Colmar, avril 1938
Tous les mardis après-midi, les garçons du lycée se déplacent jusqu’aux bains municipaux de la Place des Unterlinden, vaste ensemble dédié à l’hygiène et aux sports. C’est pour Roland un supplice. Ce ne sont pas les exercices physiques qui le contraignent : ses années de scoutisme l’ont aguerri comme l’atteste ce corps parfaitement dessiné dont il peut être fier. Après les évolutions dans le grand bassin dont l’eau est chauffée – miracle de la technique moderne qui fait l’orgueil des Colmariens, il faut se rendre aux sanitaires où les nageurs procèdent à leurs ablutions sans la moindre pudeur et s’aspergent virilement dans les rires et les quolibets. À chaque visite, Sieffert se trouve à la merci du même dilemme : promener son regard sur un camarade trop bien découplé aurait pour effet d’attiser le feu de fantasmes chaque jour étouffés et réveillerait cette partie de lui qui ne sait mentir ; se cacher, refuser l’exposition de son corps à la vue de ses condisciples ferait tout autant le nid de fâcheux soupçons. Aussi a-t-il trouvé un pis-aller : à la sortie du grand bassin, il lambine, baguenaude, simule la rêverie, examine avec intérêt les détails architecturaux de l’édifice, la courbure de la voûte aux vitrages que troue la lumière du jour. Ainsi, quand il parvient sur les lieux des grandes éclaboussures, les jeunes gens se sont apaisés sous les coups de sifflet du pion de service et se sont rhabillés. Le surveillant ne manque pas d’admonester le traînard, qui, soudainement revenu du pays des songes, se précipite sous la douche tiède, se savonne frénétiquement, couvre son anatomie de la serviette toujours trop petite à son goût, empoigne ses vêtements et se retrouve prestement en tenue. Le soir, il aura tout loisir de fantasmer lors du rite qui s’est institué entre lui et son coturne.Les nouvelles du monde, en cette saison où le soleil retrouve sa vigueur, sont accablantes. Les échos qui parviennent de l’autre rive du Rhin ont tout pour jeter l’effroi dans la communauté protestante, pétrie d’humanisme, de tolérance, de générosité. Son instituteur de père, si bon, si aimant, si attentif, a inculqué au lycéen ces valeurs qui font les hommes bons. Mais dans la grande ville, ce garçon qui dissimule, à s'en déchirer l'âme, sa vraie nature, entend trop bien les rumeurs annonciatrices de lendemains terrifiants. Chez le voisin, le bilan de cinq années d’un prétendu socialisme national suscite de vives discussions dans le cercle restreint des étudiants qui s’intéressent au devenir de la planète. Il n’y a, ici, que peu de partisans de ce que l’on appelle dorénavant « l’expérience » du Front Populaire que la plupart qualifient d’échec. La conscience politique de Roland, que ses penchants inavouables tourmentent, n’est que balbutiante. Il s’informe toutefois. Il réfléchit. Il sait que son cœur fera obstacle à des idées qu’il juge, en son for intérieur, répugnantes. Guère plus. Mais le souvenir de ses conversations avec le Montpelliérain Marcel Fabre le conforte, le réconforte. Il lui écrira à ce sujet. Il lui en a déjà dit beaucoup de ses souffrances, de ses atermoiements, comme un appel au secours. Il sait qu’à l’autre bout de la France, quelqu’un l’aime et le comprend. Il voudrait s’y transporter par magie, se lover dans des bras amicaux, être lui-même. Une femme, des fiançailles suivies d’un mariage comme tous les autres, il ne pourra pas. Il partira un jour. Il verra sa mère et son père en larmes. Il ira à Paris, le centre du monde. Il fera du cinéma.
À suivre
© Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022-2023
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Exposer sa nudité et ne pas pouvoir s'empêcher de contempler celle des autres est bien un supplice paradoxal que beaucoup d'entre nous ont dû connaître, surtout quand on avait honte de son propre corps, ce qui n'est pourtant pas le cas du beau Roland. Le problème est peut-être moins dans la partie du corps qui ne sait pas mentir que dans le regard qui ne peut pas cacher son désir.
RépondreSupprimerMerci à Ludovic de commenter le texte. C'est ce genre de commentaire qui me permet d'avancer.
RépondreSupprimerTrès beau contraste entre la frustration du jeune alsacien et la relative liberté dont "jouissent" les jeunes hommes du sud de la France. On s'attache à vos personnages, ce n'est pas peu. Sinon, pourquoi ne mettriez-vous pas vos illustrations dans un billet annexe ? Ça vous éviterait les "lecteurs" qui ne s'intéressent qu'aux zolies zimages.
RépondreSupprimer@Joachim : je valide votre suggestion.
RépondreSupprimer@Ludovic : je pense en effet que ce n'est pas un cas isolé. Nous sommes nombreux à avoir vécu cette situation. C'est ce qui m'a inspiré.
this brings up so many memories for me. thank you!
RépondreSupprimerSilvano, je lis avec un grand plaisir vos textes, sensibles, beaux. Merci pour ces pages pleines de sensibilité et de vérité dans lesquelles bien des garçons, de tous âges peuvent se retrouver.David et moi ne manquons pas un seul épisode.
RépondreSupprimerBravo
(i also want to add that i appreciate the stories AND the images... together! thank you, Silvano, for an excellent blog!)
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