lundi 20 mars 2023

Mon amant de Saint-Jean | Épisode 66 : Printemps précoce

 

J’étais émerveillé par les sonorités qui jaillissaient...

Souvent, nous évoquions Paris. À travers les récits, les articles de presse et les actualités cinématographiques, nous en étions venus à éprouver une certaine fascination mêlée de crainte pour la capitale. Nous imaginions avec quelque raison une fourmilière humaine grouillante de petites gens laborieuses, d’artistes, d’écrivains, de poètes, de financiers sans scrupules, de femmes chic et de catins, tout ce monde s’engouffrant à heures fixes dans le métropolitain, auprès duquel notre vieux tramway poussif faisait figure de patache d’un autre temps. C’est là que se jouait notre destin, entre les mains des politiciens, des hommes d’affaires et des banquiers. Les films que nous aimions reflétaient la condition humaine, telle que s’y vivait celle des prolos trimant sous le joug du grand capital. Nous étions tout autant subjugués par la nouvelle culture dont les surréalistes étaient les plus excitants représentants. André en était un fervent admirateur – un disciple, disait-il. Il citait des noms qui m’étaient encore peu familiers : issu des Beaux-Arts, il rejetait l’académisme, vénérait le cubisme et les deux Espagnols, Dali et Picasso. Il vouait la même admiration aux poètes Paul Éluard et Louis Aragon. Ce dernier avait adhéré au Parti Communiste, ce qui n’était pas la moindre des vertus pour notre ami. Lors des rencontres du Colombier, il nous lisait fiévreusement les strophes de ces nouveaux grands hommes, vrais héritiers, selon lui, de Baudelaire et de Lautréamont. Ces moments métamorphosaient le taciturne Foulques en porte-drapeau exalté d’un monde nouveau, chantre, par ailleurs, de l’antimilitarisme et pourfendeur de l’empire colonial. Encore mal dégrossi intellectuellement, je buvais ses paroles jusqu’à plus soif, moi qui venais d’aborder les études les plus classiques qui soient, dans un cadre que je trouvais à présent étriqué.
   Qu’il était loin ce village où j’avais vécu mes premières années, bercé par des parents aimants, ignorant du tumulte d’un monde où s’annonçait la période la plus noire de l’Histoire. Par les courriers de mon Jules tant aimé, il m’en parvenait chaque semaine des nouvelles où quelques surprises venaient parfois troubler la monotonie du quotidien en milieu rural : le cheval du père Sastre, victime d’un étrange coup de sang, s’était effondré au beau milieu de la place et on avait dû l’abattre. Clément Chaumard avait disparu pendant trois jours, donnant lieu à une véritable battue dans la campagne et les bois environnants. Jules et moi savions bien où il était. Goupil m’avait écrit, dans sa dernière lettre, que Solange Gleize ne buvait plus, à la stupéfaction de ses concitoyens, jusqu’à ce que soit découvert le pot-aux-roses : elle était enceinte ! Ce qui était peut-être le cas de ma propre sœur dont les épousailles avec Jean-Paul Raynal avaient été avancées. Il s’en réjouissait, car c’était l’occasion de retrouvailles, et cette fois, écrivait-il, « cheveux-de-neige sera chez lui, et on pourra enfin se revoir comme il faut, tu m’as compris. »
   Un printemps précoce, un début d’été presque, avait donné à Montpellier de belles couleurs dès les premiers jours de mars où les giboulées de saison nous avaient snobés. Je n’avais pas eu besoin des primevères pour exacerber mes sens : l’hiver avait été émaillé de mes joutes charnelles avec un Émile qui, maintenant, avait revêtu ces tenues plus légères qui exaltaient sa beauté. Ses pantalons courts avaient refait leur apparition, qui m’émoustillaient à chaque rencontre. J’avais été accueilli avec bienveillance chez mon nouvel ami, Pierre Bloch, lequel, en présence de son adorable maman, m’avait donné un véritable récital de violon. J’y avais découvert des compositeurs jusqu’alors inconnus de moi, Telemann, Mendelssohn, mais aussi du Bach et du Beethoven. J’étais émerveillé par les sonorités qui jaillissaient ou, tantôt, affleuraient avec une délicatesse infinie de l’instrument. C’est la période où je devins un fervent mélomane. Celle, aussi, où je réalisai l’inanité de l’antisémitisme.
   Chez mon grand-oncle se pressaient tous les soirs des hommes venus débattre de politique dans une effervescence que je trouvais alarmante ; je me réfugiais à la cuisine avec ma tante et ma cousine, tendant l’oreille vers ces discussions qui éveillaient en moi la fibre politique. Léon Blum venait de retrouver la Présidence du Conseil après l’intermède radical où Camille Chautemps avait exercé la fonction. Marcel s’en réjouissait. Mais les jours du Front Populaire étaient comptés. Pour de bon, cette fois.
À suivre
©  Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022-2023
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Illustration : le violoniste allemand Adolf Busch (1891-1952)
A. Busch, antinazi convaincu, choisit l'exil en 1933, dès l'arrivée d'Hitler au pouvoir.

2 commentaires:

  1. J ai gardé le feuilleton pour la fin , comme les enfants ou comme les vieux retombés en enfance qui gardent le meilleur pour la fin . J avoue qu en ce 1er jour de printemps je m attentais à voir les vestes tomber , les chemises s envoler dans la chambre , les marcels fairent de la résistance ...

    J ai découvert Eluard à la fin d une conférence de presse du Président Pompidou ; tout le monde s est regardé interloqué .
    Je vous livre ce que j ai retenu , ce n est ni la version Eluard , ni la version Pompidou . Pour les jeunes , il parlait de l affaire Gabrielle Russier vers 1969 .
    Comprenne qui voudra , mon seul remord , ce fut la femme qui roula dans le pavé , découronnée , défigurée , elle ressemble aux morts qui sont morts pour être aimés . C est de l Eluad conclut le Président et il se leva . Plus de 50 après , j en suis encore ému .
    PS : je crois Silvano , qu aujourd’hui , j ai dépassé plus que largement mon temps de parole .

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  2. C'est toujours aussi passionnant. Vous savez mêler l'histoire, le contexte socio-politique et les émotions adolescentes avec bonheur. uvdp en rajoute, et prend une tangente utile, aujourd'hui, bien qu'Éluard ne soit pas le cœur du sujet. On lui pardonne, car n'ayant encore atteint la quarantaine, la période qu'il aborde, mérite d'être observée.

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