Si besoin en était, les vacances de Pâques avaient aiguisé mes sentiments
pour mon amant de Saint-Jean. Nous nous étions unis à trois reprises dans la
pénombre complice de la mansarde du vieil homme qui protégeait notre amour.
Nous avions renoué avec nos balades à vélo, jouissant du bonheur d’une liberté
que nous savions pourtant précaire. Si le climat n’était guère propice aux
baignades, nous avions profité de la générosité des premiers rayons, leur
offrant nos nudités, nos baisers, et cet amour qui osait dire son nom, que nous
aurions voulu proclamer à la face du monde. Par un lundi de Pâques radieux, un perfide nid
de poule précipita Jules dans le fossé. Son genou gauche était ouvert, il
saignait. « Oh, c’est rien, juste une éraflure, j’en mourrai pas »,
avait-il fanfaronné. Et son sourire héroïque me rendait encore plus amoureux de
lui. De nos sorties avec les Éclaireurs, j’avais heureusement conservé dans ma
musette de quoi jouer les infirmiers : un peu de sparadrap et une boule de
coton presque propre que j’appliquai sur la plaie après l’avoir enduite de
salive en guise d’antiseptique – j’avais dû lire cette astuce dans un livre
d’aventures. Pour commencer, j’avais léché la blessure et Jules m’avais comparé
avec malice à une mère chatte. J’ai miaulé et nous avons ri à s’en casser les
côtes. Nous avions seize ans et, parfois, l’enfance cognait à la porte,
pas tout à fait enfuie. Nous avons regagné le bourg à faible allure. Le genou
blessé protestait à chaque coup de pédale et Jules faisait le fier, ne pouvant
toutefois réprimer un rictus qui révélait sa souffrance. Pour couronner le
tout, peu avant la descente qui précipite vers le village, je constatai avec
irritation que mon pneu avant était crevé. C’est un piètre équipage qui fit son
entrée à Saint-Jean. Nous avions mis pied à terre, l’un boitillant, l’autre
pestant contre le mauvais sort qui s’acharnait contre nous.
Selon la croyance populaire, une
succession d’incidents sans gravité est annonciatrice des pires calamités :
comme nous parvenions à hauteur de l’église, nous vîmes courir vers nous un
Chaumard essoufflé, livide, qui parvint à grand-peine à nous expliquer qu’il
allait chercher le docteur Bosc. Notre vieil ami Etienne avait fait une chute
dans l’escalier qui l’avait laissé inerte. Par bonheur, Clément, qui lui
tenait compagnie à cette heure, l’avait ranimé et lui avait administré un
cordial. Chaumard, le réprouvé, pouvait, sans crainte des ragots, accomplir la
mission : s’en aller quérir le docteur, le mener jusqu’à la maison des
Aspres, et tant pis si l’on pouvait désormais savoir où il passait le plus
clair de son temps, fuyant l’obscurantisme qui en avait fait un exclu pour
cause d’affection cutanée trop visible. Nous n’aurions pu nous acquitter de cette tâche, partagés entre le désir d’accourir auprès de notre ami, et celui de
préserver la relation particulière que nous entretenions avec lui. Il nous
était insupportable de ne pouvoir entourer « cheveux de neige » de
notre affection, d’être pris dans l’étau des convenances. Mais il en allait de
notre salut. Le garçon à la peau de serpent le concevait fort bien. « Je viendrai
sous ta fenêtre te donner des nouvelles dès que possible » me dit-il d’une
voix chancelante. Ce garçon jamais aimé, hormis par sa mère, était pétri de
bonté. Le village ne le méritait pas. Le docteur Bosc, que l’événement avait
soustrait à un jour de fête en famille, le suivit sur les hauteurs sans
barguigner. Au comble de l’angoisse, j’appris le soir-même que notre cher
Etienne souffrait de contusions, mais qu’il faudrait le mener à Millau pour des
examens plus précis. Si j’avais eu la foi, j’aurais prié toute la nuit. Je
devais repartir le lendemain. Jules me promit de téléphoner à Marcel pour m’informer
de la santé de notre ami. J’offrais une triste figure quand, le mardi soir, je
m’assis à la table des Rochs. Je ne savais pas qu’une autre déconvenue m’y
attendait.
À suivre
© Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022-2023
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lundi 24 avril 2023
Mon amant de Saint-Jean | Épisode 71 : Coups du sort
4 commentaires:
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L'amour véritable se cache souvent dans des détails qui n'ont rien de romanesque mais Louis-Silvano sait les trouver et leur donner toute leur force à la fois sensuelle et affective.
RépondreSupprimerQu'est-ce qui pourrait bien leur arriver. C'est vrai que la vie pour ces garçons a offert une enfance cordiale avec de bons moments, mais avec le temps qui coure le pire est à craindre.
RépondreSupprimerSilvano, j'ai hate de savoir ce que vous nous avez concocté pour lundi prochain. Bonne semaine
Demian
Le passage sur la blessure m'a rappelé le début de votre Tombe Victor ! C'est une bonne référence.
RépondreSupprimerLes petites choses de la vie qui font les moments inoubliables. Ludovic exprime bien ma pensée.
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