Dans l’art du mensonge, nous
étions des experts. Il le fallait. C’était quasiment une question de vie et de
mort. Si, de nos jours, il reste tant à faire, l’époque n’était nullement à la
tolérance. On se souvient du laïus en forme d’avertissement de mon grand-oncle
au sujet d’Émile Boisselier. Les membres de notre confrérie étaient condamnés à
la dissimulation, aux rencontres secrètes, et, pour beaucoup d’entre nous, à
d’expéditives étreintes en des lieux peu ragoûtants. À ces piteux enlacements,
certains finirent par prendre goût, au point de ne pouvoir goûter autrement aux
joies du sexe entre hommes. Mentir était donc notre lot, que nous pûmes
vérifier une fois de plus quand il vint à l’idée du père de Marcel d’emmener
femme et enfants à Palavas pour un dimanche à la mer. Premier levé de la
maisonnée, flasque et engourdi, je buvais mon breuvage cacaoté Elesca (le K.K.O
L.S.K est S.KI disait la réclame) quand se fit entendre le ronronnement du
moteur bien huilé d’une automobile que je vis se garer juste en face de la
cabane. C’était la Citroën C4 rutilante d’Augustin Fabre. Je me précipitai dans
la chambre des amoureux, que j’exhortai tant bien que mal à sortir du lit.
J’entendais déjà les claquements de portières, la voix de la mère admonestant
les fillettes surexcitées, l’indulgence dans celle de son époux – « Laisse,
c’est jour de vacances, il faut bien qu’elles s’amusent ! » –, mais,
revenu à la vie sous l’effet du danger imminent, j’avais, en toute hâte, défait
le linge de lit de la banquette-leurre vers laquelle je poussai André sans
ménagements. Les Nathanaël eurent tout juste le temps d’adopter une tenue
décente, caleçon et tricot de corps pour l’un, pyjama pour l’autre. S’ensuivit
une mascarade digne des meilleurs vaudevilles. Fort heureusement, mes deux
camarades s’étaient préparés à l’éventualité d’une visite paternelle :
après tout, c’est lui qui payait la location de la "cabane". André
fut présenté comme étant un camarade de faculté de Marcel de passage dans le
littoral. Le négociant en vins semblait satisfait de ne pas trouver son fils en
compagnie d’une quelconque gourgandine et s’amusa de nous trouver encore
ensommeillés. Il me fit part des affectueuses salutations de mon oncle et
proposa un déjeuner dans l’un des caboulots de la rive gauche avant d’emmener
sa progéniture sur la plage. André nourrissait quelque inquiétude en cas de
questions trop précises sur ses prétendues études en pharmacie et, un mensonge
de plus, prétexta une visite à une proche parente pour décliner l’invitation.
Nos regards en coin disaient combien nous admirions son habileté.Par bonheur, je devais retourner à Saint-Jean...
Augustin Fabre ne s’était pas départi
de la bonhomie que j’avais pu apprécier lors de ses visites chez les Rochs.
J’étais le petit-neveu de son meilleur ami, qualité de nature à n’éveiller
aucun soupçon. Il n’en nourrissait aucun à l’égard de son propre fils. Son
épouse se comportait comme le faisaient les mères de famille à cette époque : hormis la tenue du foyer où elle régnait en maîtresse-femme, elle approuvait avec docilité le moindre propos de son mari et se pliait à
toutes ses décisions. Ma mère, au contraire, avait une personnalité plus affirmée. Cette femme que j'ai tant aimée était dotée de ce sixième sens qui n’appartient qu’aux mamans. Elle avait manifesté quelques réticences à mon séjour estival avec Marcel. Avait-elle décelé ce qui faisait la
particularité du mentor adoubé par son oncle ? Avait-elle subodoré la
nature de ma relation avec Jules, que, pourtant, elle avait inscrit sur la
liste des invités au mariage de Madeleine ? Ou bien, ayant eu à apprécier l’intégrité
et la bonté dont mon ami était pétri, fermait-elle les yeux sur une amitié qu’elle
ressentait peut-être comme étant particulière ? Dans ce demi-siècle chargé
de menaces, et bien que les « aveux » ne soient guère courants en la
matière, je pense aujourd’hui, qu’à défaut d'en avoir la preuve, elle admettait en son for
intérieur que son fils ne prendrait pas la voie la plus banale. Plusieurs
années après, au milieu des années cinquante, je m’ouvris à Gabrielle de mon
identité. Les yeux clos, elle hocha la tête, sembla réfléchir brièvement avant
de réagir : « Es-tu, heureux, au moins, mon chéri ? ».
Jules ne put me rejoindre à Palavas.
Condamné comme nous tous à la duplicité, il avait imaginé un subterfuge : il avait demandé à son père s’il pouvait rendre visite pour trois jours à une tante, très chère à son cœur, qui
habitait Millau. Il n’y avait, en ce temps-là, aucun de moyen de vérifier, la sœur
de sa mère ne possédant pas un téléphone dont peu de foyers disposaient. Jules était sûr de son coup, mais le père Goupil opposa un refus sans recours possible aux sollicitations de son
fils. Par bonheur, je devais retourner à Saint-Jean après mes deux semaines de
séjour en compagnie des Nathanaël. J’avais hâte, car les embrasements
nocturnes et leurs nudités exposées sans ambages sur la plage de Maguelone, avaient
exacerbé une sensualité de plus en plus dévorante. Une sorte de priapisme que
je ne pouvais étouffer par les seules manipulations de mon intimité, pourrait
alors trouver l’apaisement entre les bras et les cuisses fermes du plus beau
garçon du monde.
(À suivre)
© Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022-2023
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Nota :
De retour lundi prochain, sauf absence impromptue.
lundi 7 août 2023
Mon amant de Saint-Jean | Épisode 82 : Vérités et mensonges
8 commentaires:
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Oui "de nos jours il reste tant à faire "! Combien de jeunes se retrouveront dans cette scène si bien racontée? Car vérité et mensonges continuent à devoir coexister, vérité admise parfois difficilement par les proches mais cachée pour l'entourage, professionnel en particulier.
RépondreSupprimerLa réclame "Le KKO LSK ÈSKi" est , parait il , un allographe de Sacha Guitry .
RépondreSupprimerMarcel Duchamp avait intitulé sa parodie de Joconde "L.H.O.O.Q." .
Bonnes vacances Silvano .
Ludovic : j'abonde.
RépondreSupprimeruvdp : exact pour Guitry, la preuve demain matin. Polnareff a paraphrasé Duchamp (LHOOQ LNA).
Silvano, je n'ai pas tout vérifié, mais il me semble que dans la partie " Épisodes précédents " il manque certains des premiers épisodes... Pour les suivants, pas contrôlé.
RépondreSupprimerFrédo : oui, il en manque, au début. Je l'avais signalé.
RépondreSupprimerMerci pour ces pages passionnantes. Si j'ai bien compris, le narrateur écrit ses mémoires. À quelle époque écrit-il ? ?
RépondreSupprimerAxel : je pense qu'il rédige dans les années 50-60.
RépondreSupprimerFait mon coming out en 2021 (anniv 20 ans)
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