lundi 27 mars 2023

Mon amant de Saint-Jean | Épisode 67 : Au pas de l'oie

 

 Les barbares (...) sur les traces de Beethoven, Schubert, Mozart et Mahler...

   Émile Boisselier n’était guère féru de politique. L’adhésion de son frère aîné aux thèses de Maurras lui avait fait toutefois prendre conscience qu’il ne pencherait jamais de ce côté-là. Il se prétendait trop jeune pour s’en préoccuper et me disait qu’il avait bien le temps de se forger de véritables convictions. Il manifesta cependant une indignation non feinte quand Hitler jeta son dévolu sur l’Autriche et fit une entrée triomphale dans une Vienne pavoisée d’oriflammes à croix gammée. Les barbares défilant au pas de l’oie au son de la musique militaire sur les traces de Beethoven, Schubert, Mozart et Mahler dans la ville la plus éminemment musicale d’Europe, il y avait de quoi l’ulcérer.  Pour ma part, j’avais tenu compte de la mise en garde – à prendre comme un ordre –, de mon père, et j’avais renoncé à adhérer au Parti.  J’en concevais néanmoins une sourde culpabilité. Les Nathanaël ne me jugeaient pas, estimant sans doute que, moi aussi, j’avais bien le temps. Il se vérifierait, quelques mois plus tard, que mon père avait ses raisons. Que les événements justifieraient.
   Pour l’heure, j’avais tout mon content d’amour et d’amitié, j’étudiais avec ardeur, j’étais heureux d’apprendre, de constater par moi-même une indéniable évolution : je devenais un homme, tout simplement. Ce qui faisait de moi un être différent ne me préoccupait guère, pas assez sans doute. J’avais organisé ma vie de telle façon que je pensais être parvenu à en écarter les dangers qui planaient au-dessus des gens de mon acabit : dénonciations, réprobation populaire, ostracisme au sein de la famille comme Louis-le-coiffeur, mon oncle chéri, étaient le lot de nombre d’entre nous.
   Comme si j’avais voulu gagner du temps, celui qui me séparait des avanies que mon état ne manquerait pas de mettre sur ma route, je me jetai à cœur perdu sur tous les plaisirs dont je pouvais disposer. C’étaient ceux d’un adolescent ordinaire vivant dans une grande ville, partageant ses heures de liberté entre lecture, cinéma et promenades citadines.  
   Les joutes charnelles tout contre Émile, le jeudi, étaient le point culminant de la semaine. C’était, avec lui, comme une cérémonie. On se contemplait longuement en silence, recueillis, avant de s’unir jusqu’à obtenir la délivrance. Nos ébats étaient raffinés, à l’opposé des combats de fauves du dernier été à Saint-Jean, où, avec Jules, j’avais découvert l’amour physique. Il ne pouvait en être autrement : l’amant villageois était robuste, animal presque, qui m’étreignait si fort que j’aurais pu me fondre en lui. Peut-être avait-il gardé sur lui l’empreinte de mon corps, comme un tatouage, une trace indélébile de nos effusions. Je riais intérieurement de penser qu’avec Émile, je faisais l’amour bourgeoisement, avec juste assez de retenue dans la frénésie pour conserver l’illusion de la dignité.
   J’avais, pour mon complice montpelliérain, outre ces fébriles égarements, une véritable estime. Je l’admirais pour sa culture musicale, lui savais gré à jamais de m’avoir fait découvrir Bach, le plaignais d’avoir à affronter chaque jour le regard narquois de l’ignoble Désiré, son frère. Il m’avait un jour offert une cravate de soie que j’avais enfouie dans la malle – la « cantine », disait mon père qui avait fait son service militaire – qui avait contenu toutes mes affaires quand j’avais fait le voyage de départ pour ma nouvelle vie. Je n’aurais pu arborer ce bel accessoire vestimentaire au sein du cercle familial et susciter d’embarrassantes curiosités. J’avais dû prier Émile de renoncer à des cadeaux trop ostentatoires. D’autant que, malgré la munificence dont faisait preuve mon grand-oncle en ne faisant pas usage des sommes envoyées par mes parents sous forme de mandats, je n’avais pas les moyens de lui rendre la pareille. Et je ne voulais pas que mon blondinet aux yeux noirs soit le riche et moi le pauvre. Intelligent, il se plia parfaitement, par la suite, à ce modus vivendi. Ainsi, nous pouvions à tour de rôle nous offrir une crème glacée, un café, ou, les jours fastes pour moi, un billet de cinéma. Nous abrégions parfois nos enlacements hebdomadaires pour aller à Saint-Pierre écouter l’organiste. C’était comme un moment de grâce. Il avait dit, joliment drôle : « C’est le digestif après le banquet. »   
©  Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022-2023
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La tombe de Franz Schubert à Vienne

4 commentaires:

  1. Et un beau chapitre de plus ! Maintenant on attend la suite avec un peu d'inquiétude car il serait étonnant qu'elle soit tout aussi faste pour nos anges qui deviennent des hommes.

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  2. Cédric Nîmes27 mars 2023 à 18:45

    Je suis votre histoire depuis plusieurs semaines. Je vous félicite pour votre talent d'écriture et votre persévérance. Merci pour toutes ces émotions.

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  3. L'Anschluss a vraiment dû impressionner mes parents. Ma mère en avait tiré un verbe pas très élégant... au début, je ne comprenais pas. J'aime bien ces derniers chapitres où l'histoire individuelle s'inscrit dans l'histoire tout court . Et on sait, évidemment, à quel point le monde était au bord du gouffre...

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  4. Un plaisir renouvelé à chaque publication. De l'adolescent à l'homme accompli, l'évolution des personnages principaux est passionnante à suivre. Merci pour ce beau travail.

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