Il était peu probable que les villageois
aient lu le roman de Jean Giono Jean le bleu, dont Marcel Pagnol avait
écrit l’adaptation, qu’il tournait depuis le printemps au Castellet avec Raimu,
sous le titre La femme du boulanger. Était-ce la crainte de manquer de
pain, comme dans cette nouvelle dans laquelle le cocu cesse son activité, qui les incita à
assister, en si grand nombre, aux obsèques du jeune Clément ? Le bon sens
paysan leur avait-il chuchoté que l’évènement pouvait se produire ? Toujours
est-il que le ban et l’arrière-ban de Saint-Jean avaient formé un cortège qui s’étirait
de la mairie jusqu’au cimetière, au bas de la rue principale, dans un silence
que rompaient seulement le martèlement des sabots d’un vieux percheron fatigué
d’attendre, entre deux décès, de pouvoir reprendre du service, et le grincement
des roues du fourgon mortuaire dont on usait depuis la fin du siècle précédent.
Si leur Sainte Mère l'Église réprouvait le suicide et ne pouvait accueillir le
défunt entre ses murs, ses fidèles se mêlaient aux bouffeurs de curés dans le défilé
funèbre. Même l’abbé Duquesne en était, revêtu de sa soutane, en civil, en
somme.
Le sort avait voulu, avec cette ironie cruelle qui, souvent, l’inspire, que
la mise en terre de Clément ait lieu une semaine avant le mariage de ma sœur.
Les grandes vacances débutaient dix jours plus tard, mais, grâce à l’intervention
de mon grand-oncle et à mes excellents résultats scolaires, j’avais obtenu de
quitter Montpellier avec quelques jours d’avance et j’étais arrivé juste avant
cette procession surréaliste. Je me revois avec les miens, cheminant sous l’implacable
soleil d’un été tout neuf, ma mère et mon père sincèrement affligés, Madeleine
et son futur, celui-là même qui avait fait la macabre découverte, partagés entre la
douleur du jour et la perspective joyeuse des épousailles.
Jules nous devançait,
encadré par ses parents : mon bel ami, d’ordinaire si vigoureux, si
alerte, ployait sous le poids du chagrin. Le chêne semblait s’affaisser, pliait
à se rompre, vacillait sur sa base, agité par une bourrasque intérieure.
À Saint-Jean, il n’avait plus personne, hormis notre vieil Étienne qui fermait la
marche, arborant son éternel nœud-papillon à pois, claudiquant encore, des
suites de l’accident qui avait failli lui prendre la vie. On se souviendra que
c’est Clément qui l’avait trouvé, inerte, au bas des marches renégates de son
refuge et lui avait prodigué les premiers soins. Leur vieux complice allait
avec dignité, un vague sourire aux lèvres, qui paraissait vouloir faire barrage à
ce torrent de larmes dans lequel il pourrait se noyer sitôt l’intimité retrouvée.
Au cimetière, c’est notre instituteur, Monsieur Benoît, qui prit la parole. La
voix, tout d’abord doucereuse, s’enfla peu à peu. C'était une leçon aux hommes de
mauvaise volonté :
« C’est l’ignorance qui a tué notre Clément. La sienne, quand il a commis
une faute dont il n’a pas mesuré les conséquences ; et la nôtre, surtout. Il
y a quelque temps, je me suis plongé dans mes livres jusqu’à la réponse aux
questions que je me posais sur l’affection dont souffrait ce garçon : qu’était
cette lèpre, cette peau de serpent qui en faisait une sorte de renégat, celui que l'on évitait, qui s’excluait lui-même de notre petite et misérable société ? Cette maladie qui couvrait son épiderme de cette sorte de croûtes dont le nom
savant est squames, s’appelle le psoriasis. Elle atteint un grand nombre de
personnes, de petite condition ou illustres, couvre, selon les cas, une plus ou
moins grande partie de leur corps. Elle peut, ou non, occasionner des démangeaisons,
et nuit gravement à la santé morale de ceux qu’elle affecte. On pense qu’elle n’est
pas héréditaire. Dans tous les cas, elle n’est pas contagieuse. Pas
contagieuse, répéta-t-il en articulant chaque syllabe. S’il a été un gentil
cancre, que je regardais sans égards du haut de mon estrade, ce dont je prie
ses parents de m’excuser, car je me suis beaucoup reproché mon attitude pitoyablement
condescendante, Clément, ces derniers temps, m’avait étonné, enfin curieux,
intéressé quand je parlais des grands auteurs, des savants qui, au fil du
temps, actionnent le moteur du progrès. J’assistais à un prodige qui m’émerveillait.
Monsieur l’abbé, je ne suis qu’un mécréant, et je sais que vous verrez là
quelque miracle divin. Je pense plus simplement que le petit Chaumard a su
écouter et observer les meilleurs d’entre mes élèves, que des conversations
avec les deux seuls qui ne l’ont pas traité en paria, l’ont galvanisé. Je
projetai de le présenter au certificat d’études, lui qui, tant de fois, aurait
mérité de revêtir le bonnet d’âne. Monsieur l’abbé, votre église excommunie les
suicidés. En d’autres temps, on refusait l’extrême onction aux comédiens, on
les enterrait la nuit, comme le grand Molière. Aujourd’hui, votre présence est un signe encourageant. De
la mort que Clément s’est donnée, nous pouvons tous, ici présents, nous sentir
fautifs. Vous devez, nous devons, réfléchir avant de réprouver. Plus jamais
nous ne condamnerons les êtres différents de nous. Adieu Clément. Au nom de
tous, je te demande pardon. »
Le cercueil fabriqué par Goupil père, que les Chaumard avaient voulu blanc, pareil à celui des petits
enfants, glissa dans la tombe. L’une des deux cordes destinées à l’opération
était-elle celle qui l’avait tué ?
Jules s’était redressé pendant le discours du maître. Il me regarda et
je vis qu’il m’adressait un clin d’œil qui ne m’étonna guère, malgré les
circonstances.
Il s’approcha de moi, et me souffla : « Tes parents m’ont invité au
mariage. Je t’aime. »
Non loin de nous, l’instituteur était en vive
conversation avec son père.
(À suivre)
© Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022-2023
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NB : Un regain d'activité professionnelle ne me permettra pas d'écrire la suite avant le lundi 10 juillet.
lundi 26 juin 2023
Mon amant de Saint-Jean | Épisode 78 : L'ignorance tue
11 commentaires:
Bonjour. Ce blog rédigé bénévolement ne fait pas partie de ces réseaux "sociaux" où, sous couvert d'anonymat, on vient déverser ses petites ou grosses haines. Les commentaires "ronchons" ou égrillards ne sont pas publiés, de même que ceux dont le pseudo contient un lien menant vers un blog ou site pornographique. Signez d'un pseudo si vous voulez, sans en changer, de façon à ce que nous puissions sympathiser, merci !
Vous mettez notre émotivité à rude épreuve.
RépondreSupprimerDemian
Je pressent un épisode croustillant lors des retrouvailles à l'occasion du mariage
RépondreSupprimerDieu que vous savez m'émouvoir !
RépondreSupprimerDemian et Maxence : ce sont les choses de la vie.
RépondreSupprimerEric D. : vous avez bien de la chance d'avoir ce pressentiment. À ce jour, je ne sais rien de ce qui adviendra ce jour-là.
Je comprends que vous voulez faire correspondre "église" et "mur" . Cependant dans le contexte , je vous suggère d'écrire "Eglise" .
RépondreSupprimerJe suis , Silvano , de votre feuilleton et de votre blog , le très assidu , le très attentif et le très admiratif lecteur .
Moi, je ne voudrais pas influencer l'auteur mais je me demande si le beau discours de l'instituteur ne cache pas un ressort dramatique imprévu (comme tous les ressorts dramatiques d'ailleurs) en effet, pas un mot pour le pauvre mitron accusé à tort et renvoyé mais surtout cette allusion à l'influence des deux meilleurs élèves sur le suicidé! Aurait-il percé à jour le véritable mobile de la faute de Clément ? Ce ne sont que des hypothèses bien sûr mais comme il va falloir attendre deux semaines, on a le temps d'y réfléchir et d'en parler entre lecteurs fidèles.
RépondreSupprimer@Ludovic :"C’est l’ignorance qui a tué notre Clément. La sienne, quand il a commis une faute dont il n’a pas mesuré les conséquences". Il parle du mitron, je crois.
RépondreSupprimerOui, "Église", uvdp. Mon anti-cléricalisme primaire me joue parfois des tours. Et, tiens, j'ai ajouté deux majuscules pour le même prix.
RépondreSupprimerJoachin je suis bien d'accord avec vous sur le fait que c'est l'ignorance qui a tué Clément. Mais je ne trouve aucune mention dans le discours de l'instituteur du petit Andrzej qui a été mis injustement et expéditivement à la porte et ne semble pas avoir été repris par le boulanger. On ne m'empêchera pas de penser que c'est bizarre. Il y a dans la mise hors jeu de ce personnage pourtant fort sympathique, en tout cas du point de vue de Jules, une zone d'ombre dont je suppose l'auteur prêt à faire jaillir quelque épisode plus ou moins chaud dont il a le secret.
RépondreSupprimerIl était peut-être un peu tôt pour que le boulanger, tout à son deuil, fasse le nécessaire pour le jeune polonais.
RépondreSupprimerOui, Silvano, même les trotskystes de Mediapart l'écrivent avec les 3 majuscules.
RépondreSupprimerCertains confondent peut-être avec la ville de Normandie, non loin de chez moi.
Très beaux épisodes. Patientons pour la suite.