Les barbares (...) sur les traces de Beethoven, Schubert, Mozart et Mahler... |
Émile Boisselier n’était guère féru de politique. L’adhésion
de son frère aîné aux thèses de Maurras lui avait fait toutefois prendre
conscience qu’il ne pencherait jamais de ce côté-là. Il se prétendait trop
jeune pour s’en préoccuper et me disait qu’il avait bien le temps de se forger
de véritables convictions. Il manifesta cependant une indignation non feinte
quand Hitler jeta son dévolu sur l’Autriche et fit une entrée triomphale dans
une Vienne pavoisée d’oriflammes à croix gammée. Les barbares défilant au pas
de l’oie au son de la musique militaire sur les traces de Beethoven, Schubert,
Mozart et Mahler dans la ville la plus éminemment musicale d’Europe, il y avait
de quoi l’ulcérer. Pour ma part, j’avais tenu compte de la mise en garde – à prendre comme un ordre –, de mon père, et j’avais
renoncé à adhérer au Parti. J’en
concevais néanmoins une sourde culpabilité. Les Nathanaël ne me jugeaient pas,
estimant sans doute que, moi aussi, j’avais bien le temps. Il se vérifierait,
quelques mois plus tard, que mon père avait ses raisons. Que les événements justifieraient.
Pour l’heure, j’avais tout mon content
d’amour et d’amitié, j’étudiais avec ardeur, j’étais heureux d’apprendre, de
constater par moi-même une indéniable évolution : je devenais un homme,
tout simplement. Ce qui faisait de moi un être différent ne me préoccupait
guère, pas assez sans doute. J’avais organisé ma vie de telle façon que je
pensais être parvenu à en écarter les dangers qui planaient au-dessus des gens
de mon acabit : dénonciations, réprobation populaire, ostracisme au sein
de la famille comme Louis-le-coiffeur, mon oncle chéri, étaient le lot de
nombre d’entre nous.
Comme si j’avais voulu gagner du
temps, celui qui me séparait des avanies que mon état ne manquerait pas de
mettre sur ma route, je me jetai à cœur perdu sur tous les plaisirs dont je
pouvais disposer. C’étaient ceux d’un adolescent ordinaire vivant dans une grande ville, partageant ses heures de liberté entre lecture, cinéma et
promenades citadines.
Les joutes charnelles tout contre Émile,
le jeudi, étaient le point culminant de la semaine. C’était, avec lui, comme
une cérémonie. On se contemplait longuement en silence, recueillis, avant de s’unir
jusqu’à obtenir la délivrance. Nos ébats étaient raffinés, à l’opposé des
combats de fauves du dernier été à Saint-Jean, où, avec Jules, j’avais
découvert l’amour physique. Il ne pouvait en être autrement : l’amant villageois
était robuste, animal presque, qui m’étreignait si fort que j’aurais pu me
fondre en lui. Peut-être avait-il gardé sur lui l’empreinte de mon corps, comme
un tatouage, une trace indélébile de nos effusions. Je riais intérieurement de
penser qu’avec Émile, je faisais l’amour bourgeoisement, avec juste assez de
retenue dans la frénésie pour conserver l’illusion de la dignité.
J’avais, pour mon complice
montpelliérain, outre ces fébriles égarements, une véritable estime. Je l’admirais
pour sa culture musicale, lui savais gré à jamais de m’avoir fait découvrir
Bach, le plaignais d’avoir à affronter chaque jour le regard narquois de l’ignoble
Désiré, son frère. Il m’avait un jour offert une cravate de soie que j’avais
enfouie dans la malle – la « cantine », disait mon père qui avait
fait son service militaire – qui avait contenu toutes mes affaires quand j’avais
fait le voyage de départ pour ma nouvelle vie. Je n’aurais pu arborer ce bel
accessoire vestimentaire au sein du cercle familial et susciter d’embarrassantes
curiosités. J’avais dû prier Émile de renoncer à des cadeaux trop ostentatoires.
D’autant que, malgré la munificence dont faisait preuve mon grand-oncle en ne
faisant pas usage des sommes envoyées par mes parents sous forme de mandats, je
n’avais pas les moyens de lui rendre la pareille. Et je ne voulais pas que mon
blondinet aux yeux noirs soit le riche et moi le pauvre. Intelligent, il se plia parfaitement, par la suite, à ce modus vivendi. Ainsi, nous pouvions à tour de
rôle nous offrir une crème glacée, un café, ou, les jours fastes pour moi, un
billet de cinéma. Nous abrégions parfois nos enlacements hebdomadaires pour
aller à Saint-Pierre écouter l’organiste. C’était comme un moment de grâce. Il avait dit, joliment drôle : « C’est le digestif après
le banquet. »
© Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022-2023
Épisodes précédents : cliquer
Si vous êtes perdu(e) : clic
La tombe de Franz Schubert à Vienne |
Et un beau chapitre de plus ! Maintenant on attend la suite avec un peu d'inquiétude car il serait étonnant qu'elle soit tout aussi faste pour nos anges qui deviennent des hommes.
RépondreSupprimerJe suis votre histoire depuis plusieurs semaines. Je vous félicite pour votre talent d'écriture et votre persévérance. Merci pour toutes ces émotions.
RépondreSupprimerL'Anschluss a vraiment dû impressionner mes parents. Ma mère en avait tiré un verbe pas très élégant... au début, je ne comprenais pas. J'aime bien ces derniers chapitres où l'histoire individuelle s'inscrit dans l'histoire tout court . Et on sait, évidemment, à quel point le monde était au bord du gouffre...
RépondreSupprimerUn plaisir renouvelé à chaque publication. De l'adolescent à l'homme accompli, l'évolution des personnages principaux est passionnante à suivre. Merci pour ce beau travail.
RépondreSupprimer