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"On n'est pas les seuls !" |
RésuméÀ Montpellier, au printemps de l'année 1937, le jeune couple que forment André Foulques et Marcel Fabre a fait la connaissance d'Etienne Jacob, universitaire retraité qui vit à Saint-Jean. Le lecteur retrouvera, par un retour en arrière, ces trois personnages que l'on a vus parcourir la contrée à bicyclettes dans le premier chapitre. Ce sont les deux garçons que Claude, le narrateur, a surpris un soir partageant un long baiser passionné à travers la fenêtre de la chambre mansardée de la maison du vieux Jacob. L'image des deux amants avait bouleversé le jeune Claude : "on n'est pas les seuls !", avait-il déclaré à son ami Jean Goupil, avec lequel il vivait une liaison hors norme.
En famille, quand on
évoquait le frère de ma mère, on prenait des airs entendus et quand ma
curiosité se faisait insistante, on me répondait que le tonton était un peu « drôle ». On sous-entendait que ce « vieux
garçon » était en quelque sorte un « demeuré ». Louis Rochs était coiffeur
pour hommes et parcourait la région à moto pour couper les cheveux des
villageois selon un calendrier préétabli. À Saint-Jean, il exerçait le matin,
tous les premiers vendredis du mois. Il en profitait pour prendre avec nous le repas de midi, m’apportant à chaque
visite ces bâtons de chocolat fourrés d'une substance sucrée indéfinissable
qu’il achetait à l'entrée du village chez Verdeille, l'épicier. Mon oncle était un homme de
petite taille, malingre, aux cheveux blonds coupés courts, d'une bienveillance
à toute épreuve, qui, à mes yeux, ne méritait aucunement l’attitude navrée qu’affichaient
mes parents quand ils parlaient de lui. Maman, malgré tout, lui vouait une
véritable affection et se liquéfia en ruisseaux de larmes quand elle apprit par
une lettre hâtivement rédigée que Louis était parti rejoindre les brigades
internationales en Espagne.
« Alors ça,
j’aurais jamais cru qu’il en soit capable ! » siffla mon père, aussi
admiratif que stupéfait. Quand j’informai Jeannot de cet événement considérable, sa première réaction
fut de s’exclamer « Eh bien, qui va nous couper les cheveux
maintenant ? Si c’est ma mère, ça va être un massacre ! », pour
déclarer aussitôt que s’il était plus vieux, il ferait comme lui, et
« Chapeau, le Loulou ! ».
L’ostracisme dont mon oncle
Louis fut la victime au sein de la famille fut tel qu’un jour de 1947, peu de
temps avant sa mort, je décidai de lui rendre visite à Montpellier, où il
s’était retiré, exténué, brisé par ce qu’il avait subi, torturé et laissé pour
mort en Catalogne, sauvé miraculeusement par des compatriotes avant de regagner
la France en trente-neuf, désespéré par la suite de ne pouvoir rejoindre la
résistance tant les séquelles des supplices infligés l’avaient handicapé. Il
avait néanmoins rendu quelques services en faisant passer des messages ou – on
pourrait aujourd’hui s’en amuser – en sabotant les coupes de cheveux des Allemands
qui fréquentaient le salon de la Grand-Rue où il était employé. Nous nous sommes rencontrés au « Riche », à la terrasse duquel, dix
ans auparavant, Marcel Fabre et André Foulques s’étaient liés d’une belle
amitié à Etienne Jacob. Je ne sus ce jour-là trouver les mots justes,
incapable de lui dire combien j’avais conscience de ce qui nous unissait, de
ces inclinations qui l'avaient mis au ban de la famille. Avant de le quitter, je lui ai dit mon admiration
dont il a sans doute compris qu’elle saluait son engagement. Le regret d’avoir
été si peu loquace me hantera jusqu’à la fin de mes jours.
(À suivre)
© Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022
Un très beau texte, très émouvant.
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