Des garçons qui s'embrassent... |
Colmar, novembre 1937
Des garçons qui
s’embrassent, des garçons qui se caressent, des garçons nus qui s’unissent
jusqu’à l'accomplissement, il y en a des centaines, des milliers, sans doute, dans un monde qui n'est pas le sien. À la pension Bauer, où Roland Sieffert vit cinq jours sur
sept depuis son entrée au lycée de garçons, réside aussi, au premier étage, où
sont les « grands », l'admirable Quirin, son pays de Neuf-Brisach. Il
le voit chaque jour lors des repas pris en commun dans la grande salle à manger
où l’odeur de la soupe du soir se mêle à celle de l’encaustique. Son aîné l’a
pris sous son aile dès son arrivée à Colmar. Et c’est une souffrance
quotidienne. Ne pas l’observer longuement, laisser fuir le regard, l’air de
rien, ne pas manifester d’autre intérêt que celui de la conversation :
généralités d’ordre scolaire, souvenirs communs de la ville fortifiée, du
tournage de La grande illusion, potins…
« Je me suis laissé dire que tu en pinces pour la petite Mathilde ;
beau brin de fille ! » Il faut sourire à l'allusion, en connivence, ne pas hausser les
épaules, surtout, puisqu’on a décidé de faire semblant.
La pension Bauer accueille
depuis des lustres les jeunes Néo-Brisaciens protestants venus faire leurs
études dans la grande ville. Au deuxième étage, celui de ses rêves et de ses cauchemars, le lycéen partage sa chambre – deux petits lits, deux armoires en
merisier, un bureau – avec son condisciple Georges Küss. C’est un garçon qu’on
définirait d’ordinaire, semblable à tous les autres, pas beau, mais sans
disgrâce, rompu aux disciplines sportives, un jeune homme sans aspérités, qui,
certains soirs, se fait du bien en feuilletant Pour lire à deux, dont il
a subtilisé un exemplaire caché sous le lit de son grand frère qui ne manquera
pas de s’en apercevoir, et tant pis pour la raclée prévisible. À la lueur d’une
petite lampe de poche, enfoui de la tête aux pieds sous la couverture de laine,
Pierre se repait de ces femmes nues. Cette forme qui s’agite, crescendo, sous la
tente improvisée, serait, en d’autres circonstances, d’une irrésistible
drôlerie. Dans sa frénétique recherche du plaisir, le garçon peut-il ignorer
que son coturne, supposé endormi, ne perd rien de ses divagations solitaire ?
L’idée en est venue à Roland : peut-être souhaiterait-il un rapprochement,
un partage de l’instant où l’extase culmine. Il parvient, arc-bouté sur ses résolutions,
à éloigner de ses pensées la tentation de rejoindre son voisin dans ses
divagations solitaires. Et puis, qu’en serait-il de la réaction de ce compagnon de chambre qu’il
connaît encore si peu ? Probablement se borneraient-ils à savourer simplement
une complicité de jeux « entre hommes » sans conséquences.
Pendant l’action, son sexe s’est dressé : il est urgent de penser à autre
chose, au cours de mathématiques du matin, au dernier film du Colisée, aux
cow-boys, aux grands espaces, aux vaches... à Mathilde - en pleurer ou en rire ? - Au râle, étouffé, mais trop
distinct, de son camarade, succède, annonçant le sommeil, la respiration enfin
tranquille de qui a trouvé la paix. Sieffert, lui, ne connaît pas la sérénité. Il dormira peu. Demain, il répondra enfin à cette lettre de
Marcel qui se froisse dans la poche de sa veste depuis si longtemps. Il lui
redira plus clairement, malgré le sentiment d’avoir été compris entre ses lignes maladroites, ce qui fait
son tourment de chaque instant. Le Montpelliérain lui a écrit sans détours
qu’il a un amant. Il lui dira qu’il ne peut en avoir, qu’il se sent incapable
de toute tentative d’approcher un camarade, si charmant soit-il, et, encore
moins de faire à l’autre Roland, l’aveu du désir qui l’accable.
(À suivre)
© Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022
Épisodes précédents : cliquer
Pierre se repait de ces femmes nues... |
1 / Photo Matt Lambert
2 / Dessin de Jean Olin (Pour lire à deux, 1935)
Ce retour en Alsace est une jolie surprise. Ce roman choral est passionnant de semaine en semaine.
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