Une lettre de Jules me parvint à la fin du mois de mai, dans laquelle il me faisait
part d’un événement survenu à Saint-Jean peu de temps auparavant :
l’apprenti de la boulangerie, le jeune polonais avec lequel il avait fricoté,
en avait été chassé sans autre forme de procès sitôt qu’on eut constaté la
disparition de près de cent francs dans le tiroir-caisse de la boutique.
Au cœur de la crise des années 30, la
famille d’Andrzej avait été expulsée de son pays d’origine en raison de
l’appartenance de son chef à un syndicat. Le père avait tout d’abord trimé dans
les mines du nord de la France, mais, bien que sauvé in-extrémis d’un terrible coup de grisou, une silicose chronique en résulta. Très diminué, Jozef Królik avait quitté les corons avec femmes et enfants pour une région dotée d’un climat
moins néfaste. Dans le Midi, son épouse et sa fille eurent à travailler durement pour subvenir aux besoins essentiels du foyer. C’est le curé de Ganges, où les Polonais s’étaient
fixés, qui, jouant de ses relations, avait recommandé le jeune fils de quatorze ans au boulanger de
Saint-Jean. L’apprenti ne rechignait pas à la besogne. Chez les Chaumard, en
guise de chambre, il disposait d’un étroit local situé à côté du fournil.
Jamais on ne l’avait pris en défaut jusque-là. Gentil et tendre, il avait, comme on l’a
vu, offert de fugaces plaisirs à Jules : les quelques mots enflammés
échangés au fil de notre correspondance, ne suffisaient certes pas à apaiser
les sens d'un jeune mâle aussi vigoureux que l'était mon ami.
Pour son tuteur et son épouse, le larcin ne pouvait être que l’œuvre d’Andrzej. Faisant
preuve de mansuétude, le père Chaumard n’avait pas appelé les gendarmes, se
bornant à mettre le garçon dans le premier car pour Ganges. Jules s’en disait
ulcéré : Ne crois pas que ses caresses de l’autre jour ont quelque chose à voir, écrivait-il, mais je le crois incapable de ce genre de choses.
Et puis, c’est trop évident pour être vrai, j’ai enquêté. C’était mon Jules
tel que je l’aimais, chevaleresque, que la moindre injustice mettait en fureur.
Je l’imaginais en fin limier, fouillant le village dans ses moindres
recoins, interrogeant petits et grands pour conforter l’intime conviction qui
était la sienne.
Il se fit fort d’apprendre qui était présent dans la
boulangerie, le jour du vol, peu avant la fermeture, au moment où le Polonais
et son maître dormaient encore, attendant le milieu de la nuit pour retourner
au pétrin. Certes, le garçon aurait pu profiter du sommeil de la maisonnée pour
accomplir son méfait, mais, pour Jules, ça ne collait pas et le jeu ne valait
pas la chandelle d'un probable renvoi.
L’affaire fut promptement menée. Le
fil blanc était trop épais pour ne pas apparaître flagrant. Jules rencontra
quelques difficultés à intercepter Clément, qui, depuis les faits, se défilait
chaque fois qu’il apercevait mon ami sur le sentier de la guerre. Goupil finit
par le surprendre, à la tombée de la nuit, dans le chemin qui menait aux Aspres.
Jules s’était rué sur le
fils du boulanger, notre ami :
— C’est toi, hein ?
Le garçon à la peau de serpent, le chat de la maison de cheveux-de-neige, le complice de notre amour, celui
qui savait reconnaître la bonté en offrant des chaussons aux pommes, le regarda bien en face :
— Bin, oui, c’est moi.
— Mais pourquoi ? T’es dingue !
— J’aime ce que vous êtes, Claude et toi. Je ne veux pas qu’on vous sépare, c’est
tout !
(À suivre)
© Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022-2023
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Les amis de nos amours ne sont pas toujours nos amis
RépondreSupprimerJe suis très triste pour Andrzej, et j'ai eu du mal à comprendre l'explication de Clément, pourtant très claire. Un acte cruel pour la tendresse qu'il éprouve envers ses amis.
RépondreSupprimerJ'ai éprouvé le même sentiment que toi Eric, pourtant Clément reste fort attachant, il est encore jeune, manque de maturité quand il agit il ne pense pas à la conséquence de ses actes dévastateurs. Ils souhaite seulement protéger ses amis, les rares qui l'ont accepté tel qu'il est. Comparée aux souffrances qu'endure Clément: perdre un emploi ne pèse pas lourd sur la balance
RépondreSupprimerDemian
Enfin le temps de lire le tout dernier épisode. J'aime qu'il y ait des péripéties de ce genre. Pas d'accord avec Demian, vu les conditions de vie du petit polonais. Eric D est plus compatissant.
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