Le journal quotidien - non hétérophobe - de
Silvano Mangana (nom de plume Louis Arjaillès). Maison de confiance depuis 2007.

"La gravité est le plaisir des sots"
(Alexandre Vialatte)


lundi 18 avril 2022

"Mon amant de Saint-Jean" | Chapitre II | Épisode 7 : Louis Rochs

"On n'est pas les seuls !"
Résumé
À Montpellier, au printemps de l'année 1937, le jeune couple que forment André Foulques et Marcel Fabre a fait la connaissance d'Etienne Jacob, universitaire retraité qui vit à Saint-Jean. Le lecteur retrouvera, par un retour en arrière, ces trois personnages que l'on a vus parcourir la contrée à bicyclettes dans le premier chapitre. Ce sont les deux garçons que Claude, le narrateur, a surpris un soir partageant un long baiser passionné à travers la fenêtre de la chambre mansardée de la maison du vieux Jacob. L'image des deux amants avait bouleversé le jeune Claude : "on n'est pas les seuls !", avait-il déclaré à son ami Jean Goupil, avec lequel il vivait une liaison hors norme.

  En famille, quand on évoquait le frère de ma mère, on prenait des airs entendus et quand ma curiosité se faisait insistante, on me répondait que le tonton était un peu « drôle ». On sous-entendait que ce « vieux garçon » était en quelque sorte un « demeuré ». Louis Rochs était coiffeur pour hommes et parcourait la région à moto pour couper les cheveux des villageois selon un calendrier préétabli. À Saint-Jean, il exerçait le matin, tous les premiers vendredis du mois. Il en profitait pour prendre avec nous le repas de midi, m’apportant à chaque visite ces bâtons de chocolat fourrés d'une substance sucrée indéfinissable qu’il achetait à l'entrée du village chez Verdeille, l'épicier. Mon oncle était un homme de petite taille, malingre, aux cheveux blonds coupés courts, d'une bienveillance à toute épreuve, qui, à mes yeux, ne méritait aucunement l’attitude navrée qu’affichaient mes parents quand ils parlaient de lui. Maman, malgré tout, lui vouait une véritable affection et se liquéfia en ruisseaux de larmes quand elle apprit par une lettre hâtivement rédigée que Louis était parti rejoindre les brigades internationales en Espagne.
« Alors ça, j’aurais jamais cru qu’il en soit capable ! » siffla mon père, aussi admiratif que stupéfait. Quand j’informai Jeannot de cet événement considérable, sa première réaction fut de s’exclamer « Eh bien, qui va nous couper les cheveux maintenant ? Si c’est ma mère, ça va être un massacre ! », pour déclarer aussitôt que s’il était plus vieux, il ferait comme lui, et « Chapeau, le Loulou ! ».

L’ostracisme dont mon oncle Louis fut la victime au sein de la famille fut tel qu’un jour de 1947, peu de temps avant sa mort, je décidai de lui rendre visite à Montpellier, où il s’était retiré, exténué, brisé par ce qu’il avait subi, torturé et laissé pour mort en Catalogne, sauvé miraculeusement par des compatriotes avant de regagner la France en trente-neuf, désespéré par la suite de ne pouvoir rejoindre la résistance tant les séquelles des supplices infligés l’avaient handicapé. Il avait néanmoins rendu quelques services en faisant passer des messages ou – on pourrait aujourd’hui s’en amuser – en sabotant les coupes de cheveux des Allemands qui fréquentaient le salon de la Grand-Rue où il était employé. Nous nous sommes rencontrés au « Riche », à la terrasse duquel, dix ans auparavant, Marcel Fabre et André Foulques s’étaient liés d’une belle amitié à Etienne Jacob. Je ne sus ce jour-là trouver les mots justes, incapable de lui dire combien j’avais conscience de ce qui nous unissait, de ces inclinations qui l'avaient mis au ban de la famille. Avant de le quitter, je lui ai dit mon admiration dont il a sans doute compris qu’elle saluait son engagement. Le regret d’avoir été si peu loquace me hantera jusqu’à la fin de mes jours.
(À suivre) 
©  Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022 

1 commentaire:

Antoine a dit…

Un très beau texte, très émouvant.