lundi 10 octobre 2022

Mon amant de Saint-Jean | Épisode 48* : Nous étions beaux.

   

(...) nous avions oublié qu’il y avait un lit pour nous accueillir

   Sous le tricot de fine laine que je le priai d’ôter, une fine chemise gris perle à col officier. Je m’approchai et entrepris d’en défaire les boutons un à un, méthodiquement, avec une lenteur très étudiée, affectant un flegme censé faire illusion. Intérieurement, j’étais au supplice. J’avais hâte, mais je devais adopter la tranquille assurance qui sied à un maître de cérémonie. Mon partenaire de jeu n’était pas dupe du simulacre, que je sentais frémir sous mes doigts, qui maintenant gardait un silence qu’un léger souffle troublait à peine, saccadé, soudain, quand j’écartai les pans de la chemise. Devant ce corps à demi dévoilé, que nul, avant moi, n’avait effleuré, j’étais déjà au bord de l’ivresse. Un bref instant, fulgurant, je pensai à Jules, que je n’avais jamais regardé avec la même attention. J’avais l’impression que c’était pour moi une nouvelle première fois. Je continuai aussi lentement que possible la mise au jour de ce corps qui se révélait harmonieux, sans défaut, un cadeau du ciel ou de l’enfer. Pas de ceinture autour du pantalon, juste une agrafe qui n’opposa aucune résistance, un bouton, une fermeture Éclair et le glissement de l’étoffe le long des jambes, – ne pas s’attarder tout de suite à l’endroit où culminait le désir – la découverte des cuisses, une hésitation aux genoux, et enfin, le pantalon chiffonné, à terre, et, tout là-haut, le dégager de sa chemise et le contempler après qu’il eut fait disparaître, comme par magie – où étais-je, en cet instant, comme désincarné ?– le caleçon de coton écru, dernière pièce de tissu à libérer pour que s’achève mon œuvre. « Tu sais, il n’y a que ma mère qui m’a vu entièrement nu jusqu’ici. Et je n’étais pas bien vieux ! » souriait-il. « Tu n’as pas honte de rester habillé ? ». — Pardi ! je vais me débarrasser de tout ça en un clin d’œil ! » et je me retrouvai nu, moi aussi, debout à côté de lui. Nos chairs électriques enfin réunies, cette sensation de nous fondre l’un dans l’autre nous étourdissait au point que nous avions oublié qu’il y avait un lit pour nous accueillir, un lit d’amour, déjà, celui où Marcel et André nous avait maintes fois précédés. Il tenta un baiser pour que la fusion soit totale : « Tssst, sifflai-je, il y a tant de recoins où poser nos lèvres. » Et notre amour se fit. Pas de heurts, des caresses. Et l’extase démultipliée à la vue de nos corps se reflétant dans le grand miroir fixé à la porte d’entrée, face au lit où, enfin, nous nous étions emboîtés ; mais l’on aurait pu continuer debout, dans le fauteuil Voltaire, sur le bureau de Marcel, sur le parquet de chêne fatigué, tant notre appétit de l’autre abolissait toute raison. Nous étions beaux. Ce fut dit mille fois : « Tes fesses sont belles – Les tiennes aussi, que je peux chérir, regarde : je les parcours doucement, je les empoigne, je les couvre de baisers – Et nos verges, vois-les, jumelles, qui se marient ! Je ne peux plus attendre, on va se mélanger. » Qui avait parlé ? Nous nous confondions. De maître, je devins esclave, me livrant à lui, enfouissant en moi sa jeune et grandiose virilité. Au premier assaut, je crus m’évanouir. Il en prit peur, voulut se dégager. Je m’y refusai, car il y a des maux qui font du bien. « Sois doux, je m’habitue, j’aime, maintenant » le rassurai-je. Le moment qu’il avait tant espéré arriva. Il jouit dans un cri que j’étouffai de ma main, comme je l’avais fait de mes gémissements de joie quand il me taraudait. L’acte était accompli et nous restions soudés l’un à l’autre, nos fluides intimement partagés. Émile se détacha de moi pour me dévorer de baisers et se mit en devoir de laper, comme un chiot, les preuves de notre félicité. L’homme-enfant m’examinait à présent, ivre de gratitude.

   –  Tu as vu, on ne s’est pas embrassés, plaisantait-il ! Il est presque six heures. Je ne dois plus penser à ce qui vient d’arriver, sinon je vais avoir encore envie. Au moment où…, j’ai failli dire je t’aime, c’est tout. J’ai tenu promesse, tu vois. Tu as aimé, ça ne ment pas. Tu regrettes pas ? Tu vas le lui dire ? On le refera ?
– Oui, j’ai aimé. Non, je ne regrette pas. Oui, je lui dirai, parce que c’est autre chose, il comprendra. Je ne sais pas si je pourrai le refaire… avec lui.
C’était lui donner à espérer, je le savais. Je m’en voulais de réagir impulsivement. Mais j’étais tellement sincère. Sous l’empire de ma sensualité, j’étais désarmé. Je savais que ce garçon trop joli – et si doué pour l’amour, de surcroît – m’avait en quelque sorte ensorcelé. Je m’étais donné entièrement. Je n’avais pas goûté aux délices de la chair depuis si longtemps, me disculpai-je. C’était sa première fois et il était heureux. J’avais une responsabilité à assumer. J’étais éparpillé.
   Je n’eus pas à remettre les clés au gardien : André Foulques sortait du Théâtre quand j’y arrivai encore chancelant. Pas de questions, pas la moindre allusion. Simplement « Tu es à l’heure, ça fera plaisir à Marcel ». Je m’amusais in petto que les deux « vieux » allaient sans nul doute défaire à nouveau le petit lit le soir même. Je les enviais d’avoir toute la nuit pour eux. Après le repas du soir, pendant lequel Magali me dévisagea comme si j’étais un homme nouveau, j’écrivis une longue lettre à Jules. Comme toujours, c’était une lettre d’amour.
(À suivre) 
©  Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022
Épisodes précédents : cliquer

* La division en chapitres n'est pas encore définie. J'ai jugé préférable de numéroter les épisodes depuis le premier, qui fut publié le 8 novembre 2021. Si l'envie vous venait de remonter le temps (en cliquant sur le libellé Mon amant de Saint-Jean), vous constaterez que quelques épisodes sont manquants. Les résumés (je n'en fais plus : ils seraient plus longs que le texte de la semaine) publiés précédemment aideront à reconstituer la narration. Enfin, pour les "nouveaux", je rappelle que j'écris les épisodes au fur et à mesure (la veille ou l'avant-veille, en général). Comme je l'avais fait pour Tombe, Victor !, l'ensemble sera retravaillé par la suite. Pour l'heure, je me laisse porter par l'histoire, comme vous.
Silvano/Louis 



9 commentaires:

  1. Terriblement émouvant…
    estèf

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  2. "il y a des maux qui font du bien". Et les mots de Silvano aussi. Un grand merci pour cet épisode très sensuel et très attendu.

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  3. Décrire le sexe sans tomber dans le graveleux : belle prouesse ! Vous sachant cinéphile, je lis quelque part une référence à Godard. Je me trompe ?

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  4. ¡Qué hermosa descripción de ese momento!

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  5. Je partage complètement l'avis d'Antoine D. C'est superbement écrit, et vous savez relancer l'intérêt, c'est le moins qu'on puisse dire.

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  6. Torride et jamais vulgaire. Chapeau !

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  7. Une fermeture Eclair pour braguette avant la guerre ? Je ne me rappelle pas pas d'en avoir eu une avant les années 1970 : https://fr.wikipedia.org/wiki/Braguette .

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