mercredi 4 juin 2025

Belle allure, mais

 Dans ma rue, je croise fréquemment un garçon — gay, sans aucun doute — qui arbore ce genre de vêtements, ce qui change agréablement des sacs siglés foot.
L'autre jour, n'y tenant pas, je lui ai adressé un pouce levé en guise de compliment pour sa tenue. J'eus droit à un regard méprisant. Ce qui me rappelle ce que Proust, déjà, disait de certains (de pas mal) d'entre nous (1) dans une page de Sodome et Gomorrhe :

[Aussitôt il témoigna au professeur la dureté des invertis, aussi méprisants pour ceux à qui ils plaisent qu’ardemment empressés auprès de ceux qui leur plaisent. Sans doute, bien que chacun parle mensongèrement de la douceur, toujours refusée par le destin, d’être aimé, c’est une loi générale et dont l’empire est bien loin de s’étendre sur les seuls Charlus, que l’être que nous n’aimons pas et qui nous aime nous paraisse insupportable. À cet être, à telle femme dont nous ne dirons pas qu’elle nous aime mais qu’elle nous cramponne, nous préférons la société de n’importe quelle autre qui n’aura ni son charme, ni son agrément, ni son esprit. Elle ne les recouvrera pour nous que quand elle aura cessé de nous aimer. En ce sens, on pourrait ne voir que la transposition, sous une forme cocasse, de cette règle universelle, dans l’irritation causée chez un inverti par un homme qui lui déplaît et le recherche. Mais elle est chez lui bien plus forte. Aussi, tandis que le commun des hommes cherche à la dissimuler tout en l’éprouvant, l’inverti la fait implacablement sentir à celui qui la provoque, comme il ne la ferait certainement pas sentir à une femme, M. de Charlus par exemple, à la princesse de Guermantes dont la passion l’ennuyait, mais le flattait. Mais quand ils voient un autre homme témoigner envers eux d’un goût particulier, alors, soit incompréhension que ce soit le même que le leur, soit fâcheux rappel que ce goût, embelli par eux tant que c’est eux-mêmes qui l’éprouvent, est considéré comme un vice, soit désir de se réhabiliter par un éclat dans une circonstance où cela ne leur coûte pas, soit par une crainte d’être devinés qu’ils retrouvent soudain quand le désir ne les mène plus, les yeux bandés, d’imprudence en imprudence, soit par la fureur de subir du fait de l’attitude équivoque d’un autre le dommage que par la leur, si cet autre leur plaisait, ils ne craindraient pas de lui causer, ceux que cela n’embarrasse pas de suivre un jeune homme pendant des lieues, de ne pas le quitter des yeux au théâtre même s’il est avec des amis, risquant par cela de le brouiller avec eux, on peut les entendre, pour peu qu’un autre qui ne leur plaît pas les regarde, dire : « Monsieur, pour qui me prenez-vous ? (simplement parce qu’on les prend pour ce qu’ils sont) je ne vous comprends pas, inutile d’insister, vous faites erreur », aller au besoin jusqu’aux gifles, et devant quelqu’un qui connaît l’imprudent, s’indigner : « Comment, vous connaissez cette horreur ? Elle a une façon de vous regarder !… En voilà des manières ! » M. de Charlus n’alla pas aussi loin, mais il prit l’air offensé et glacial qu’ont, lorsqu’on a l’air de les croire légères, les femmes qui ne le sont pas, et encore plus celles qui le sont. D’ailleurs, l’inverti mis en présence d’un inverti voit non pas seulement une image déplaisante de lui-même, qui ne pourrait, purement inanimée, que faire souffrir son amour-propre, mais un autre lui-même, vivant, agissant dans le même sens, capable donc de le faire souffrir dans ses amours. Aussi est-ce dans un sens d’instinct de conservation qu’il dira du mal du concurrent possible, soit avec les gens qui peuvent nuire à celui-ci (et sans que l’inverti n° 1 s’inquiète de passer pour menteur quand il accable ainsi l’inverti n° 2 aux yeux de personnes qui peuvent être renseignées sur son propre cas), soit avec le jeune homme qu’il a « levé », qui va peut-être lui être enlevé et auquel il s’agit de persuader que les mêmes choses qu’il a tout avantage à faire avec lui causeraient le malheur de sa vie s’il se laissait aller à les faire avec l’autre. Pour M. de Charlus, qui pensait peut-être aux dangers (bien imaginaires) que la présence de ce Cottard dont il comprenait à faux le sourire, ferait courir à Morel, un inverti qui ne lui plaisait pas n’était pas seulement une caricature de lui-même, c’était aussi un rival désigné. Un commerçant, et tenant un commerce rare, en débarquant dans la ville de province où il vient s’installer pour la vie, s’il voit que, sur la même place, juste en face, le même commerce est tenu par un concurrent, n’est pas plus déconfit qu’un Charlus allant cacher ses amours dans une région tranquille et qui, le jour de l’arrivée, aperçoit le gentilhomme du lieu, ou le coiffeur, desquels l’aspect et les manières ne lui laissent aucun doute. Le commerçant prend souvent son concurrent en haine ; cette haine dégénère parfois en mélancolie, et pour peu qu’il y ait hérédité assez chargée, on a vu dans des petites villes le commerçant montrer des commencements de folie qu’on ne guérit qu’en le décidant à vendre son « fonds » et à s’expatrier. La rage de l’inverti est plus lancinante encore. Il a compris que dès la première seconde le gentilhomme et le coiffeur ont désiré son jeune compagnon. Il a beau répéter cent fois par jour à celui-ci que le coiffeur et le gentilhomme sont des bandits dont l’approche le déshonorerait, il est obligé, comme Harpagon, de veiller sur son trésor et se relève la nuit pour voir si on ne le lui prend pas. Et c’est ce qui fait sans doute, plus encore que le désir ou la commodité d’habitudes communes, et presque autant que cette expérience de soi-même qui est la seule vraie, que l’inverti dépiste l’inverti avec une rapidité et une sûreté presque infaillibles. Il peut se tromper un moment mais une divination rapide le remet dans la vérité. Aussi l’erreur de M. de Charlus fut-elle courte. Le discernement divin lui montra au bout d’un instant que Cottard n’était pas de sa sorte et qu’il n’avait à craindre ses avances ni pour luimême, ce qui n’eût fait que l’exaspérer, ni pour Morel, ce qui lui eût paru plus grave.]
In À la recherche du temps perdu, livre IV (Sodome et Gomorrhe)  Marcel Proust | nrf Gallimard (2) 

(1)  Si vous êtes déjà allé "en boîte", ces attitudes vous sont, sans nul doute, familières.
(2) Mon logiciel de secours en cas de doute, me signale, au fil de mes billets, les phrases de plus de 40 mots, qui nuisent, selon lui, à la compréhension du texte. C'est prendre mes lecteurs pour des andouilles, me semble-t-il. Avec le texte de Monsieur Proust, mon logiciel a bugué : bien fait ! 

3 commentaires:

  1. Trop de notes mon cher Mozart.
    Trop de mots mon cher Proust.
    Trop verbeux à mon goût mais bien observé.
    Il est dommage qu'un geste sympathique ou même un simple regard soient perçus comme une agression. Un sourire serait si sympathique et humain.

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    1. Trop verbeux ? Proust peint l'espèce humaine mieux que quiconque. Bien observé, oui !

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  2. ¿Demasiadas palabras?
    ¡Las justas!

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