Ce n’était pas le vent, de plus en plus violent, qui avait attisé les larmes... |
En cette soirée de fête, nul ne comprit pourquoi je
m’étais esclaffé en ouvrant le paquet qui m’était destiné – on attribua ma
gaieté au plaisir de recevoir : c’était un duffle-coat strictement identique au
sien, commandé sur le même catalogue ou acheté au Vigan, à "L’homme
impeccable". La perspective de sillonner les rues de Saint-Jean, le
lendemain, vêtus de la même façon, amplifiait d’autant ma bonne humeur. Nous
étions déjà frères de sang et le sort faisait de nous des jumeaux, par la grâce
de la maison "Dubois, Confection de qualité", comme l’attestait
l’étiquette. Le lycée m’avait gratifié d’une inscription au tableau d’honneur
assortie de la mention « encouragements ». Mon père s’en était réjoui
au point de porter de nombreux toasts de Clairette de Die à mon succès.
Maman l’en excusa : « C’est exceptionnel, n’est-ce-pas ? »
s’émut-elle, avant que les ronflements de l’auteur de mes jours ne sonnent
l’heure de l’extinction des feux. Dehors, de gros flocons menaient leur
sarabande. En quelques heures amoncelés, ils avaient recouvert le sol d’un
épais tapis d’un blanc. La neige a ceci de particulier qu’elle nous ramène
toujours à l’enfance. Émerveillé, je restai posté près de la fenêtre,
extatique. J’avais cinq ans.
*
— Ah ça, tu dois bien t’amuser, là-bas ? Tu peux me le dire, si tu as fait des choses avec celui de ta deuxième lettre, celui qui lit du Gide. Je n’ai pas ton niveau, mais je sais te lire !
Le ton était presque badin, nullement narquois. Son sourire n’était pas triste.
— Oui, j’ai fait des choses, comme tu dis. Si tu sais me lire, moi, je sais t’écouter : et non, ce n’était pas comme avec toi. Tout autre chose. Simplement, je te le jure, il n’y a pas d’amour avec lui. Je l’aime bien, ou peut-être n’est-ce que pour le sexe. J’ai attendu tant que je pouvais, mais je n’avais qu’à tendre la main, tu comprends ?
Ce n’était pas le vent, de plus en plus violent, qui avait attisé les larmes qui coulaient doucement sur mes joues pendant que je reconnaissais ma faute. Je me sentais soulagé, pourtant.
— Moi, je vais me laisser faire par Andrzej, le polack, le petit apprenti du père Chaumard, qui me serre de près quand on se croise dans la ruelle. On est faits pareil, on n’est pas de bois. On sera quittes, mais moi, ce sera avec ta permission. Et jamais chez Etienne. Tu pleures ? Méfie-toi de la ville, faudrait pas virer mauviette, hein !
Sa bise fouetta mon visage, sonore, généreuse, fraternelle.
En peu de mots, Jules Goupil m’avait mis à nu. Il avait sondé mon âme, en avait tiré ses conclusions, me donnait une leçon d’amour, m’assénait sa vérité, mais il m’accordait un semblant d’absolution, et ça voulait dire : « Quand je te rejoindrai, un jour ou l’autre, nous serons fidèles l’un à l’autre, ou je te quitterai à jamais ». Le hasard avait voulu que, cette fois, l’amour ne puisse se faire. Quelles qu’en soient les raisons, nous n’aurions pas pu. Pas d’étreinte, juste des yeux plongeant au plus profond de nous. Il faudrait, désormais, tout se dire. Absolument tout.
Avant notre séparation, il m’apprit que Monsieur Benoît, l’instituteur, lui donnait des cours tous les soirs, dès qu'il pouvait quitter enfin l’atelier paternel. Nous étions son seul but. Il sécha des larmes que je n’avais pu réprimer. Il a dit simplement « Tu verras, ça ira, ce sera tellement bien, patience ! »
J’ai vu.
À suivre
Épisodes précédents : cliquer
(...) le petit apprenti du père Chaumard, qui me serre de près... |
1- Archives Gay Cultes, source indéterminée
2- Joseph Bail (1862-1921)- Le petit mitron
Oui Silvano, une belle leçon d'amour ! Est-ce la tendresse évoquée dans les commentaires du Lycéens qui vous inspire de si belles pages ?
RépondreSupprimerUn pensiero a Mozart no? + 5.XII.1791 +
RépondreSupprimerPas spécialement, non, Ludovic.
RépondreSupprimer... patience ! » J’ai vu.
RépondreSupprimerC est trop dur cette attente ! Je vais arrêter de lire semaine après semaine et attendre la sortie du livre .
uvdp ! oui, patience. Je pense fin 2024/début 2025.
RépondreSupprimerJe n'en sais rien, en fait.
RépondreSupprimerEncore un très bel épisode qui retranscrit très bien les couleurs du temps. La scène du café est très amusante. Ensuite, la rencontre des deux garçons en contrepoint est très émouvante. Je reste fidèle à ma lecture hebdomadaire et soutiens cette démarche. J'ai compris votre humour agacé en réponse à votre lecteur.
RépondreSupprimerEncore une très belle page, merci.
RépondreSupprimerJ'aime beaucoup cette version du "divin enfant". Épisode très riche. On passe du rire à l'émotion, bravo !
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