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Il changea brusquement d’attitude... |
Maman lui avait proposé de partager le plantureux
goûter qu’elle avait préparé pour fêter mon retour : gâteau « de famille »
(petits-beurre trempés dans le café, crème au beurre, chocolat fondu, cerneaux de noix, le tout
étant mis à refroidir, dehors, toute une nuit) dont la saveur, quand je l'appelle, imprègne à nouveau mon palais, chaussons aux pommes de chez
Chaumard, dont je connaissais bien, en souvenir ému, le goût particulier et chocolat fumant étaient destinés à me faire oublier l’éreintante journée de voyage. Goupil s’était défilé
en prétextant une course chez Alazar, l’épicier. Il lui fallait, avait-il prétendu,
reprendre ensuite son travail à la menuiserie.
« Tu comprends, j’aurais eu plus d’yeux
pour toi que pour les pâtisseries. Je t’aurais dévoré juste en te regardant. »
me confia-t-il quand nous fûmes seuls.
En ce dimanche matin frileux, le coup de sonnette bien connu s’était fait
entendre et j’avais rejoint dans la ruelle le garçon qui m’aimait. Par bonheur,
cette année-là, un ciel bienveillant, troué d’un soleil qui aurait bien aimé
enjamber l’hiver, permettait les balades à bicyclette sans avoir à craindre
les embardées sur les chemins enneigés, entre les congères que les vents
féroces mettent d’ordinaire, en cette saison, sur la route des imprudentes
jeunesses. En cadeau de Noël anticipé, Jules avait reçu un duffle-coat et une
écharpe de laine tricotée par sa grand-mère qui lui donnaient fière allure.
Juchés sur nos bolides, sans se concerter, nous filâmes jusqu’aux amandiers,
notre territoire de toujours, où les arbres s’étaient penchés sur nos jeux d’enfants
avant de veiller, complices, sur nos premiers baisers. C’était aussi le
temple des confidences et de notre secret. Il avait changé en ces quelques mois :
aussi râblé et vigoureux qu’Émile – comment le chasser de mes pensées, celui-là ?
– était finement dessiné et docile, il était devenu un homme. Seul pétillait
son regard, qui semblait résister à la maturité. Il m’embrassa. Il me rajeunissait,
me ramenait aux premiers émois, mais j’avais connu autre chose, depuis, que ces
animales étreintes. Il le ressentit. « Je ne sais pas si on pourra le
faire : Etienne est parti chez son neveu pour Noël. Je ne sais pas quand
il reviendra. J’ai tellement envie. » Était-ce une malignité du destin, un
coup du hasard, une fatalité ? Il changea brusquement d’attitude, se ferma
un court instant. Il pressentait l’existence d’un autre, je le savais. « Ce
doit être formidable, Montpellier : tu dois avoir plein d’amis, maintenant ? »
Tout était dit en peu de mots. Je pense que j’ai rougi. Il m’embrassa à nouveau,
avec force, presque violemment, faisant corps avec moi. « J’ai joui, merde ! » J’ai
ouvert mon pantalon, je me suis branlé pour qu’il sache que je l’aimais
toujours, malgré tout ; et définitivement. Revenu au calme, je lui parlai
du lycée, des Nathanaël, de Magali, de ma famille, du cinéma, de mes lectures.
Jamais je n’évoquai Boisselier, puisque, assurément, il savait. Il me raconta les
noces de la Gleizes et du berger, qu'il définit "marrantes", et me dit qu’il avait appris les fiançailles
de ma sœur et de Raynal. « Tout le monde se marie, sauf nous. »
dit-il avec une gaîté ombrée d’un vague dépit. La nature de l’homme est d’être
volage, je l’avais appris en peu de temps. Je m’étais persuadé, après maints atermoiements, que je pouvais bien me permettre des écarts que le
tempérament de mon âge excusait. Mais j’étais convaincu que Jules Goupil était
l’homme de ma vie.
© Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022
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(...) gâteau « de famille »... |
Avec deux scènes plus que symboliques, celle du goûter gourmand et celle de la chaude étreinte, vous réussissez en quelques lignes à faire sentir l'inexorable passage du temps sur ces garçons qui deviennent des hommes. Encore un très bel épisode.
RépondreSupprimerIl y a plein à dire, sur ces deux derniers chapitres... mais il faut faire court... les histoires d'adolescence (me) ramènent incroyablement au temps de l'adolescence (peu importe l'époque...) J'ai adoré le passage du gâteau. J'ai des amis qui me le demandent pour leurs anniversaires... avec des variantes pour les crèmes. Il a toujours bcp de succès !
RépondreSupprimer... Bravo pour tout !
Voici LA recette du gâteau de famille
RépondreSupprimerudvp : j'en dis l'essentiel, non ?
RépondreSupprimerPivoine : oui, il y a des variantes.
Ludovic : venant de vous, je rougis à mon tour.
Merci pour ce texte magnifique et sa "madeleine". Comme on le voit sur votre photo, chez nous, on alterne crème au beurre et chocolat. Ma grand-mère (et nous, par la suite) utilisait de la crème Mont Blanc au chocolat. Chacun adapte la recette à son goût. Le mien est, bien sûr, le meilleur ! J'aime beaucoup le fait que Ludovic souligne la qualité du texte, et pas seulement son côté gourmand. On a hâte comment la relation des deux garçons va évoluer. Merci pour tout cela.
RépondreSupprimerok
RépondreSupprimerJe l'aime bien Jules. J'ai une affection particulière pour ce personnage contraint par l'autorité paternelle. Cette belle force de vie adolescente empêchée dans son envol...notre monde est tellement doué pour couper les ailes des anges...
RépondreSupprimerEt puis, ce soleil impatient "qui aurait bien aimé enjamber l'hiver" est une véritable douceur.
Marie
Comme l'écrit Marie, il y a de fort belles trouvailles comme ce soleil frileux et ces "madeleines" gourmandes. Nous allons apparemment vers un "roman-fleuve".
RépondreSupprimerQui s'en plaindrait ?