La révélation avait bouleversé Jules, partagé entre la colère et l’émotion.
La situation lui apparaissait inextricable. La réaction de Chaumart, primaire,
irréfléchie, le laissait désarmé. Les sentiments que son camarade éprouvait
pour nous l’avaient conduit à commettre un acte dont il n’avait certes pas
anticipé les conséquences. Le pauvre garçon ignorait tout du pacte qui nous
liait. Il ne savait rien de cette faculté, imposée par l’éloignement, que nous
nous étions offerts de donner libre cours à nos jeunes sensualités.
Il avait
très vite jaugé le comportement de l’apprenti, qu’il avait suivi un dimanche
après-midi, rejoignant mon Goupil dans l'obscurité de la grange du père Delmas, déserte à ces
heures. Il s’était approché à pas de loup et, sur le seuil, n’avait pas eu
besoin de plus de clarté pour assister à la scène : pantalons baissés, les
deux jeunes hommes s’accouplaient. Debout, le petit mitron, soumis aux
assauts de son partenaire, poussait des cris de bête, des jurons, dans sa
langue, et des « vas-y ! », des « encore ! », des « plus
vite », qui prouvaient, au demeurant, qu’il avait acquis quelques notions
utiles du français de base. Tout d’abord pétrifié, il avait pris la fuite,
ruminant tout au long de sa course son projet scélérat. Son imagination cheminait
au même rythme que ses pas, il pensait avoir découvert une félonie, pestait
contre mon ami et, surtout, contre celui qui l’avait à coup sûr perverti.
Jules
accueillit douloureusement ses aveux. Doucement, il pleura. Chaumard, lui, avait
oublié depuis longtemps le goût des larmes. Depuis les premières railleries,
depuis les premiers cailloux lancés par les gosses, depuis les grimaces de
dégoût de ses camarades, depuis l’isolement, dans la classe de Monsieur Benoît
où personne ne voulait prendre place à ses côtés. Il avait trouvé dans la tanière de cheveux-de-neige l’oubli d’un
quotidien hostile, de l’affection, les livres dans lesquels sommeille, attendant
qu’on s'en empare, le savoir qui donne le pouvoir. Il y avait vu, compris,
ressenti, ce qu’est l’amour, et peu importe qu’il unisse deux garçons. Il avait
aimé cet amour. Rien ne devait le flétrir. Submergé par l’émotion, Jules lui
expliqua en quoi il n'avait pas fauté, que notre amour était plus vivace
que jamais. Clément dit seulement « Ah, merde, alors ! » et
tourna les talons. Jules, prostré, pouvait seulement constater le gâchis. Non,
il n’eut pas la moindre pensée pour les joies que lui avaient procurées l’apprenti.
Il eut la vision de ces exilés, de ces gens de trop peu, dont la subsistance
dépendait du labeur, souvent exténuant pour leur piètre rapport, d’une épouse
aimante et de ses deux enfants.
C’était un mercredi. Quatre jours
après, on n’avait toujours pas vu Clément Chaumard reparaître au village. L’objet
du larcin, quelques billets et de nombreuses pièces de nickel, avait rejoint la caisse de la boulangerie.
(À suivre)
© Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022-2023
lundi 12 juin 2023
Mon amant de Saint-Jean | Épisode 76 : Le goût perdu des larmes
5 commentaires:
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Le titre de cet épisode est magnifique. La suite ne l'est pas moins. Une pointe d'humour, bien dans le style Silvano, nous permet de respirer entre deux passages douloureux. Merci de nous gratifier chaque lundi de ces beaux textes qui permettent de s'évader de la trivialité de l'époque.
RépondreSupprimerMerci Antoine, je m'empourpre.
RépondreSupprimerTotalement d'accord avec Antoine : il y a du rythme, de l'émotion, de l'humour et des larmes.
RépondreSupprimerJolie musique silvanienne balançant entre émotion et humour qui serait la politesse du désespoir à moins que ce ne soit celle du coeur.
RépondreSupprimerMarie
J'apprécie également l'humour qui s'est glissé dans cet épisode dramatique et la référence proustienne de la scène de la grange.
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