Nos débordements du jeudi nous laissaient flapis, mais rassasiés... |
Un studio devrait être un lieu d’étude pour étudiant studieux. La
garçonnière de Marcel Fabre, destinée, dans un premier temps, à potasser le
potassium et autres solides mous pour potards, était devenue lieu de débauche
depuis qu’il avait rencontré l’amour. Quand, avec Émile, j'allais y rivaliser d'ardeur,
l’après-midi, le lit était encore chaud des assauts qu’y avaient livrés les
Nathanaël la nuit précédente. Si la menace, proférée par André, d’ouvrir
certains dossiers, avait rendu l’aîné des Boisselier piteusement discret quant
aux mœurs de son jeune frère, nous prenions en ville et au lycée d’élémentaires
précautions. Si bien que nul n’aurait pensé que nous « en étions ».
Hormis l’extrême prudence avec laquelle nous grimpions jusqu’au pigeonnier de
nos délices, nous pouvions à présent nous montrer à Montpellier sans redouter le
scandale. Nous avions l’attitude qui sied, d'ordinaire, à deux camarades de classe
que lie une amitié des plus masculines. Dissimuler, se fondre dans la masse :
ce serait notre fardeau à perpétuité. Il nous faudrait conserver notre intégrité sans faillir, éviter de s’enfermer dans un « milieu » étriqué pour
ne pas devenir l’un de ces invertis que la crainte d’être découverts rendait
sournois, veules, et, quand ils se savaient en milieu favorable, extravagants,
perfides souvent, pour s’assumer enfin jusqu’à la caricature d’eux-mêmes.
« On ne sera pas des Charlus, nous, on ne nous appellera pas Mémé ! »
aimait à proclamer André, qui lisait les bons livres.
Nos débordements du jeudi nous
laissaient flapis, mais rassasiés, dont il fallait payer le prix en faisant une
toilette sommaire au lavabo d’où suintait une eau glacée dont, en riant, nous
attendions qu’elle produise une stalactite identique, au moins, à celles que j’avais
admirées lors d’une visite en famille de la Grotte des Demoiselles, non loin de
Ganges. Le poêle à charbon suffisant à peine à nous réchauffer, il ne restait qu’à redescendre pour arpenter l’esplanade d’un pas vif en devisant. Le
blondinet que j’avais un jour déniaisé et m’en vouait une gratitude éperdue, s’était
peu à peu révélé au fil de ces conversations hebdomadaires. Outre son physique
plus qu’avenant, c’était un garçon d’une remarquable finesse d’esprit, très
cultivé pour son âge, qui savait me surprendre et susciter mon intérêt pour des
formes d’art qui m’étaient étrangères. Comme nous contournions la
cathédrale Saint-Pierre, il me suggéra d’y entrer : — Tous les jours, à cinq heures,
Louis Baudier travaille ; c’est un grand organiste, tu sais ? s’enflamma-t-il.
Il joue du Bach, tu aimes ?
Ma culture musicale était alors des plus restreintes, se limitant aux chansons
à la mode et, tout au plus, à cette ode à je ne savais plus quel poisson, ce
morceau de Schubert que répétait inlassablement, au village, la fille Viguier. Sans attendre ma réponse, Émile m’entraîna dans le bel édifice du quatorzième
siècle où, me dit-il, il avait maintes fois servi la messe. Mécréant comme le
sont fièrement les Bertrand de père en fils, j’avais eu peu d’occasions, jusqu’alors,
de pénétrer dans une église. À peine étions-nous entrés qu’un vrombissement fit
trembler le navire de pierre, au point que je me demandai si les vitraux
allaient résister au choc. C’était comme si un orchestre de cent musiciens
avait joué de tous ses instruments simultanément, et le plus fort possible. J’étais
pétrifié. Mon comparse, lui, ne semblait nullement affecté et s’assit tranquillement
près du maître-autel, après s’être signé en faisant une génuflexion dans l’allée
centrale. J’étais dans un autre monde, celui qu’à Saint-Jean vomissaient mon
père et ses camarades de parti. La musique se fit tout à coup plus aérienne,
comme jouée par un flûtiste. Je ressentis la parfaite harmonie qui unissait les
sonorités surnaturelles de l’imposant instrument comme une révélation. Émile
écoutait, extatique, beau. Nous restâmes une bonne heure pendant laquelle s’enchaînèrent
les œuvres magnifiques de ce Bach dont mon compagnon avait prononcé le nom avec
dévotion.
À la sortie, de retour au réel, j’eus quelque peine à reprendre la
conversation.
— Alors, Claude, tu as aimé, on dirait. Tu es resté jusqu’à la fin, chapeau !
— Oui, balbutiai-je, je suis converti. Puis, sur un ton plus ferme : pas à
toutes vos simagrées, mais à cette musique. C’est magnifique !
— Je suis content. J’ai plein de disques, je t’en prêterai. Sinon, sache que ma foi n’est plus ce qu’elle était. Je me suis confessé
pour Noël. – Chez les Boisselier, c’est obligatoire. Eh bien, j’ai cru qu’en écoutant mes
péchés – tu y es pour quelque chose – le prêtre allait faire une attaque !
Je suis sorti du confessionnal au bord du fou-rire. Jamais je n’ai eu autant de
prières à réciter en guise de pénitence. En montant chez Marcel, tout à l’heure,
j’étais blanc comme neige, et zut, c’est à refaire !
Cultivé, fin d’esprit, il savait aussi être drôle. Malgré mes résolutions, je ne pouvais l’aimer moins.
À suivre
© Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022-2023
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Illustrations
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2 La grotte des demoiselles, à Saint-Bauzille-de Putois (Hérault)
Ce jeune Emile devient dangereusement séduisant. Jusqu'où emmènera-t-il notre héros?
RépondreSupprimerPour vous mettre dans l ambiance de la cathédrale https://www.delcampe.net/fr/collections/cartes-postales/france/montpellier/34-montpellier-la-cathedrale-maitre-autel-1201934725.html
RépondreSupprimerEmile a emmené son amant, non pas pour une union matrimoniale, mais pour s'unir devant l'orgue et vibrer en écoutant des œuvres de Bach, Jules aurait même pu se joindre à eux pour partager cet instant de grâce.
RépondreSupprimerDemian
Ah, ce régal retrouvé du lundi ! Encore une très belle page. J'adore les jeux de mots du début. Vous alternez très bien humour et gravité. Je reprends mon activité après de précieuses minutes enchantées. Merci.
RépondreSupprimerLu entre deux cours à des jeunes beaucoup moins policés que vos personnages, cet épisode est très riche. Votre entrée en matière du potard potassant le potassium est drôlatique. La référence à Proust et à sa peinture, tant soit peu hypocrite, des invertis, est bien venue. Succomber à Bach, il y a pire. Vivement lundi.
RépondreSupprimerOui. Succomber à Bach est assez agréable... cela m'évoque des concerts impromptus, en visitant certaines églises en France (notamment la basilique St Rémi, à Reims...) il faudrait que je relise Proust. Jeune, j'étais trop pressée de lire Gomorrhe ... ;-)
RépondreSupprimerEst-ce que Louis baudier est un personnage historique ou inspiré d'un organiste réel? Simple curiosité. Merci :-)
RépondreSupprimerPivoine : non, tout à fait fictif. Merci à tous pour vos commentaires constructifs.
RépondreSupprimerJ'aime beaucoup votre description des sons de l'orgue, des vrombissements, un orchestre de cent musiciens, une musique aérienne de flutiste...
RépondreSupprimerCet instrument m'émeut au plus haut point surtout dans des interprétations de Bah.
Claude a-t-il retrouvé le nom du poisson de Schubert, depuis ?
RépondreSupprimerJ'ai bien ri, merci.
Jules
Merci Pivoine d'évoquer les bons souvenirs des concerts de la Basilique St Rémi, j'étais aussi familier avec le vicaire, organiste de l'église Saint Nicaise. Quand enfant j'entendais l'orgue jouer j'allais me réfugier dans un endroit discret de l'église pour savourer un concert pour moi tout seul.
RépondreSupprimerDemian