Magali (...) m'offrit un nœud-papillon de soie noir |
Dans la Micheline flambant neuve qui me ramenait à Montpellier, je
réfléchissais. Le ronronnement de l’autorail était bien plus propice à la
réflexion que le "tadam-tadam" des bogies du train à vapeur. C’était le dernier
jour de l’année de tous les chambardements, où j’avais vécu corps et âme, intensément, où j'étais né à la vraie vie.
Aujourd’hui, la confusion régnait dans mon esprit. Je voulais être aimé d’Émile
Boisselier sans l’aimer, faire avec lui l’amour qui n’avait pu se faire à
Saint-Jean avec l’élu de mon cœur. Je mesurais combien Jules Goupil était un
être d’exception qui m’avait en quelque sorte absout d’un péché que d’aucuns
auraient jugé mortel. Je savais qu’il avait inventé de toutes pièces l’histoire
de l’apprenti polonais aguicheur. « Mais moi, ce sera avec ta permission. » avait-il dit. Fadaises ! Cette approbation tacite de mes égarements était la plus
absolue des preuves d’amour. Comme on garde longtemps en bouche, avant son absorption, la
dernière bouchée du gâteau préféré – pour moi, celui d’une tendre mère –, j’avais
encore aux lèvres la saveur du dernier baiser de l’homme de ma vie. Il avait le
goût du blanc-cassis de Noël que rien, malgré les agapes autour de la table
familiale en vieux chêne fatigué, n’avait réussi à dissiper. Comme un signe que
je n’étais pas encore tout à fait sorti de l’enfance, je pensais « Quand
tu embrasseras Émile, tu ne mettras pas la langue ». Je vivais comme une
agression les multiples haltes du convoi jaune et rouge dans ces petites gares
où grésillaient les haut-parleurs Bouyer en métal qui annonçaient les minutes d’arrêt
qui me rapprochaient lentement de la grande ville.
Vers sept heures du soir, je parvins à Montpellier où m’attendait une surprise de taille qui n’était pas pour atténuer mes tourments : mon grand-oncle avait réservé une table de réveillon à l’Hôtel du Midi, quartier général de la famille Boisselier ! La Saint-Sylvestre du prestigieux établissement était le nec plus ultra en l’espèce, où se côtoyaient les notables montpelliérains et les figures du milieu intellectuel de la cité languedocienne. Magali avait fait nettoyer mon unique costume et m’offrit un nœud-papillon de soie noir qui fit bel effet sur ma chemise blanche au col fraîchement amidonné, repassée par les mains expertes de cette chère Amélie. Les sourires, l’entrain, la gouaille de ma cousine ramenèrent tant soit peu le calme sous mon crâne où s’était déchaîné un vent de panique à l’annonce de l’épreuve qui m’attendait. Serait-il là ? Quelle attitude adopter ? Feindre de l’ignorer ? Adresser un salut de camarade d’études ?
Je fus fixé à neuf heures et demie quand nous prîmes place dans la salle à manger aux vingt-deux lustres, vaste galerie de style rococo où des anges de stuc embouchaient les trompettes de la notoriété de rigueur en ce lieu. Une tablée réunissait ces messieurs du conseil municipal et leurs épouses, que présidait Jean Zuccarelli, le Maire, que mon oncle s’empressa d’aller saluer, en camarade émérite du Parti Radical. La paix civile régnait pour la soirée où les adversaires de toujours rivaliseraient de courtoisie républicaine. Le plus professionnellement possible, la table de la direction avait été placée près des cuisines, de façon à pouvoir scruter le va-et-vient du personnel. Autour du maître des lieux avaient pris place son épouse et ses deux fils, le roué Désiré et un Émile plus avenant que jamais, que complétaient vraisemblablement des membres de leur famille, un couple et une jeune fille qui affichait une mine renfrognée d’adolescente mal embouchée. Bien que fort éloigné de nous, je vis le haut-le-corps qui s’empara de l’ange blond quand je fis une entrée que j’avais voulue discrète au point de souhaiter que le parquet de bois ciré m’engloutisse à jamais. Ne m’échappa pas, non plus, le regard acéré que son aîné promena de mon amant à ma personne, regard chargé d’acrimonie qu’appuyait un sourire démoniaque. Plus près de nous siégeait la famille Fabre au grand complet où brillait Marcel le magnifique, plus beau, plus volubile que jamais, qui se précipita pour nous embrasser sans façon, Magali et moi, sous le regard intrigué et amusé à la fois de ma tante. Le repas fut plantureux, auquel je fis le meilleur accueil tant le voyage et l’heure tardive des libations avaient excité mon appétit. Un peu avant minuit s’installa un orchestre de six musiciens qui, en prélude à la fête, offrit quelques airs du répertoire classique, dont une Truite de Schubert qui me transporta au pied de la maison des Viguier, le jour où Solange Gleize s’était muée en complice de nos amours illicites. Fébrile, Raymond Boisselier fit soudainement irruption sur la petite scène et s’empara du microphone pour dérouler le traditionnel compte à rebours qui aboutit à un sonore « Bonne année 1938 ! ». Tumulte, effusions, cotillons : je pressentais que jamais je n’aimerais ces fêtes obligatoires où l’on formule des vœux, insincères pour la plupart.
Après l’ouverture du bal par Monsieur le Maire et son épouse au son de la Valse de l’empereur de Strauss, et dès que les musiciens se mirent à jouer des rythmes plus modernes, désireux de chasser les fourmis qui avaient engourdi nos jambes, je me précipitai au centre de la salle avec Magali où, le Champagne faisant son effet, je me contorsionnai sur une musique de Ray Ventura autant que la promiscuité le permettait. Tout juste, avais-je pu réagir à cette main surgie de nulle part qui glissait un morceau de papier dans la poche de ma veste. Je vis Émile se faufiler promptement entre les danseurs. Une bouffée de chaleur me cloua sur place. Plantant ma cousine au beau milieu de la foule, je repris mes esprits et gagnai l’entrée de l’hôtel dans le double but de prendre un peu d’air et de lire la missive qui me brûlait la main. Sous l’auvent de verre à l’armature de fer forgé, je lus ces mots hâtivement griffonnés : Bonne Année, je t’aime, demande la clé pour jeudi, je t’aime, E.
© Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022-2023
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Vers sept heures du soir, je parvins à Montpellier où m’attendait une surprise de taille qui n’était pas pour atténuer mes tourments : mon grand-oncle avait réservé une table de réveillon à l’Hôtel du Midi, quartier général de la famille Boisselier ! La Saint-Sylvestre du prestigieux établissement était le nec plus ultra en l’espèce, où se côtoyaient les notables montpelliérains et les figures du milieu intellectuel de la cité languedocienne. Magali avait fait nettoyer mon unique costume et m’offrit un nœud-papillon de soie noir qui fit bel effet sur ma chemise blanche au col fraîchement amidonné, repassée par les mains expertes de cette chère Amélie. Les sourires, l’entrain, la gouaille de ma cousine ramenèrent tant soit peu le calme sous mon crâne où s’était déchaîné un vent de panique à l’annonce de l’épreuve qui m’attendait. Serait-il là ? Quelle attitude adopter ? Feindre de l’ignorer ? Adresser un salut de camarade d’études ?
Je fus fixé à neuf heures et demie quand nous prîmes place dans la salle à manger aux vingt-deux lustres, vaste galerie de style rococo où des anges de stuc embouchaient les trompettes de la notoriété de rigueur en ce lieu. Une tablée réunissait ces messieurs du conseil municipal et leurs épouses, que présidait Jean Zuccarelli, le Maire, que mon oncle s’empressa d’aller saluer, en camarade émérite du Parti Radical. La paix civile régnait pour la soirée où les adversaires de toujours rivaliseraient de courtoisie républicaine. Le plus professionnellement possible, la table de la direction avait été placée près des cuisines, de façon à pouvoir scruter le va-et-vient du personnel. Autour du maître des lieux avaient pris place son épouse et ses deux fils, le roué Désiré et un Émile plus avenant que jamais, que complétaient vraisemblablement des membres de leur famille, un couple et une jeune fille qui affichait une mine renfrognée d’adolescente mal embouchée. Bien que fort éloigné de nous, je vis le haut-le-corps qui s’empara de l’ange blond quand je fis une entrée que j’avais voulue discrète au point de souhaiter que le parquet de bois ciré m’engloutisse à jamais. Ne m’échappa pas, non plus, le regard acéré que son aîné promena de mon amant à ma personne, regard chargé d’acrimonie qu’appuyait un sourire démoniaque. Plus près de nous siégeait la famille Fabre au grand complet où brillait Marcel le magnifique, plus beau, plus volubile que jamais, qui se précipita pour nous embrasser sans façon, Magali et moi, sous le regard intrigué et amusé à la fois de ma tante. Le repas fut plantureux, auquel je fis le meilleur accueil tant le voyage et l’heure tardive des libations avaient excité mon appétit. Un peu avant minuit s’installa un orchestre de six musiciens qui, en prélude à la fête, offrit quelques airs du répertoire classique, dont une Truite de Schubert qui me transporta au pied de la maison des Viguier, le jour où Solange Gleize s’était muée en complice de nos amours illicites. Fébrile, Raymond Boisselier fit soudainement irruption sur la petite scène et s’empara du microphone pour dérouler le traditionnel compte à rebours qui aboutit à un sonore « Bonne année 1938 ! ». Tumulte, effusions, cotillons : je pressentais que jamais je n’aimerais ces fêtes obligatoires où l’on formule des vœux, insincères pour la plupart.
Après l’ouverture du bal par Monsieur le Maire et son épouse au son de la Valse de l’empereur de Strauss, et dès que les musiciens se mirent à jouer des rythmes plus modernes, désireux de chasser les fourmis qui avaient engourdi nos jambes, je me précipitai au centre de la salle avec Magali où, le Champagne faisant son effet, je me contorsionnai sur une musique de Ray Ventura autant que la promiscuité le permettait. Tout juste, avais-je pu réagir à cette main surgie de nulle part qui glissait un morceau de papier dans la poche de ma veste. Je vis Émile se faufiler promptement entre les danseurs. Une bouffée de chaleur me cloua sur place. Plantant ma cousine au beau milieu de la foule, je repris mes esprits et gagnai l’entrée de l’hôtel dans le double but de prendre un peu d’air et de lire la missive qui me brûlait la main. Sous l’auvent de verre à l’armature de fer forgé, je lus ces mots hâtivement griffonnés : Bonne Année, je t’aime, demande la clé pour jeudi, je t’aime, E.
© Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022-2023
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Une Micheline |
Bonne année à vous Silvano et à nos amants !
RépondreSupprimerestèf
Émouvant épisode qui m'a remémoré ma mère comptant et recomptant ses sous et qui m'a offert mon premier voyage en train, en fait en autorail "Micheline" depuis les Chères au nord de Lyon jusqu'à la petite et magnifique gare saint Paul dans le vieux Lyon. J'avais trois ans.
RépondreSupprimerEt puis bien sûr ces rendez-vous impromptus qui nous mettent mal à l'aise et le rouge au visage... Que des souvenirs, merci Silvano, et bonne année!
Bonne et heureuse année Silvano et bonne année à tous les personnages de votre roman qui sont si attachants.
RépondreSupprimerDemian
Ravi de retrouver votre plume!
RépondreSupprimerQue cette année vous soit heureuse et douce.
Jules Goupil est l'ami idéal , tachez SVP Silvano de le ménager .
RépondreSupprimerPour nous mettre dans l'ambiance du repas https://p.cartorum.fr/recto/maxi/000/547/584-montpellier-montpellier-grand-hotel-midi-confort-modernepaul-henri-proprietaire.jpg