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Le jeudi était le jour de l’amour... |
Octave Rochs était l’archétype du notable
radical-socialiste de la IIIᵉ République : mon grand-oncle était un
homme débonnaire, toujours d’humeur joviale, ouvert d’esprit. Mais sa tolérance
avait des limites ; à tel point que l’on peut imaginer ce qu’aurait pu
produire la révélation des mœurs de Marcel, fils de son meilleur ami, du jeune
Boisselier, et, pis encore, d’apprendre que son propre petit-neveu, ce lycéen
sérieux qu’il accueillait avec mansuétude sous son propre toit, était « de
la jaquette », comme on disait stupidement à l’époque. L’expression est,
hélas, encore en usage de nos jours, commune aux personnes de ma génération. Il
était heureux que ni le fils Fabre, ni moi, n’eussions des attitudes prêtant à
équivoque. Nous n’avions pas « des manières », nous n’avions pas « mauvais
genre », comme on disait. Dans le langage courant, les « invertis »
ne draguaient pas : ils faisaient des propositions. En tout état de cause,
nous devions faire, comme on le dit aujourd’hui, « profil bas ».
J’écoutais ce soir-là les disques prêtés par
l’enfant de chœur – je prenais plaisir à me gausser gentiment de lui en ces termes – quand l’oncle fit une entrée théâtrale dans le salon où le phonographe
répandait le son des grandes orgues de Notre Dame de Paris : « Mais,
on se croirait à la messe ici ! » Je soulevai vivement le bras de l’appareil,
comme si j’avais été pris en faute. Dans son fauteuil, d’où elle découvrait
cette musique que mon enthousiasme l’incitait à apprécier, Magali gloussait :
« Papa, tu n’es pas au courant que Claude veut entrer dans les ordres ? »
Souriant, le maitre des lieux nous invita à le rejoindre à la cuisine pour le
souper, toujours frugal, car le grand homme tentait, chez lui, de dissiper les conséquences
de ses repas d’affaires et des banquets républicains auxquels il se devait de
participer : il maudissait cet embonpoint qui le forçait à déboutonner le
gilet de son costume quand il était en position assise. Le soir était dévolu au
potage – plus à mon goût que la sempiternelle soupe de gruau de Saint-Jean –
suivi de fromage maigre et d’un fruit. Il n’y avait pas de quoi satisfaire l’appétit
féroce des deux jeunes personnes de la maison. Aussi emportions-nous subrepticement
des victuailles que nous dévorions, à l’étage, avant le coucher, car des stages
récents dans la cuisine à pas d’heure nous avaient valu quelques remontrances.
La vie quotidienne dans la maison de
mon oncle s’était organisée pour le mieux depuis mon arrivée. Je m’y sentais
chez moi. J’aimais la tranquillité de ce foyer d’accueil où je pouvais étudier
dans le calme, lire, rêver, heureux de ma réalité. Je prêtais la main aux
menues tâches de la maisonnée ; je mettais le couvert, débarrassais la
table, lavais la vaisselle à l’occasion (ce qui aurait grandement surpris mes
parents) : je leur étais redevable de tant de générosité. Je vivais ma vie dans
cette ville, j’apprenais chaque jour, j’allais au cinéma, à la bibliothèque – j’étais
boulimique de lecture ! – et j’y assumai, secrètement, mais ardemment, ma
différence.
Le jeudi était le jour de l’amour,
que j’attendais avec l’impatience du gourmet dans la perspective d’un repas
gastronomique. Pour autant, ne croyez pas que Jules était absent de mes
pensées. Nous nous écrivions chaque semaine. Marcel me remettait ses lettres
lors de nos petites réunions au Colombier, ces sacro-saintes entrevues des
« garçons comme ça d’obédience marxiste-léniniste » du samedi après-midi
qui débutaient après le départ du dernier client du déjeuner, quand René, le
serveur « de la jaquette » (chez lui, ça se voyait !), tirait les rideaux
imprimés des volatiles qui avaient donné leur nom au restaurant. Ce qui battait
de l’aile, en ce début d’année 1938, c’était bien le Front Populaire : on
pressentait que le gouvernement Blum était en sursis. Même si l’assemblée était
élue pour cinq ans, le Président du Conseil se heurtait à des oppositions
internes qui le fragilisaient. La situation internationale était alarmante. La France
était prise en étau entre les régimes totalitaires d’Allemagne et d’Italie. En Espagne,
c’était mal parti pour notre camp, et nous nous préoccupions du sort de mon
oncle, Louis Bertrand. Marcel défendait Blum bec et ongles, quand le bel André,
en bon communiste – on appuie, mais on ne participe pas, j’ajoute « on ne
sait jamais » – commençait à prendre le large. Je ne rejoignis pas, à
seize ans, le Parti de Maurice Thorez, comme j’en avais eu l’intention. Mon
père, pourtant « coco » bon teint, me l’avait expressément interdit
lors de mon séjour de Noël, arguant que les mois à venir s’annonçaient comme
porteurs d’épouvantables tempêtes. Un peu plus tard, je sus combien
prophétiques furent ses propos. Je me bornais à étudier et m’efforçais de maîtriser
l’art du grand écart amoureux où m’avaient menées les circonstances. Je
regrettais les rudes assauts de Jules Goupil et appréciais, en nouvel
esthète, l’élégance et la sensualité d’Émile. Pour combien de temps ?
À suivre
© Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022-2023
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(...) l’élégance et la sensualité d’Émile. |
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Rassemblement populaire du 14 juillet 1936 (via L'Histoire) |
Il y a de jolis traits d'humour, des références historiques et de la tendresse. Une fois de plus, on est comblés.
RépondreSupprimerCher Silvano, ou allez vous emmener nos héros avec le spectre de la guerre qui s'annonce?
RépondreSupprimerQuant a Thorez si j'ai bonne mémoire il allais se réfugier très rapidement chez les cocos...
J'attends la suite avec impatience, merci a vous.