lundi 10 janvier 2022

"Mon amant de Saint-Jean" | Episode 10 : Le chat

Résumé 
1937 : Dans ce village de l'Aveyron, deux adolescents de quinze ans, Jean Goupil et Claude Bertrand, le narrateur, amis d'enfance, conscients d'être épris l'un de l'autre deviennent peu à peu amants. Claude a surpris l'étreinte passionnée de deux jeunes montpelliérains en vacances, hébergés par M. Jacob, un vieil excentrique ostracisé par les villageois. Ils se découvrent un allié en la personne de Clément Chaumard, autre exclu, lequel est affligé d'une maladie de peau que l'on nomme au village "peau de serpent". Un soir, Jeannot, bravache, a lié conversation avec Jacob, lequel a invité les deux garçons à lui rendre visite dans sa maison des Aspres, rencontre davantage propice à une discussion, à l'abri des regards malveillants. Dans l'antre du vieil homme, plus cossu qu'ils ne l'imaginaient, ils sont reçus en amis, avec bienveillance. En proie à des questionnements sur leur relation, qu'ils savent hors norme, ils espèrent trouver chez Jacob une écoute attentive. 

Caricature homophobe, début 20e siècle
  On discuta de tout et de rien, jusqu’à ce que l’homme évoque avec émotion les deux jeunes gens qu’il avait hébergés près d’un mois durant. Il nous apprit sans ambages que Marcel et Nathan étaient deux étudiants rencontrés à Montpellier lors d’une promenade dans les jardins du Peyrou où il avait pour habitude de débusquer les âmes solitaires en quête de tendresse virile. Il les avait vus se bécoter sur un banc sans précautions, et les avait mis en garde sur les dangers qui guettaient : des voyous avaient pour funeste habitude de faire des descentes pour rançonner les amateurs de plaisirs illicites. Il les revit à plusieurs reprises, entretenant avec eux une relation amicale sans arrière-pensée, pour finir par les inviter au village. Nous en déduisîmes que, comme nous, les deux garçons devaient être bien en peine de trouver un toit pour accueillir leurs ardeurs. La générosité de Jacob était sans doute récompensée par les bienfaits d’une aimable compagnie, de nature à combler pour quelques jours une pesante solitude. Le vieil homme nous avait mis en confiance et Jean ne tarda pas, plus lucide qu’il n’y paraissait, à le questionner sur les dangers qui nous menaçaient : comment faire face aux déchaînements de haine que ne manquerait pas de susciter la découverte, par des individus malveillants, de cette relation prétendument contre nature ? Comment la dissimuler quand le mensonge nous avait de tout temps semblé contraire à notre conception de la morale ? Que disait la loi ?
Que risquions-nous vraiment ? 
Monsieur Jacob était bien informé, semble-t-il, qui nous indiqua que la République Française était plutôt tolérante en la matière : seules la prostitution et la corruption des mineurs étaient passibles de sanctions. Il avait eu vent de descentes de police dans les hôtels parisiens fréquentés pas les « invertis », comme on nous désignait, de rafles dans les parcs où se prostituaient de jeunes ouvriers de banlieue, mais aussi militaires et marins désireux de mettre du beurre dans les épinards de leurs maigres soldes. La brigade mondaine traquait surtout l’incitation de mineurs à la débauche et pouvait faire preuve de mansuétude selon la situation sociale des contrevenants et leur entregent. À Paris, de nombreux lieux "spécialisés", dancings et cabarets, avaient ouvert à la faveur de l'insouciance de l'après-guerre et connaissaient un grand succès. Las, les agents de la "mondaine" y faisaient souvent irruption pour jouer les trouble-fête et repérer les "anti physiques", autre terme péjoratif pour désigner les adeptes de l'amour entre hommes. Une rumeur tenace se répandait dans le milieu, selon laquelle la police alimentait ainsi un fichier de ces prétendus dépravés.  Avec une once de malice, il fit remarquer que les lois en vigueur en Allemagne et « chez votre ami Staline » étaient d’une impitoyable rigueur : les nazis appliquaient plus durement que leurs prédécesseurs un article de loi dit « paragraphe 175 » qui criminalisait les relations entre personnes du même sexe. Quant aux Soviétiques, ils confondaient allègrement homosexualité et actes pédophiles, dénonçant ce « vice » comme étant l’apanage des fascistes, des bourgeois et des aristos, punissant les contrevenants de cinq ans de prison et même des travaux forcés. Jacob se fit un devoir de nous mettre en garde : en province, où les lieux de divertissement à la mode parisienne étaient fort rares, c'était pire qu'à Paris ; nous étions condamnés à la dissimulation. Pour l’heure, notre ennemi n’était ni l’État, ni les Russes pas plus que les Allemands : c’était l’armée des villageois ; en guise de fusils, l’ignorance et les préjugés pouvaient à tout instant opérer leur œuvre destructrice.
  Pendant qu’il nous parlait, nous perçûmes des bruits venant de l’étage supérieur, que notre hôte attribua « à ce chat qui n’en fait qu’à sa tête, qui n’est jamais là quand on le voudrait, qui va de gouttière en gouttière, cet ingrat ». 
Stupéfaits, nous entendîmes des pas dans l’escalier. Un large sourire illumina le visage du vieux monsieur : « Ah, mais, te voilà, sale bête ! ». Le chat, c’était Clément Chaumard !
« Salut, les gars, je vous ai fait le ménage dans la petite chambre, là-haut. »
(À suivre)
©  Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022

(...) marins désireux de mettre du beurre dans les épinards...

Montpellier, promenade du Peyrou

Illustration 2 : Jean Cocteau pour son Livre blanc (1930)

7 commentaires:

  1. Les événements remontent à 1937, on a pas encore lu pourquoi, j'aurais pu rencontrer des situation similaires en 57. N'en prenez pas ombrage Silvano mais je me sent tellement impliqué est impatient. Alors à lundi, pour la suite de notre grand feuilleton: ¨Mon amant de Saint Jean¨

    Demian

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  2. Il suffit de lire dans la nouvelle édition du journal de Julien Green les pages jusqu’alors expurgées pour vérifier qu’à Paris du moins, une certaine tolérance était de mise dans la France de l’entre-deux guerre dont vous restituez bien les ambiguïtés morales. Mais l’homosexualité était tout de même un sujet qui intéressait le code pénal et qui était considéré comme relevant de la pathologie. Votre roman est à la fois attrayant et instructif. On attend la suite avec impatienc

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  3. Demian : "on a pas encore lu pourquoi". Pourquoi ce pourquoi ?

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  4. Ludovic : " considéré comme relevant de la pathologie" : les termes utilisés ("antiphysiques", par ex.) le démontrent en effet.

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  5. C'est passionnant et on apprend plein de choses. Pour Damien, au début Silvano a annoncé que l'histoire se passe plus ou moins avant et pendant la guerre si je me souviens bien.
    Jules

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  6. J'aime beaucoup l'effet de surprise sur l'identité du chat, et le suspense créé pour la suite.

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  7. Je voulais dire ; on a pas encore lu pourquoi les événements se passent en 37.
    C'est parce que je n'avais pas lu l'épisode lorsque j'ai écris le commentaire.

    Pendant que je rédige ce message j'écoute La Calas...Divin! J'en ai des frissons

    Demian

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