leurs
plaisirs consistait à ferrailler sur le champ maintes fois labouré de leurs divergences. L’artiste était coco, le potard socialo. Les composantes de l’union
populaire s’appliquaient vaille que vaille à composer. La joute parfois virait au combat de coqs. Quand il y avait prise de bec, je comptais
les points. Je savais qu’ils se réconcilieraient le soir même, en martyrisant le sommier du nid d’aigle qui n’en pouvait
mais. Ces batailles d’idées forgeaient ma prise de conscience politique. Elles
me ramenaient à Saint-Jean où mon père et celui de Jean s’étaient affrontés
maintes fois pour les mêmes raisons.
Fabre estimait avoir fait le grand saut en rejoignant les jeunes de la SFIO à
la faculté, car son père, à l’instar de mon grand-oncle, était de ces « rad’soc »
que son amoureux appelait avec malignité « réac’soc », ce qui ne
laissait rien présager de bon sur l’avenir du front. Il vantait les qualités,
indéniables à son sens, de l’ancien Président du Conseil, dont le peintre
dénonçait les atermoiements. « Un coup, j’interviens, un coup je regarde
ailleurs » persiflait-il au sujet de la guerre civile en Espagne. Le pacte
de non-intervention s’était désagrégé de toutes parts ; seuls les
angliches semblaient vouloir s’y tenir malgré l’abomination : en avril, les
avions de Hitler avaient réduit en cendres la ville de Guernica, faisant
plusieurs milliers de victimes. André avait beau jeu de dénoncer l’attitude de
Blum, lequel avait finalement opté pour un « relâchement » de la
politique de non-intervention et fini par approuver la livraison d’armes aux
Républicains. Trop tard. Fabre, néanmoins, vouait un véritable culte au
socialiste. C’était davantage en vertu des ignominies qu’avait eu à subir l’homme
d’État, agressé physiquement par les fascistes et sans cesse calomnié, comme le
furent, pour la plupart, les membres du gouvernement d’union, dont, au premier
chef, le ministre de l’Intérieur, Salengro, que les tombereaux de fumier
déversés sur son nom avaient conduit au suicide. C’était le caractère généreux
et compassionnel de Marcel qui l’inclinait à défendre mordicus son grand homme.
On apprendra par la suite avec plus de détails que j’ai entretenu avec lui une indéfectible amitié
jusqu’à sa mort. Une fois l’an, dès que la terrible parenthèse se fut refermée,
ceux qui demeuraient de notre groupe se retrouvaient au Colombier pour des
agapes du souvenir, où l’humour de Marcel faisait merveille. Je n’étais pas en
reste : évoquant la période où j’avais eu le bonheur de le rencontrer, je l’avais
gratifié un soir, sous l’effet d’une boisson désinhibante, d’une version très
originale d’une chanson en vogue de ces années-là :
Au cours de ces conversations passionnées d’antan, j’avais appris, stupéfait, que Louis Rochs, le frère de maman, était l’une des personnalités les plus importantes du Parti Communiste de la région. Lui, si affable, si bon, qui me choyait quand sa tournée le menait au village, s’avérait meneur d’hommes dans le secret des cellules du Parti. Un héros, selon Foulques, qui admirait son engagement au sein des Brigades. Le jeune homme bleu s’était par ailleurs enquis subtilement de la science que j’avais des mœurs de mon oncle. Je n’en avais qu’une vague intuition, comme si j’avais perçu l’un de ces signaux qui, je l’apprendrais par la suite, nous alertent sur les inclinations d’un frère en déviance. Il emprunta toutefois de multiples détours pour m’informer que mon oncle était l’un d’entre nous, qu’il était l’amant du patron de l’hôtel Majestic et qu’il avait noué, dans sa prime jeunesse, la liaison qui le révéla avec René, le serveur efféminé du Colombier.
La grande ville était assurément bienveillante, qui accueillait de la sorte ceux que l’on réprouvait haineusement dans les campagnes. Dans cet illusoire cocon, je m’en étais persuadé. À tort.
(À suivre)
© Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022
Là, il y a vraiment beaucoup à dire... je m'intéresse aux brigades internationales, (il y avait des Belges dans les bataillons Commune de Paris et Louise Michel, bon, peut-être pas énormément...) // en Angleterre, Julian Bell aussi, le neveu de Virginia Woolf (proche des Cinq de Cambridge) (et de Anthony Blunt ;-) ...) et même 3 bataillons aux États-Unis et au Canada (souvent des militants syndicaux). Je sais que c'est extérieur à l'histoire ici contée...
RépondreSupprimerJe croyais que Léon Blum était mort en déportation, mais apparemment, non. Ma mémoire me trompe.
Là, je vais devoir commencer à noter les noms des personnages ;-) je trouve le personnage de l'oncle intéressant aussi... :-) c'est bien qu'il revienne de temps en temps.
Seize ans ;-) l'âge des grands enthousiasmes... et/ou des prises de conscience. Pour moi, ce fut le 11 septembre 1973.
Et en novembre 1975, Franco mourait.
Pivoine : oui, Blum dirigea le gouvernement de la libération ; ce n'est pas rien. Les nazis et leurs commensaux lui intentèrent un procès et il fut emprisonné puis déporté à Buchenwald. Il fut libéré en 45.
RépondreSupprimerL'oncle reviendra plus tard, comme je l'ai écrit dans un épisode antérieur.
C'est à la fois précis et drôle avec des trouvailles comme ces certitudes "ébréchées". Si j'en crois l'un de vos billets, vous avez écrit cette page dans l'urgence. Chapeau !
RépondreSupprimeruvdp : non, ce n'est pas à comparer avec Dresde, bombardée pendant un conflit mondial.
RépondreSupprimer@Pivoine
RépondreSupprimerAnthony Blunt, quel personnalité absolument fascinante !