L’œil était d’un noir profond sous la mèche rebelle qu’une brise opportune avait soulevée ; noir était cet œil, aussi, d’une colère que le garçon ne parvenait à dominer tout à fait.
« Tu m’as évité toute la semaine, Bertrand. Pourquoi ? »Comment lui dire qu’il avait suscité mon désir, que j’avais eu tant de difficulté à le soustraire à mes pensées, que je voulais l’éloigner de mes fantasmes, que j’avais cédé, une nuit, à mes pulsions adolescentes en l’appelant, que son image, lancinante, avait chassé, le temps d’un spasme, celle, d’ordinaire obsédante, de celui que je devais aimer plus que tout ? Comment lui dire que ma raison cheminait jusqu’à Saint-Jean, où, j’en avais conscience, nulle tentation ne s’offrait à mon ami, que je savais seul, irrémédiablement seul, lui qui n’avait à l’esprit que mon souvenir pour vivre sa différence, alors que la grande ville me soumettait à la tentation, incarnée par cet ange gracile, et que, si j’avais été chrétien, j’aurais invoqué la puissance divine pour que s’écarte de moi ce calice ? Je maudissais le sort qui le mettait sur ma route aujourd’hui. Je ne pouvais me défiler. Il était de la plus élémentaire des courtoisies que je converse, même brièvement, avec cet envoyé du diable que j’avais feint d’ignorer, à tel point que je l’avais visiblement rendu malheureux. J’inventai que je craignais que la complicité qui s’était installée entre nous dès les premiers regards, ne vienne me distraire de l’étude car « Tu comprends, j’ai tellement de retard à rattraper ! ». De cette voix si douce, nimbée d’un léger voile, de celles que l’adolescence toute fraîche entraîne, au détour d’une phrase, vers le rauque, s’efforçant de contenir une émotion qui, cependant, ne m’échappait point, Émile me confia qu’une telle rencontre, dans les murs du lycée, à l’aune d’indéniables affinités, avait fait de moi un élu. Précipitant le rythme de son discours, il me priait – j’entendis bien qu’il me suppliait – de revoir mon attitude, affirmant qu’il respecterait mon désir d’être bon élève, sans m’en distraire, il le promettait, mais que nous pouvions être amis. Il ne fut pas dit, mais c’était une évidence, qu’il avait perçu en quoi nous étions si proches, pétris dans la même glaise, guidés par un sixième sens qui déjouait toute tentative de dissimulation. Boisselier avait fort bien compris que les voies que j’empruntais pour m’expliquer n’étaient que chemins de traverse. Mes efforts pour sortir de l’ornière dans laquelle je m’embourbais lamentablement ne pouvaient l’abuser. Le ton avait changé, plus assuré à présent :
— Tu sais, Claude, il ne faut pas me croire plus naïf que je ne le suis. Lundi dernier, quand nous étions voisins de table et que ta cuisse a touché la mienne, tu bandais. Et moi aussi ! Fais-toi mal et reste au fond de la classe, si tu veux. Moi, je pense qu’on peut trouver un terrain d’entente, même si ton cœur est ailleurs, comme j’en ai le pressentiment. Tu viens d’arriver dans ce bahut où tu ne connais personne, et moi, j'ai besoin de quelqu’un à qui je puisse me confier. Quelque chose me pèse que j’ai trop de mal à porter. Tu n’as rien à perdre à être mon ami, réfléchis.
Mon camarade m’avait mis à jour en quelques secondes, me laissant ébahi de tant de perspicacité. Je bredouillais quelques banalités. Je devais rejoindre ma famille, c’était mon anniversaire, le temps était magnifique pour un mois d’octobre, je n’aimais pas le son de l’accordéon, on verra bien. Mon affolement soudain fit naître un sublime sourire de connivence, lorsqu’un appel péremptoire surgit des bords du Lez : « Émile, qu’est-ce que tu fais encore ? Dépêche-toi, on a pris une barque, papa est furieux après toi, une fois de plus ! » Le bel Émile, visage en berne, me quitta sur ces mots : « Mon con de frère, excuse-moi. À demain. Peut-être ? » La voix venue du fleuve était celle de l’inquiétant Désiré Boisselier. Lequel, je m’en félicitai, de sa position, n’avait pu nous voir. Le lendemain, à huit heures et demie, je repris ma place aux côtés de mon nouvel ami. Il portait un pantalon d’homme.
(À suivre)
© Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022
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Illustration : John Waiblinger Art
Fais le !
RépondreSupprimerLa livraison de la semaine confirme votre réel talent d'écriture. On est en haleine pour découvrir la suite.
RépondreSupprimerMerci Thibault, je transmets à Claude.
RépondreSupprimerJoachim : merci pour le compliment. Moins de commentaires : lassitude ?
Le feuilleton est pourtant bien lu, statistiques à l'appui.
Je n'ai aucune idée de la façon dont s'entendaient les collégiens dans les années 30 (à part ce qu'en disent des romans...) mon père avait 15 ans en mai 40 et ma mère 16 ans. Et la guerre a tout pulvérisé. Ils ont eu faim, ont vu disparaître les jeunes Juifs, les uns après les autres, sans comprendre pourquoi, (sauf que mon père s'est insurgé contre le port de l'étoile...) et ils avaient sans doute tout le temps peur. Bon. Mon commentaire n'est pas très joyeux... entre 1935 et 1939, ils ont dû être plus insouciants (mon père fréquentait le lycée français de Bruxelle.) ... mais pas tellement. Il y avait de quoi s'inquiéter... // mais pour ce qui fait le sujet du roman... honnêtement, ils n'y comprenaient vraiment pas grand chose (autant dire, rien...)
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