Le journal quotidien - non hétérophobe - de
Silvano Mangana (nom de plume Louis Arjaillès). Maison de confiance depuis 2007.
Photo en-tête Mina Nakamura

"La gravité est le plaisir des sots"
(Alexandre Vialatte)


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samedi 29 novembre 2025

Choses de la vie, ou "De si de la (bémol)"

Sièges sociaux

Je lui aurais bien offert...
Est-ce mon nouveau statut de retraité, imprimé peut-être sur mon auguste front, ou, malgré un visage de choupinou à faire baver Chalamet, mon abondante (vrai !) chevelure immenaculée ? Toujours est-il que, de plus en plus souvent, il y a toujours une bonne âme pour me laisser sa place dans le Métropolitain. Les premières fois, tout en remerciant d'un sourire forcé, j'étais vexé et effrayé face à l'inexorable fuite du temps. J'ai noté que, pour la plupart d'entre elles, ces marques de courtoisies proviennent de la gent féminine ; le signe, sans doute, que les femmes ont à subir, encore de nos jours, l'absence de galanterie des butors ordinaires. Pour être juste, l'autre après-midi, un beau jeune gars m'a abandonné son siège. Je lui aurais bien offert Lettres à un jeune poète ou Corps et âme, qui sont les deux ouvrages dont je fais cadeau à mes élèves pour leurs dix-huit ans.

L'Arque de triomphe

Exercice de diction
Les voix qui s'expriment professionnellement dans les médias devraient être soumises à des tests de diction.
Arque de triomphe, parque de Sceaux, matche de foot, mois de marse précédent, font florès sur les ondes.
Ça fait partie de ces agacements qui me font bondir comme un adepte du trampoline.
Les "du coup", "de base", "au final", et cet "en vrai" dont use et abuse Macron pour faire jeune, ont le don de me donner des envies de coups de pieds dans les tibias.
Je précise que mes râleries n'ont d'autre finalité que la pédagogie.
Nota : il y a aussi "Géralde Darmanin", mais ça, c'est beaucoup moins grave.

Préférer le train

Comme beaucoup d'entre nous, j'ai renoncé aux voyages en avion. Dans la mesure du possible, je privilégie le train. C'est le cas si je dois me rendre n'importe où en Europe. Ainsi, j'avais opté pour ce mode de transport pour mon dernier séjour en Italie. Un TGV de notre compagnie nationale (c'était moins onéreux que la "Freccia Rossa") m'a mené à Turin dans le même temps qu'il faut pour rallier Nice.
Et contrairement à nombre de nos contemporains, j'aime prendre mon temps, livre en mains, écouteurs (dernier cri : sans fil, s'il vous plaît !) branchés sur Spotify. Dans le pays, j'use énormément de rails : j'emprunte les trains régionaux. À Milan, on peut se procurer un billet qui donne droit, pendant trois jours, à tous les modes de déplacements : les vieux tramways milanais, très "belle" époque, mais aussi le métro, les bus et le chemin de fer dans toute la Lombardie !
En fin de compte, la seule chose qui pourrait me réconcilier avec l'aérien, serait que les compagnies procèdent à des castings et engagent des stewards semblables à ce jeune homme, en plein travail dans ce "réel" :

J'aurais alors une soif inextinguible.

Benjamin Voisin : le corps des délices

Ne mentez pas : je suis sûr que vous avez vu deux fois, ou beaucoup plus, L'Étranger, vu et revu Illusions Perdues et Été 85 et que vous avez frôlé l'indigestion avec la série Carême.
Benjamin Voisin est un excellent acteur, en passe de venir un "grand" du cinéma et du théâtre.
Le jeune comédien possède une qualité indéniable : un très beau corps et, surtout, les plus belles fesses du cinéma français !
À tel point que lors de son passage-promo dans l'émission Quotidien (TMC), Maïa Mazaurette a consacré sa chronique au fort joli séant de l'artiste, lequel prend la chose avec humour et se révèle très intelligent. Tout pour plaire, vous dis-je !

Maïa décrypte les fesses
de
Benjamin Voisin

mardi 23 septembre 2025

Par un hasard des plus curieux

 Je n'avais jamais vu cette photo quand j'écrivis le texte ci-dessous.
Un signe ?


Son genou gauche était ouvert, il saignait. « Oh, c’est rien, juste une éraflure, j’en mourrai pas », avait-il fanfaronné, et son sourire héroïque me rendait encore plus amoureux de lui. De nos sorties avec les Éclaireurs, j’avais heureusement conservé dans ma musette de quoi jouer les infirmiers : un peu de sparadrap et une boule de coton presque propre que j’appliquai sur la plaie après l’avoir enduite de salive en guise d’antiseptique – j’avais dû lire cette astuce dans un livre d’aventures. Pour commencer, j’avais léché la blessure et Jules m’avait comparé non sans malice à une mère chatte. J’ai miaulé et nous avons ri à s’en casser les côtes. Nous avions seize ans et, parfois, l’enfance cognait à la porte, pas tout à fait enfuie.
(c) Gay Cultes 2024

mercredi 7 mai 2025

Rouge sang


Je me souviens que nous avions voulu sacrifier à ce rituel.

Rémi avait sorti de sa poche un canif rouge-sang dont il eut bien du mal à déplier la lame, car il n'avait pas d'ongles.
Il a tenté l'incision, gravement, mais la simple pression du métal sur la chair de l'avant-bras lui arracha une grimace.
Je pris le petit couteau, crânement, mais n'obtins que le même piètre résultat.
Alors, pour dissiper notre dépit, nous n'avons trouvé que ça : nos visages se sont rapprochés et nous avons mêlé nos lèvres.
Nous avions treize ans.
Pour toujours.
Silvano

Chanson : 
The Love You Have In You par Asbjørn (2014)
Les garçons : 
Sylvester Ulv et Mads Reuther 

jeudi 24 avril 2025

Une absence

Malgré nos échanges en vidéo du dimanche matin, tu me manques.
Apprendre à devenir grand dans ce pays qui m'est ô combien étranger, quelle drôle d'idée !
Je te vois encore sur le balcon d'à côté, ce jour d'épidémie où nous ne pouvions que converser aimablement à distance. Ce fut de musique, une évidence. C'est elle qui nous a réunis quand ces nuages noirs se dissipèrent. Tu as dit "affinités électives". Oui. Sept cents jours à jamais gravés. Et puis, ta jeunesse t'a mené ailleurs. D'abord pas très loin, où nous pouvions nous rejoindre en quelques tours de locomotive. J'avais même fini par trouver à la gare d'Austerlitz, si laide, des airs de victoire sur l'attente de chaque nuit d'insomnie. Enfin, tu m'as dit "que me conseilles-tu ?"  et j'ai dit "vas-y, c'est ton avenir". Tu es parti. Tout se passe pour le mieux et tes succès me font paraître la vie plus douce. Douces, si douces, étaient ces attitudes quand, chez moi, tu prenais tout l'espace. Ta démarche de félin pour les simples gestes du quotidien : mettre la table, la débarrasser, servir un alcool, trinquer les yeux dans les yeux. Je guette le son agaçant de l'interphone. Tu avais fait un si beau dimanche le voyage et tu m'avais surpris, cachant ton visage derrière un énorme bouquet de fleurs d'été. C'est si loin, déjà. De savoir que j'ai ma place dans ton cœur embellit chaque heure que je vis. J'ai mille souvenirs de toi, que je sais partagés : le cinéma ; une collation au bord du canal ; un standard de jazz joué à deux ; un "je t'aime", une seule fois, mais pour l'éternité. Je t'ai dit l'autre matin : "tu ne me manques pas". Tu sais, comme Danielle Darrieux dans Madame De... hurlant doucement, sur le pas de la porte, après le départ de l'amant :
— Je ne vous aime pas, je ne vous aime pas, je ne vous aime pas.  
S.

Photo Richard Kranzin, 2023

vendredi 28 mars 2025

Je frémis au souvenir de toi

Photo Silvano
Il a dit « Je dors là, ok ? ».
- Tu viens dormir pour la douzième fois, Yann, lui dis-je d’une voix cotonneuse.
Et onze fois j’ai subi ton corps contre le mien quand tu t’agites dans ton sommeil, ton souffle quand tu dors sur le côté et ton haleine, ce mélange de pomme et de cigarette blonde ; et puis, quand tu rêves, ce bras qui s’égare sur moi, car tu dois penser à elle ; et moi, tu comprends, je n’en peux plus de cette envie de toi, de ces nuits blanches à espérer, à me dire « jamais » ou « la prochaine fois, qui sait ? ».
Et Yann me foudroie de son sourire "Ultra Brite au goût sauvage", le même que celui du plongeur de la pub à la télé :
- Cette envie de moi, ça fait mal, non ?
Aussitôt, il enlève le slip blanc de tous mes fantasmes, me rejoint sous les draps, enfouit son visage trop beau dans l’oreiller, marmonne :
- Fallait bien que ça arrive, non ? Sois calme, sois tendre, sois doux, et j’aimerai peut-être.
Et moi, je ne serai plus jamais aussi calme, aussi tendre, aussi doux.

Silvano/Louis

mardi 19 novembre 2024

Bientôt Noël, plaisir d'offrir... Tombe, Victor !

Un ami m'a signalé ce joli commentaire concernant mon roman, repéré sur le site Babelio.

[Plusieurs personnages se partagent le devant de la scène, dans ce roman, mi-journal, mi-récit à la première personne. Paul, le narrateur, raconte son adolescence dans une ville de la Côte d'Azur (avec sa mère, son frère et son père.)
Victor, son ami et premier amour, dont je voudrais bien ne vous dire que du bien, mais ce n'est pas toujours le personnage le plus sympathique de l'histoire... cependant, il est indispensable dans le cheminement de Paul vers lui-même. C'est un personnage partagé entre certaines envies... (Paul) et d'autres envies (les femmes) et exprimées souvent "franco", sans nuances.
Des élèves de collège, dont celui qui réserve quelques surprises (l'auteur lui donne quelquefois la parole)... de la graine de "loubards", des professeurs...
Le climat de l'époque est magnifiquement reconstitué. Au quotidien... (les courses à la boulangerie), les "boums", les voitures, les stations chez le disquaire et ses cabines pour écouter des disques (sympathique...), le climat musical (Joan Baez et Here's to you... (Sacco et Vanzetti, Claude François, etc.) Et même les jeux d'Intervilles.
Et puis apparait enfin Angelo, le garçon italien, mal vu des habitants de la ville, victime de ce racisme anti-italien des années 45-50-60... mais au demeurant, un des plus attirants, des plus attachants, dans le roman.
Roman d'initiation, donc, où le narrateur se trouvera aussi à travers le piano et la musique, puis des amis bienveillants (son frère, le disquaire, comme adulte bienveillant...) un amour (précisons, Ange...) mais aussi où il devra faire face à l'épreuve d'une dénonciation, hélas, et d'une séparation.]

Merci mille fois à son auteur(e).
Silvano/Louis

On peut commander le livre chez les libraires ou à la FNAC.


mardi 15 octobre 2024

Le bel endormi


Au cours de ma onzième année, comme nous étions en vacances chez la grand-mère au cœur d'un août brûlant, je poussai un matin la porte de la chambre de mon grand-frère. Lui n'y était pas, mais un ange brun habitait le lit, un Jean-Jacques de dix-huit ans que le drap blanc couvrait à peine jusqu'à la naissance d'une brune toison. La peau était rose, pas encore brunie par le soleil du midi. Un bras était replié sur le front, les lèvres me semblèrent d'un rouge-vif, « purpurin » lirait-on dans un ouvrage désuet ; le haut de son corps, offert à mon regard, se soulevait lentement, métronomique-ment, au rythme de sa respiration ; l'épiderme était souple, lisse, velouté, en appel irrésistible à la caresse.
Une jambe dépassait du lit, le pied reposant sur le sol de ciment brut ; la cuisse était ferme, épaisse, le genou était fort, où subsistait une trace d'un récent accident de "Vélo Solex" ; le mollet musclé s'abritait sous une fine couche de poils bruns qui bouclaient un peu si l'on remontait jusqu'où palpite le grand Mystère.
Pétrifié, j'ouvrais des yeux ronds, là, sur le pas de la porte.
Le jeune homme a ouvert brièvement les yeux, juste assez, je crois, pour m'apercevoir le détaillant avec émotion.
Devant le café noir, peu après, dans la salle commune, j'ai cru intercepter un clin d’œil qui me hante encore.
(c) Silvano Mangana - Gay Cultes 2015


samedi 24 août 2024

L'harmonium (Texte de 2015)

 

C'est à la boulangerie, où l'on m'avait envoyé chercher un "restaurant"(1), que j'ai vu Rémi pour la première fois.
On n'était pas dimanche, mais il a acheté quatre croissants, ce qui m'impressionna fort, et je me dis que c'était un "riche", de ceux que, chez nous, on appelait "gros richards".
Peu de temps après, je sus que je l'impressionnais tout autant, et qu'au bourg, nous inspirions le respect : nous étions la famille du garde-mobile.
J'avais obtenu l'autorisation d'aller, quand je le voulais, jouer de l'harmonium dans la petite église où je répétais inlassablement la même Invention de Bach, la seule pièce de mon répertoire qui sonnât agréablement sur cet instrument.
Le dimanche, en contrepartie, je participais à la messe et accompagnais les cantiques. Je m'amusais intérieurement, sans plus de respect pour le caractère sacré de la cérémonie, des voix aigrelettes et chevrotantes des vieilles qui tentaient de faire parvenir jusqu'au ciel leurs naïves incantations : "Tu es mon berger, ô Seigneur", "Chez nous, soyez reine", ou "Terre entière, chante ta joie au Seigneur".
Un harmonium
Le soir, "à la fraîche" devant la maison, quand, armés d'un gros caillou, on ouvrait la coque des amandes sur la table de pierre, je les imitais, provoquant les rires de la grand-mère qui, elle, avait gardé une voix de jouvencelle sans aspérités qui résonnait dans la maison dès le petit matin, quand elle brossait sa longue chevelure grise, reprenant les bluettes à succès de la radio.
Un jour que, dans l'église habituellement déserte à cette heure, je labourais le clavier de mes doigts frustrés de n'avoir pas à parcourir un vrai piano, j'eus conscience subitement que je n'étais pas seul. Je me retournai et vis Rémi remonter l'allée jusqu'à l'autel sans s'être signé, sans la génuflexion de rigueur en ces endroits.
Sa voix puissante, un peu rauque, de presque adolescent, résonna sans la précaution d'usage en pareil lieu :
- Hé, tu sais jouer du Cloclo ?
(1) Un gros pain, utilisé autrefois dans les restaurants.
(c) Louis Arjaillès - Gay Cultes 2015

Bonus : 
 


J'aime particulièrement cette version de la Petite Messe solennelle de Gioachino Rossini, au plus près de l'original, le terme "petite" n'ayant pas été choisi au hasard par le compositeur selon moi.
On est très éloigné de la majestueuse (pompeuse ?) version de Chailly que vous trouverez aisément si le cœur vous en dit.
Et puis, selon la partition originale, on entend ici… un harmonium.




Référence : 
Petite Messe solennelle de G. Rossini
RIAS-Kammerchor
Marcus Creed, direction.
Harmonia Mundi
901724

mardi 20 août 2024

Die Rasoline, sehr gut !

Werner M. fut le garçon qui m'alerta sur mon identité. J'avais treize ans. Un groupe de jeunes allemands vint faire un séjour dans notre ville. Nous devions "échanger" avec les garçons qui le composaient. Si j'avais été un plus âgé, j'aurais "échangé" avec lui bien volontiers ! Toujours est-il que nous avons ressenti, lui et moi, des affinités électives : je l'ai même emmené chez moi et lui ai joué du piano. Il était très ému et, ne sachant comment me remercier, il m'a offert un échantillon qu'on lui avait donné lors d'une visite des établissements Molinard, à Grasse. Il me le remit avec ce sourire qui m'avait séduit d'emblée. "Die Rasoline, sehr gut !", me dit-il. Bien évidemment, je ne pouvais encore utiliser le tube de crème, que je remisai dans un tiroir jusqu'à la première émergence d'un fin duvet sur mon menton juvénile. J'ai longtemps entretenu une correspondance avec Werner. L'autre jour, une publicité m'a rappelé l'existence de cet excellent produit qui ne nécessite pas l'emploi d'un blaireau. Je me suis rué à l'adresse parisienne du parfumeur pour m'en procurer un tube. Arrivé chez moi, je l'ai ouvert : il fleurait bon le premier amour. 

Vieille "réclame".
J'ai appris que cette crème à raser était très prisée
des soldats de la Seconde Guerre mondiale.
Je me suis rasoliné : c'est parfait !
(Libre de toute publicité)
Source image : Nostalgie Rétro blogspot
Considérations annexes à 9 h 37
Un commentateur faisait remarquer, l'autre jour, que les plus jeunes semblent renoncer (enfin ?) à la mode du système pileux qui fait ressembler leurs aînés à des clones.
Dans mon cercle d'amis, je compte trois barbus invétérés qui savent mon aversion.
L'un d'entre eux, toutefois, se rase de près quand nous entreprenons un voyage en commun. 
Cette habitude me touche beaucoup.

lundi 11 mars 2024

Mon amant de Saint-Jean | Épisode 85 : Jouer à faire semblant

    Neuf-Brisach, août 1938

    Il y a deux Brisach : le neuf, en France, et le vieux, Breisach am Rhein, de l’autre côté du fleuve. Il faut quelques battements d’ailes à une escadrille d’alouettes pour relier les deux villes. Depuis l’arrivée de Hitler au pouvoir, de l’autre côté, la vieille cité du Bade-Wurtemberg n’est plus du même monde.
    Pour donner quelque crédit à la rumeur d’une idylle pour le moins hypothétique avec Mathilde Meyer. Roland Sieffert vient la chercher au presbytère après le culte du dimanche et l’emmène pour une promenade sur le chemin qui longe le Rhin, où ils peuvent croiser des concitoyens, lesquels, souvent, leur adressent un sourire de connivence. Ils se nichent au creux d’un tapis d’herbes sauvages pour des conversations d’une banalité qui assombrit l’humeur du garçon, éveillent sa nostalgie de la grande ville et de ses cinémas, des tubes de néon qui ensoleillent la vitrine du magasin de Monsieur Kurz, le photographe, devant laquelle, chaque soir, il prend racine pour observer dans ses moindres détails l’objet de sa convoitise, cette caméra Pathé Baby à ressorts avec laquelle il s’imagine, en petit Jean Renoir, filmant les mille scénarios qu’il a échafaudés dans les moments où la solitude lui ouvre les portes du rêve de sa vie.
    Pauvre Mathilde qui croit déceler, en Roland, un émoi qu’elle inspire sûrement, alors que, braquant son regard sur l’autre rive, rien n’échappe au jeune homme des adolescents des Jeunesses Hitlériennes, que tout, par ailleurs, l’incite à détester. Ils s’exercent à la lutte, torses nus, gonflés d’une puissante musculature, bronzés, farouches, déjà prêts aux combats futurs ! Ils ont confectionné une sorte de grande piscine gonflable où ils s’ébattent à présent, débarrassés de tout vêtement. Roland plaque ses deux mains sur les yeux de la gamine : « Ne regarde pas, Mathilde ! », quand lui se repaît, en douce, du spectacle.
    Si ce n’était l’amour de ses parents, sa tendre complicité avec sa sœur, ces vacances dans sa cité natale, lui seraient une épreuve insurmontable. Il s’est décidé à rédiger une longue lettre, cent fois réécrite, à Marcel, le Montpelliérain, qui, à cette heure, doit faire la fête sous le soleil méditerranéen et, sans nul doute, faire l’amour. Roland ne doit les battements de son cœur qu’à la grande illusion qui s’est emparée de lui quand l’équipe du grand cinéaste a pris d’assaut sa terre natale au cours de l’hiver le plus doux de sa jeune vie. Il aura bientôt dix-sept ans. Comment les vivre pleinement, ici ?
  (À suivre)   ©  Louis Arjaillès - Gay Cultes 2024  
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lundi 26 février 2024

Mon amant de Saint-Jean | Épisode 84 : Aimables conversations

­­­   

Au cours de l'été 1938, Claude Bertrand, le narrateur, 16 ans, a séjourné à Palavas-les-Flots en compagnie d'André et de Marcel, qu'il a surnommé "Les Nathanaël", deux amants qui habitent à Montpellier, où le jeune homme poursuit ses études. Il passe le reste des grandes vacances à Saint-Jean, où l'attendait Jules, le "garçon de sa vie".

    
    

    « J’aime ton corps de haut en bas, tu sais ?
— Ma peau est aussi douce que celle d’Émile ?
— Pas vraiment, non. Mais elle a meilleur goût, avais-je dit en étayant mon propos d’un coup de langue dans le creux de ses reins. Je suis gourmand de toi. Rien ne remplace ta saveur, pas même celle du gâteau de famille de ma mère, je te jure ! Ta crème est meilleure, aussi.
— Tu m’as dit malgré tout qu’il avait un cul à damner un saint.
— Tes fesses sont plus rondes, plus massives, plus fermes, elles me rassurent, oui, elles me rassurent, c’est ça.
— J’ai des fesses rassurantes, s’esclaffa-t-il, c’est la meilleure ! Et sa queue, elle est comment sa queue ?
— Plus longue, moins épaisse que la tienne. Ma main en fait plus facilement le tour. Mais elle est jolie, quand même.
— Ce que tu dis de lui me fait penser à Andrzej. Mais moi, je ne l’ai jamais vu tout nu. Je baisse son pantalon de travail, je trifouille un peu pour voir s’il bande et on fait ça en dix minutes, comme des bêtes. Je crache sur ma bite, et hop ! Alors, la saveur de sa peau et sa douceur, tu vois… Ce n’est pas de l’amour. Ce serait comme comparer la chicorée au café. Toi, tu fais l’amour à ton lycéen, et dans ces moments-là, j’existe plus.
— Ne sois pas triste, tu existes plus que tout, et tu le sais bien. » 
     C'est ainsi que nous devisions en ces débuts de soirées d’été quand Jules m’avait rejoint, fuyant prestement les odeurs de cette encre violette dont le savon de Marseille et la brosse de crin ne parvenaient à effacer totalement la trace sur ses doigts raidis d’avoir soustrait, additionné ou divisé toute la journée. Monsieur Majurel doit cent francs ; il faut faire la facture pour les bancs de la salle des fêtes ; compter, enfin, ce qu’on avait gagné cette semaine et affronter la mauvaise humeur du paternel si les chiffres faisaient la gueule.
    Il quittait à six heures pile l’obscure officine où on l’avait confiné pour le punir de sa vivacité, de son insolence, de sa propension à la rêverie. En quelques tours de roues, il savait pouvoir me retrouver près de notre étang exsangue en ce mois d’août implacable, où nous guettait un bataillon de moustiques, étrangement mis au fait que nous allions nous débarrasser frénétiquement de tous nos vêtements pour nos enlacements. Nous nous en amusions, tant notre soif de l’autre nous rendait invincibles, comme préservés de la voracité des insectes femelles par une impalpable forteresse. Peut-être, plaisantions-nous, qu’elles se passaient le mot : « Ah non, pas eux, on a déjà goûté ! »
    Mon infinie tendresse faisait de son mieux pour le ramener à la lumière, pour le bercer de murmures propres à lui faire oublier le tintamarre quotidien des marteaux et des scies, les vociférations de Goupil à l’encontre de l’apprenti malhabile qui encaissait les coups-de-pied au cul dont on le préservait par miracle, dès lors qu’il avait fait preuve d’une réelle aptitude dans le maniement de ces chiffres qu’il exécrait.
    Parfois, quand il était trop fatigué, nous nous caressions du bout des doigts – « Oh oui, j’adore, ça fait froid, soupirait-il ! » – et laissions nos mains nous amener au plaisir sans autres ébats. Seuls au monde, nous évitions les conversations qui auraient eu l’indécence d’altérer notre bonheur. Il serait bien temps, lors de mon retour en ville, d’affronter la réalité d’une humanité au bord du gouffre.

(À suivre)   ©  Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022-2024  
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Photo : 
Yannick Abrath et Andrew Westermann photographiés par Pierre Debusschere


lundi 27 novembre 2023

Un cadeau de Noël idéal

Mon roman Tombe, Victor !, publié sous mon nom d'auteur Louis Arjaillès, est à commander chez votre libraire favori ou directement ici : clic
Publié en 2016 via Edilivre, le bouquin a dépassé le millier de ventes, en grande partie grâce à Gay Cultes, mais porté, aussi, par un excellent bouche-à-oreille. Je vous remercie d'aider à sa diffusion en l'offrant à vos amis pour les fêtes.
Silvano/Louis 

Issu d’un journal intime retrouvé, Tombe, Victor ! nous plonge au cœur de la fin des années 60, dans une petite ville du sud de la France.
À 14 ans, Paul partage son temps entre sa scolarité et des études de piano qui le mèneront, espère-t-il, à une carrière de concertiste.
Issu d’un milieu populaire, il croise la route de Victor, garçon volubile, volontiers bagarreur, archétype du fils de famille en rupture de ban, avec lequel il découvre sa sexualité différente.
Si, pour Victor, ces épanchements ne sont qu’un jeu, ils augurent, pour Paul, d’une part essentielle de sa future vie d’homme.
Victor, ce gamin gouailleur, fils de notable, sera son premier amour. Mais un ange noir veille et sera à l’origine d’un drame aux funestes conséquences.

" Offrez-le-nous, on adore lire ! "


lundi 14 août 2023

Mon amant de Saint-Jean | Épisode 83 : Vivre fortissimo


Soudain, au bord de la Dourbie, en ce mois d’août brûlant, nous eûmes froid.

Je rentrai à Saint-Jean dès le premier jour d’août. C’était, par bonheur, un samedi après-midi. Le lendemain, jour chômé, j’enfourchai ma bicyclette dès les premières heures de la matinée. Mon coup de sifflet sous la fenêtre de sa chambre réveilla en sursaut mon Jules adoré. J’entendis quelques bruits dans la maison des Goupil, les grognements du père, le tintement de la cuillère dans la tasse de café au lait, les escaliers dévalés d’un pas vif et lourd à la fois, le vélo dont l’animal se saisit dans la courette, le grincement du portail et l’apparition, sa blondeur ravivée par le soleil de saison, la peau bistrée, les cheveux en bataille, tout ce qui, en lui, m’exaltait.

    
— Il était temps ! Tu t’es fait désirer !

Il n’avait jamais su faire un clin d’œil, et son visage se déforma comiquement sous l’effet de sa vaine tentative.
   
  — Tu m’as tellement manqué ! Je déteste Palavas, la mer et les coquillages, bredouillai-je. Je vais te manger tout cru !

Nous n’avons pas osé frapper chez le père Jacob. « Plus tard, faut le laisser tranquille » m’a raisonné l’animal. En quelques tours de roues, à tempo « vivace » – Pierre Bloch m’a inculqué quelques termes musicaux – nous fûmes à mille lieues du village. L’affrontement charnel fut sauvage et bref, tant ma coupe était pleine de désir. Au bord de la rivière, nos vêtements chiffonnés à nos pieds, nous avons retrouvé un semblant de dignité. Nous conversions maintenant comme deux compères. J’étais abasourdi par la relation des événements qui avaient rythmé la vie du village depuis mon dernier séjour, qui remontait à quelques semaines à peine. Dès le lendemain, je pus en vérifier la teneur. Solange Gleize, devenue Delmas, avait fait une fausse-couche. Les méchantes langues s’en étaient délectées (« Pensez donc, faire un môme à trente-sept ans… »). L’événement était arrivé en juillet, quand le brave Auguste campait là-haut, où l’herbe est bien plus verte, la laissant seule avec ce nouveau malheur. Elle seule pouvait pleurer sur son destin, elle, qui avait auparavant, après la terrible guerre, abandonné un enfant bien né sur les marches de Saint-Éloi, à Montpellier. Depuis cette sale affaire, la pauvre Solange, que le mariage avait éloignée de son appétence à l’alcool, promenait sa neurasthénie – en laisse, car on est presque une dame, maintenant ! – de la maisonnette du couple à l’épicerie, avec une halte à la boulangerie – puisqu'il faut bien survivre aux saloperies que la vie vous met dans les pattes quand vous n’êtes pas venue au monde pour qu'il vous comble de bienfaits. Elle n’espérait plus que le retour de son berger, mortifiée à l’idée de lui apprendre qu’il ne serait jamais père. Notre vieil ami Étienne subissait les séquelles de son accident. Il ne se déplaçait plus sans le secours d’une canne. Complice de tous les instants, c’est à Jules qu’il prêtait à présent les meilleurs ouvrages de sa bibliothèque. Mon ami n’avait pas perdu son temps : il se rendait à l’école chaque soir après le travail, où l’affable Monsieur Benoît poursuivait son ambition de faire de lui un élève modèle. « Tu verras, je n’ai pas oublié tes leçons, et, un de ces jours, je vais te rattraper. Si mon paternel croit que je vais passer ma vie à aligner des chiffres dans ses registres, il se met le doigt dans l’œil jusqu’au cul ! » Il me surprit en me citant une liste impressionnante d’ouvrages qu’il avait consultés et digérés ces derniers mois. Il m’informa enfin qu’Andrzej, le jeune polonais, avait réintégré la boulangerie Chaumard sous la pression des autorités ecclésiastiques. Après tout, il avait été totalement disculpé. « Ne t’inquiète pas, il ne sait pas m’aimer comme toi. » Le propos se voulait rassurant, et je me dis « Que va-t-il se passer avec Émile, à la rentrée ? »
Soudain, au bord de la Dourbie, en ce mois d’août brûlant, nous eûmes froid. Un vent s’était levé, qui nous contraignit à nous rhabiller prestement. Je frissonnai intérieurement, aussi, en pensant à d’autres vents, plus mauvais, venus du nord et du sud de l’Europe, annonciateurs de tempêtes dévastatrices. J’avais encore un peu de temps à vivre le bonheur d’être jeune et bien vivant. Je décidai de jouir de chaque instant partagé avec Jules, de jouir et de vivre fortissimo avant le déluge.
(À suivre)   ©  Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022-2023  
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J'ai besoin de remonter aux sources de la Dourbie, de faire quelque ménage dans toutes ces pages, de mettre au clair ce brouillon. Je reprends dès que possible.
Gay Cultes continue cependant, avec quelques billets d'humeur en attendant le retour des amants.

lundi 7 août 2023

Mon amant de Saint-Jean | Épisode 82 : Vérités et mensonges

   

Par bonheur, je devais retourner à Saint-Jean... 
   Dans l’art du mensonge, nous étions des experts. Il le fallait. C’était quasiment une question de vie et de mort. Si, de nos jours, il reste tant à faire, l’époque n’était nullement à la tolérance. On se souvient du laïus en forme d’avertissement de mon grand-oncle au sujet d’Émile Boisselier. Les membres de notre confrérie étaient condamnés à la dissimulation, aux rencontres secrètes, et, pour beaucoup d’entre nous, à d’expéditives étreintes en des lieux peu ragoûtants. À ces piteux enlacements, certains finirent par prendre goût, au point de ne pouvoir goûter autrement aux joies du sexe entre hommes. Mentir était donc notre lot, que nous pûmes vérifier une fois de plus quand il vint à l’idée du père de Marcel d’emmener femme et enfants à Palavas pour un dimanche à la mer. Premier levé de la maisonnée, flasque et engourdi, je buvais mon breuvage cacaoté Elesca (le K.K.O L.S.K est S.KI disait la réclame) quand se fit entendre le ronronnement du moteur bien huilé d’une automobile que je vis se garer juste en face de la cabane. C’était la Citroën C4 rutilante d’Augustin Fabre. Je me précipitai dans la chambre des amoureux, que j’exhortai tant bien que mal à sortir du lit. J’entendais déjà les claquements de portières, la voix de la mère admonestant les fillettes surexcitées, l’indulgence dans celle de son époux – « Laisse, c’est jour de vacances, il faut bien qu’elles s’amusent ! » –, mais, revenu à la vie sous l’effet du danger imminent, j’avais, en toute hâte, défait le linge de lit de la banquette-leurre vers laquelle je poussai André sans ménagements. Les Nathanaël eurent tout juste le temps d’adopter une tenue décente, caleçon et tricot de corps pour l’un, pyjama pour l’autre. S’ensuivit une mascarade digne des meilleurs vaudevilles. Fort heureusement, mes deux camarades s’étaient préparés à l’éventualité d’une visite paternelle : après tout, c’est lui qui payait la location de la "cabane". André fut présenté comme étant un camarade de faculté de Marcel de passage dans le littoral. Le négociant en vins semblait satisfait de ne pas trouver son fils en compagnie d’une quelconque gourgandine et s’amusa de nous trouver encore ensommeillés. Il me fit part des affectueuses salutations de mon oncle et proposa un déjeuner dans l’un des caboulots de la rive gauche avant d’emmener sa progéniture sur la plage. André nourrissait quelque inquiétude en cas de questions trop précises sur ses prétendues études en pharmacie et, un mensonge de plus, prétexta une visite à une proche parente pour décliner l’invitation. Nos regards en coin disaient combien nous admirions son habileté.
   Augustin Fabre ne s’était pas départi de la bonhomie que j’avais pu apprécier lors de ses visites chez les Rochs. J’étais le petit-neveu de son meilleur ami, qualité de nature à n’éveiller aucun soupçon. Il n’en nourrissait aucun à l’égard de son propre fils. Son épouse se comportait comme le faisaient les mères de famille à cette époque : hormis la tenue du foyer où elle régnait en maîtresse-femme, elle approuvait avec docilité le moindre propos de son mari et se pliait à toutes ses décisions. Ma mère, au contraire, avait une personnalité plus affirmée. Cette femme que j'ai tant aimée était dotée de ce sixième sens qui n’appartient qu’aux mamans. Elle avait manifesté quelques réticences à mon séjour estival avec Marcel. Avait-elle décelé ce qui faisait la particularité du mentor adoubé par son oncle ? Avait-elle subodoré la nature de ma relation avec Jules, que, pourtant, elle avait inscrit sur la liste des invités au mariage de Madeleine ? Ou bien, ayant eu à apprécier l’intégrité et la bonté dont mon ami était pétri, fermait-elle les yeux sur une amitié qu’elle ressentait peut-être comme étant particulière ? Dans ce demi-siècle chargé de menaces, et bien que les « aveux » ne soient guère courants en la matière, je pense aujourd’hui, qu’à défaut d'en avoir la preuve, elle admettait en son for intérieur que son fils ne prendrait pas la voie la plus banale. Plusieurs années après, au milieu des années cinquante, je m’ouvris à Gabrielle de mon identité. Les yeux clos, elle hocha la tête, sembla réfléchir brièvement avant de réagir : « Es-tu, heureux, au moins, mon chéri ? ».
   Jules ne put me rejoindre à Palavas. Condamné comme nous tous à la duplicité, il avait imaginé un subterfuge : il avait demandé à son père s’il pouvait rendre visite pour trois jours à une tante, très chère à son cœur, qui habitait Millau. Il n’y avait, en ce temps-là, aucun de moyen de vérifier, la sœur de sa mère ne possédant pas un téléphone dont peu de foyers disposaient. Jules était sûr de son coup, mais le père Goupil opposa un refus sans recours possible aux sollicitations de son fils. Par bonheur, je devais retourner à Saint-Jean après mes deux semaines de séjour en compagnie des Nathanaël. J’avais hâte, car les embrasements nocturnes et leurs nudités exposées sans ambages sur la plage de Maguelone, avaient exacerbé une sensualité de plus en plus dévorante. Une sorte de priapisme que je ne pouvais étouffer par les seules manipulations de mon intimité, pourrait alors trouver l’apaisement entre les bras et les cuisses fermes du plus beau garçon du monde. 
(À suivre)   ©  Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022-2023  
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Nota :
De retour lundi prochain, sauf absence impromptue. 
                  

lundi 31 juillet 2023

Mon amant de Saint-Jean | Épisode 81 : Les vacances au bord de la mer

(...) nous avions su que l’amour se fait.
André Foulques ne concevait pas les bains de mer comme le commun des mortels. Il fallait qu’il soit nu pour s’adonner aux plaisirs de la natation. Sous un soleil assassin, nous devions parcourir plusieurs kilomètres le long du chemin rocailleux qui menait à Maguelone, sur lequel il ne serait venu à l’idée du péquin moyen, escorté par femme et enfants en ribambelle, d’user ses espadrilles jusqu’à la corde. Sur cette vaste étendue de sable blanc, dont on se refilait l’adresse sous le maillot, prestement ôté au demeurant, s’offraient à Phébus quelques initiés, dont le tout-Montpellier interlope en goguette, duquel il fallait convenir que nous étions.
   La satisfaction de notre ami se méritait : nous arrivions au but, fourbus, mais heureux du silence qui détonait avec les cris et les odeurs d’ambre solaire de la plage où s’entassait le tout-venant. Malgré nos opinions, nous n’étions pas mécontents d’avoir fui les « congép’ » tels que les désignait le plus rouge d’entre nous. Nous en riions, et le traitions de fasciste, en lui assénant quelques coups de serviettes vengeurs.
   Je suis revenu à Maguelone à la fin des années soixante-dix : de Palavas, on peut à présent accéder à la Basilique et à la plage en contrebas, en prenant place dans une navette. Un panneau indique la « zone naturiste », où se presse désormais une foule d’adeptes, touristes allemands ou scandinaves, homos décomplexés made in France, et petits voyous en quête de plaisirs interdits. En ce mois de juillet 1938, c’était quasiment désertique. J’enviais mes deux compagnons, appréciais du coin de l’œil leurs étreintes et leur course sur le rivage pour atteindre la mer tant désirée, où ils évoluaient en tritons, quand je n’étais qu’un piètre nageur. Ma seule expérience était que j’avais appris à éviter la noyade, quand Jules m’avait appris comment ne pas sombrer, là-bas, dans un trou d’eau, au bord duquel, un an auparavant, nous avions su que l’amour se fait. Alors, je me bornais à évoluer d’une brasse maladroite, non loin du bord, quand les Nathanaël n’étaient plus que deux points, deux esquifs traçant leur route au large.
   Nous nous retrouvions ensuite, partagions, en guise de goûter, pêches de Mauguio et melons achetés sur le marché, au bord du Lez, notre fleuve à nous, avant qu’ici, Palavas-les-Flots, il ne se précipite mollement dans la Méditerranée. Il fallait bien revenir à la « cabane » – c’est ainsi qu’on nommait, à cette époque, les petites maisons que louaient aux estrangers les autochtones – où nous attendaient, en rangs serrés, des escadrilles de moustiques prêts à nous dévorer. Mais Marcel, le potard, avait pris soin d’emporter avec lui une potion-miracle à base de citronnelle dont nous nous enduisions sans l’économiser.
   Nous disposions d’un réchaud à gaz utile à nos maigres agapes du soir, tellines en persillade et petites fritures, dignes, en cette belle compagnie, des meilleurs restaurants de la grande ville. Chaque soir, ils s’aimaient. Je les laissais jouir tranquillement de leur bonheur, quittais la cabane sans bruit, me promenais sur la rive droite, m’asseyais en terrasse d’un café, lequel, ici, n’était pas « riche », et buvais un verre d’un mauvais vin de pays que je trouvais divin. Au retour, la potion, affadie, n'était plus un rempart. Je subissais les assauts de la horde assoiffée, qui avait trouvé en moi une proie idéale. Plus de râles, plus de grincements de sommier, la maisonnette s’était endormie. Dans le lit, malgré les démangeaisons, je m’endormais en appelant mon amant de Saint-Jean. Viendrait-il ?
(À suivre)    ©  Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022-2023 
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lundi 24 juillet 2023

Mon amant de Saint-Jean | Épisode 80 : J'ai deux amours

 

 (...) ma mère qui m’avait offert un maillot de bain « de sportif »...

     Tant d’années après, je me demande encore comment mes parents et mon oncle avaient pu autoriser sans hésiter mon séjour estival en compagnie des Nathanaël. « Marcel et un copain de la faculté » avais-je menti. L’approbation d’Octave Rochs avait valeur de caution aux yeux de ma mère qui m’avait offert un maillot de bain « de sportif », identique à celui porté par le champion Jean Taris dans un documentaire donné en première partie de Marius, qui était sorti à nouveau au Régent.
« Un maillot de bain, pourquoi faire ? s’était moqué Marcel, on ira à Maguelone et on se baignera tout nus, tu peux compter sur André pour ça ! »
J’avais essayé le maillot et m’étais admiré dans la glace de l’armoire de ma petite chambre. Je m’estimais bien fait de ma personne. Mon corps, à présent, était celui d’un homme, et je concevais avec orgueil qu’il puisse susciter le désir. Je n’étais nullement pressé de régler mes affaires de corps et de cœur : dans un monde dans lequel le rejet, les railleries et la haine accablaient les gens de mon espèce, j’avais deux amants magnifiques, j’étais beau, insouciant, heureux.
Je passai ma dernière après-midi à Montpellier avec Pierre Bloch. Il n’aimait ni Gide ni Proust, les trouvait ampoulés, démodés, leur préférant des auteurs qu’il estimait plus novateurs, à l’instar d’Antonin Artaud et de Paul Éluard. Il en parlait avec une telle conviction que je me promis de découvrir cette nouvelle littérature. En guise de vacances, Pierre passerait la plus grande partie de l’été chez une tante qui vivait, seule, dans une petite maison de Sommières où, à la faveur d’une atmosphère plus paisible, il comptait travailler son violon « en quête de perfection », affirma-t-il sur un ton sentencieux.
   La recherche de la perfection n’était pas à mon programme. Je voulais profiter pleinement de ces journées confisquées aux tourments qui agitaient l’Europe, pressentant vaguement que nous vivions un bonheur éphémère. Il fallait jouir de tout, des fruits de l’été, du vin des Fabre, de la mer accueillante aux jeunes gens intrépides, et, pour peu que Jules parvienne à me rejoindre, de nos ardeurs sans cesse renouvelées. Il fallait jouir de notre jeunesse.
Il nous fallut emprunter un « petit train de Palavas » pris d’assaut comme à l’accoutumée. Des hordes de mioches s’y esquichaient, comme disait Magali, l’épuisette en bataille, les bouées de baudruche à la taille, déjà, prêts à l’immersion, mais « pas trop loin du bord, mon chéri ! ». Quand nous parvinrent à nous en extraire, les odeurs d’iode et d’ambre solaire vinrent nous confirmer que la grande ville était loin derrière nous. La villa louée par Marcel n’en était pas une, plutôt une petite maison de village égarée sur le front de mer, avec le strict nécessaire pour se laver et cuisiner. Pour l’amour, il y avait deux chambres meublées sommairement, disposant, néanmoins, de grands lits propices aux ébats les plus effrénés. Une banquette complice attendait, dans la grande pièce, de servir d’alibi en cas de visite impromptue d’un membre de la famille de Marcel. « Où dort ton copain ? ». En prévision, on revêtit cette couche de fortune de linge de lit prêt à faire illusion. La première nuit, j’eus bien du mal à m’endormir, tant les cris parvenant de la chambre voisine m’exaspérèrent. Ou m’excitèrent. Je pensai à Jules, ou, confusément, à Émile. Le lendemain matin, m'asseyant à la grande table vermoulue de la pièce commune, je chantonnais, guilleret, le grand succès de Joséphine Baker. Exténués, les Nathanaël ne firent leur apparition qu'en fin de matinée. 
 (À suivre)   ©  Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022-2023 
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lundi 10 juillet 2023

Mon amant de Saint-Jean | Épisode 79 : Ouf, merci Aspro !

  Sa main fourrageant dans mon pantalon du dimanche, la mienne dans le sien, ce fut bref, foudroyant. Les flonflons de la fête nous parvenaient, assourdis, au bas de ce chemin buissonnier que nous avions dévalé, n’y tenant plus, impatients de laisser déferler cette vague que rien ne pouvait plus endiguer. Nous mêlions nos semences, nos salives et nos larmes. Nous n’étions plus de ce monde. Nous nous sommes essuyés avec les pochettes de nos costumes et Goupil a porté la mienne à son museau, déclarant que ça sentait la fleur de châtaignier. J’ai fait comme lui de la sienne. Il a dit « Je t’en fais cadeau » et je l’ai imité. Ce fut notre premier fou-rire depuis la mort de Clément. « Demain, on ira se balader, on se mettra à poil, on se caressera pendant des heures et après, on pourra se prendre comme avant, ce sera magnifique, avait-il proclamé, lyrique. » J’ai répondu qu’à cette idée, je recommençais à bander et qu’il fallait rejoindre la noce, que l'on pourrait remarquer notre absence et que « vivement demain ! ». Aux Aspres, chez cheveux-de-neige, les lumières trouaient la nuit. Depuis combien de temps n’avait-il pas dormi ?
   Ce dimanche-là, notre amour s’était ragaillardi d’un bain de fraîcheur dans la rivière. Sortant de l’onde, Jules, campé sur ses jambes d’athlète, exhibait fièrement sa nudité : « Hé, regarde, c’est autre chose que le corps de ton freluquet de Montpellier, non ? » Il était si beau que j’eus envie de le manger et de le boire. Comme s’il m’avait lu, il dit que j’étais beau, moi aussi, mais blanc comme un cachet d’Aspro, puis il m’étreignit avec force. « À table ! », pensai-je.
   Quand nous fûmes rassasiés l’un de l’autre, mon amoureux, encore haletant, demanda « C’est très loin d’ici, Palavas ? J’ai envie de voir la mer presque autant que j’ai envie de toi, tout le temps. Je trouverai un moyen. D’ailleurs, j’ai l’impression que mon paternel va lâcher du lest : il est revenu tout drôle de sa conversation avec l’instituteur, au cimetière, et ne m’a plus fait le plus petit reproche, depuis. Je vais me débrouiller, c’est sûr ! »
   Je regagnai Montpellier peu de temps après le mariage pour y apprendre qu’Émile Boisselier était parti en vacances pour un mois chez une tante qui vivait au Grau-du-Roi. La journée au grand air de l’Aveyron et notre fringale assouvie m’auraient permis de résister à la tentation, mais je n’étais pas mécontent de n’y être point soumis. Mon oncle, aveugle et sourd en ce qui concernait le fils de son ami Fabre, se réjouissait de notre projet de vacances au bord de la Méditerranée. J’avais retrouvé les Nathanaël au Colombier où les discussions politiques étaient plus que jamais à l’ordre du jour. Daladier ne trouvait grâce aux yeux d’aucun des participants, qui le trouvaient incapable de faire preuve de fermeté. La suite des événements ne les démentirait pas.
   Des photos furent prises lors du mariage de ma sœur Madeleine. Je les ai pieusement conservées. Sur l’une d’elles, je suis au premier rang, devant la mairie de Saint-Jean. Derrière moi s’est glissé Jules Goupil, dans une posture telle que l’on pourrait croire qu’il a posé sa tête sur mon épaule. Il affiche ce sourire malicieux qui me faisait fondre. Dans ses yeux, on peut lire sa joie de défier ainsi l’objectif du photographe. Des miens, au fil des ans, j’ai usé le petit rectangle dentelé. Je peux rester très longtemps à détailler cette photographie, ne sachant si je dois rire ou pleurer.
(À suivre)    ©  Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022-2023
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lundi 26 juin 2023

Mon amant de Saint-Jean | Épisode 78 : L'ignorance tue

    Il était peu probable que les villageois aient lu le roman de Jean Giono Jean le bleu, dont Marcel Pagnol avait écrit l’adaptation, qu’il tournait depuis le printemps au Castellet avec Raimu, sous le titre La femme du boulanger. Était-ce la crainte de manquer de pain, comme dans cette nouvelle dans laquelle le cocu cesse son activité, qui les incita à assister, en si grand nombre, aux obsèques du jeune Clément ? Le bon sens paysan leur avait-il chuchoté que l’évènement pouvait se produire ? Toujours est-il que le ban et l’arrière-ban de Saint-Jean avaient formé un cortège qui s’étirait de la mairie jusqu’au cimetière, au bas de la rue principale, dans un silence que rompaient seulement le martèlement des sabots d’un vieux percheron fatigué d’attendre, entre deux décès, de pouvoir reprendre du service, et le grincement des roues du fourgon mortuaire dont on usait depuis la fin du siècle précédent. Si leur Sainte Mère l'Église réprouvait le suicide et ne pouvait accueillir le défunt entre ses murs, ses fidèles se mêlaient aux bouffeurs de curés dans le défilé funèbre. Même l’abbé Duquesne en était, revêtu de sa soutane, en civil, en somme.
   Le sort avait voulu, avec cette ironie cruelle qui, souvent, l’inspire, que la mise en terre de Clément ait lieu une semaine avant le mariage de ma sœur. Les grandes vacances débutaient dix jours plus tard, mais, grâce à l’intervention de mon grand-oncle et à mes excellents résultats scolaires, j’avais obtenu de quitter Montpellier avec quelques jours d’avance et j’étais arrivé juste avant cette procession surréaliste. Je me revois avec les miens, cheminant sous l’implacable soleil d’un été tout neuf, ma mère et mon père sincèrement affligés, Madeleine et son futur, celui-là même qui avait fait la macabre découverte, partagés entre la douleur du jour et la perspective joyeuse des épousailles.
   Jules nous devançait, encadré par ses parents : mon bel ami, d’ordinaire si vigoureux, si alerte, ployait sous le poids du chagrin. Le chêne semblait s’affaisser, pliait à se rompre, vacillait sur sa base, agité par une bourrasque intérieure.
À Saint-Jean, il n’avait plus personne, hormis notre vieil Étienne qui fermait la marche, arborant son éternel nœud-papillon à pois, claudiquant encore, des suites de l’accident qui avait failli lui prendre la vie. On se souviendra que c’est Clément qui l’avait trouvé, inerte, au bas des marches renégates de son refuge et lui avait prodigué les premiers soins. Leur vieux complice allait avec dignité, un vague sourire aux lèvres, qui paraissait vouloir faire barrage à ce torrent de larmes dans lequel il pourrait se noyer sitôt l’intimité retrouvée. Au cimetière, c’est notre instituteur, Monsieur Benoît, qui prit la parole. La voix, tout d’abord doucereuse, s’enfla peu à peu. C'était une leçon aux hommes de mauvaise volonté :
   « C’est l’ignorance qui a tué notre Clément. La sienne, quand il a commis une faute dont il n’a pas mesuré les conséquences ; et la nôtre, surtout. Il y a quelque temps, je me suis plongé dans mes livres jusqu’à la réponse aux questions que je me posais sur l’affection dont souffrait ce garçon : qu’était cette lèpre, cette peau de serpent qui en faisait une sorte de renégat, celui que l'on évitait, qui s’excluait lui-même de notre petite et misérable société ? Cette maladie qui couvrait son épiderme de cette sorte de croûtes dont le nom savant est squames, s’appelle le psoriasis. Elle atteint un grand nombre de personnes, de petite condition ou illustres, couvre, selon les cas, une plus ou moins grande partie de leur corps. Elle peut, ou non, occasionner des démangeaisons, et nuit gravement à la santé morale de ceux qu’elle affecte. On pense qu’elle n’est pas héréditaire. Dans tous les cas, elle n’est pas contagieuse. Pas contagieuse, répéta-t-il en articulant chaque syllabe. S’il a été un gentil cancre, que je regardais sans égards du haut de mon estrade, ce dont je prie ses parents de m’excuser, car je me suis beaucoup reproché mon attitude pitoyablement condescendante, Clément, ces derniers temps, m’avait étonné, enfin curieux, intéressé quand je parlais des grands auteurs, des savants qui, au fil du temps, actionnent le moteur du progrès. J’assistais à un prodige qui m’émerveillait. Monsieur l’abbé, je ne suis qu’un mécréant, et je sais que vous verrez là quelque miracle divin. Je pense plus simplement que le petit Chaumard a su écouter et observer les meilleurs d’entre mes élèves, que des conversations avec les deux seuls qui ne l’ont pas traité en paria, l’ont galvanisé. Je projetai de le présenter au certificat d’études, lui qui, tant de fois, aurait mérité de revêtir le bonnet d’âne. Monsieur l’abbé, votre église excommunie les suicidés. En d’autres temps, on refusait l’extrême onction aux comédiens, on les enterrait la nuit, comme le grand Molière. Aujourd’hui, votre présence est un signe encourageant. De la mort que Clément s’est donnée, nous pouvons tous, ici présents, nous sentir fautifs. Vous devez, nous devons, réfléchir avant de réprouver. Plus jamais nous ne condamnerons les êtres différents de nous. Adieu Clément. Au nom de tous, je te demande pardon. »
   Le cercueil fabriqué par Goupil père, que les Chaumard avaient voulu blanc, pareil à celui des petits enfants, glissa dans la tombe. L’une des deux cordes destinées à l’opération était-elle celle qui l’avait tué ?
Jules s’était redressé pendant le discours du maître. Il me regarda et je vis qu’il m’adressait un clin d’œil qui ne m’étonna guère, malgré les circonstances.
Il s’approcha de moi, et me souffla : « Tes parents m’ont invité au mariage. Je t’aime. »
Non loin de nous, l’instituteur était en vive conversation avec son père.
 (À suivre)    ©  Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022-2023
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NB : Un regain d'activité professionnelle ne me permettra pas d'écrire la suite avant le lundi 10 juillet.

lundi 19 juin 2023

Mon amant de Saint-Jean | Épisode 77 : Le goût amer des chaussons aux pommes

   C’était une lettre de quatre pages, rédigées d’une écriture serrée, comme est inscrite l’indication « stretto » dans une partition de musique. Ainsi en est-il de ce passage d’un prélude de Chopin que j’avais écouté, retransmis par le pavillon du phonographe, haletant, suffoquant, à vous briser le cœur.
J’ai posé les feuillets. Une sourde angoisse infusant tout mon être, j’appréhendais la lecture des derniers paragraphes. Je pressentais la suite, tentant de conjurer la funeste, l’impensable prémonition. Ce ne pouvait être.
   Et ce fut, pourtant, lorsque mes yeux parcoururent les phrases écrites à l’encre bleue que des larmes avaient lessivée, presque. Le cinquième jour après l’entrevue, la mère, à grands renforts de hurlements de bête blessée, avait réussi, non sans mal, à rassembler la population de Saint-Jean. Tous étaient de cette partie de chasse à l’enfant, le Maire, le curé, le pasteur, les paysans, et même -ils en étaient tous stupéfaits- ce vieux cinglé de Jacob, dont nul ne savait qu’il était pour le fugitif un mentor, un maître, qu’il était l’hôte compatissant, l’homme de la maison des Aspres où « peau de serpent » se lovait, tel un chat, quand les petites haines du quotidien l’avaient accablé, une fois de plus jusqu’à la fois de trop, inéluctable.
   La petite troupe, conduite par le garde - on appelait ainsi le garde-champêtre - avait battu et rebattu les chemins de traverse, les champs et les vignes, le bois de pins, là-haut, où l’on savait qu’en été l’adolescent avait délimité une illusoire contrée où ne régnaient que bienveillance et tolérance, où les arbres, généreux, se penchaient pour écouter sa lancinante plainte, où, allongé sur la mousse, à leurs pieds, il jouait entre ses doigts avec la lumière, où l’oiseau de passage lui chantait un joyeux refrain pour qu’enfin, il sourie.
   Oh, Chaumard Clément n’était pas de ceux que la méchanceté anime. S’il était victime des vilénies infligées par des humains qui n’en avaient que le nom, il était la bonté faite homme. C’est par bonté, sans mesurer les effets de son larcin, qu’il avait agi, pensant préserver notre amour.
 Les recherches, jusqu’aux eaux de la Dourbie, apaisées en cette saison, ne donnèrent aucun résultat. Et l'on renonça.
   Le sixième jour, Jean-Paul Raynal, le promis de ma sœur Madeleine, reprit son travail d’homme-à-tout-faire de la municipalité. Remontant le chemin où Delmas, chaque jour que qui l’on veut fait – le diable, parfois – menait son troupeau, il vit que la porte de la remise dans laquelle on gare le corbillard du village était à demi ouverte. Comme il était de son devoir, il voulut s’assurer que rien d’anormal ne s’était produit. C’est lui qui découvrit l’inimaginable : Clément Chaumard était là. Il était monté sur le fourgon mortuaire, avait enroulé autour d’une poutre l’une des cordes dont se sert le fossoyeur pour descendre les cercueils et s’était pendu avec méthode, certain de ne pas être dérangé en ce lieu où personne ne vient à s’aventurer, quand tous, au village, vivent de leur belle vie.
   Mon atroce pressentiment se confirmait. Je m’assis sur le petit lit où je me recroquevillai, incapable de pleurer, de penser, d’être. Les sanglots ne vinrent que plus tard, soudain irrépressibles, convulsifs. Magali, jaillissant de la chambre voisine, ne put m’approcher. J’aurais frappé violemment quiconque aurait voulu s’apitoyer, tenté de partager ma douleur. Je haïssais la compassion, je me haïssais, je haïssais Jules et tout l’amour du monde.
 (À suivre)    ©  Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022-2023
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