Le journal quotidien - non hétérophobe - de
Silvano Mangana (nom de plume Louis Arjaillès). Maison de confiance depuis 2007.
Photo en-tête Mina Nakamura

"La gravité est le plaisir des sots"
(Alexandre Vialatte)


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lundi 28 juillet 2025

On choisit pas

On choisit pas ses parents,
on choisit pas sa famille
On choisit pas non plus
les trottoirs de Manille
De Paris ou d'Alger
Pour apprendre à marcher
Être né quelque part
Être né quelque part
Pour celui qui est né
C'est toujours un hasard

Maxime Le Forestier (Être né quelque part)

vendredi 25 juillet 2025

L'accroche-cœur

Peinture du XIIIᵉ siècle digitalisée
 
Ses deux accroche-cœurs se cambraient sur ses tempes :
Et sa robe de soie était ouverte, et ample.
Il est comme un diamant, qui réveille les cœurs, excite le désir.
Si un jour il t’invite,
n’hésite pas, tout est facile pour lui
et son esprit habite
le beau corps lumineux qui luit,
comme nuage au vent.
Imaginerait-on que, quelque part, existe
un autre être vivant
dont la beauté puisse être sa réplique ?
Abû Nuwâs

mardi 1 juillet 2025

Longtemps après que le poète a disparu


De la chanson française, il reste le plus grand.
Ce film documentaire est une vraie réussite.
Sur l'histoire dite "de mœurs" qui lui valut l'ostracisme
de nombreuses personnalités du métier,
on sait aujourd'hui qu'il fut victime d'une injustice révoltante.
Heureusement, ils sont nombreux, parmi les jeunes chanteurs,
qui savent ce qu'ils doivent à cet artiste exceptionnel.
Charles Trenet mérite amplement sa place au Panthéon des poètes. 

lundi 23 juin 2025

Pasolini : rien de vint comme espéré

Le jour de ma mort
Dans une ville, Trieste ou Udine,
le long d’une allée de tilleuls,
au printemps quand les feuilles
changent de couleur,
je tomberai mort
sous le soleil qui brûle
blond et haut,
et je fermerai les yeux,
laissant le ciel à sa splendeur.
Sous un tilleul tiède de verdure
je tomberai dans le noir
de ma mort qui dispersera
les tilleuls et le soleil.
Les beaux jeunes garçons
courront dans cette lumière
que je viendrai de perdre,
essaimant des écoles,
les boucles sur le front.
Je serai encore jeune
en chemise claire,
les cheveux tendres en pluie
sur la poussière amère.
Je serai encore chaud,
et courant sur l’asphalte
tiède de l’allée,
un enfant posera sa main
sur mon ventre de cristal.

Pier Paolo Pasolini
(La meilleure jeunesse, Poèmes à Casarsa, trad. Nathalie Castagné, Dominique Fernandez © poésie/Gallimard, 1995)
Photo Nir Sari


lundi 12 mai 2025

Qu'être entouré de chairs merveilleuses...


Jamais il n'y eut plus de commencement qu'à présent,
Ni qu'à présent plus de jeunesse ou de vieillesse ;
Et jamais il n'y aura plus de perfection qu'à présent,
Ni qu'à présent plus de ciel et d'enfer.
*
J'ai compris qu'avoir la compagnie de ceux que j'aimais me suffisait,
Que m'arrêter avec les autres à l'étape du soir me suffisait,
Qu'être entouré de chairs merveilleuses, curieuses, respirantes et riantes me suffisait...
Il n'y a pas d'autre joie pour moi, je m'y baigne comme dans l'océan.
Quelque chose se passe dans le contact suivi avec les hommes et les femmes, leur spectacle, leur présence, leur parfum, qui séduit si fort l'âme,
Car l'âme prend plaisir à tout, mais surtout à ces éléments.

Walt Whitman

lundi 7 avril 2025

" Une nuit "

La chambre était pauvre et vulgaire,
cachée à l'étage de la taverne louche.
Par la fenêtre, on voyait la venelle,
sale et étroite. D'en bas
montaient les voix de quelques ouvriers
qui jouaient aux cartes et s'amusaient.

Et là, sur ce lit humble et vulgaire,
j'avais à moi le corps de l'amour, j'avais
les lèvres roses et voluptueuses de l'ivresse-
roses d'une ivresse telle que même en ce moment
où j'écris après tant d'années !,
je m'enivre à nouveau dans ma maison solitaire.


Constantin Cavafy
(traduction Ange S. Vlachos)


mercredi 2 avril 2025

Un faux très répandu

Il meurt lentement
celui qui ne voyage pas,
celui qui ne lit pas,
celui qui n’écoute pas de musique,
celui qui ne sait pas trouver
grâce à ses yeux.
Il meurt lentement
celui qui détruit son amour-propre,
celui qui ne se laisse jamais aider.
Il meurt lentement
celui qui devient esclave de l’habitude
refaisant tous les jours les mêmes chemins,
celui qui ne change jamais de repère,
Ne se risque jamais à changer la couleur
de ses vêtements
Ou qui ne parle jamais à un inconnu
Il meurt lentement
celui qui évite la passion
et son tourbillon d’émotions
celles qui redonnent la lumière dans les yeux
et réparent les cœurs blessés
Il meurt lentement
celui qui ne change pas de cap
lorsqu’il est malheureux
au travail ou en amour,
celui qui ne prend pas de risques
pour réaliser ses rêves,
celui qui, pas une seule fois dans sa vie,
n’a fui les conseils sensés.
Vis maintenant !
Risque-toi aujourd’hui !
Agis tout de suite !
Ne te laisse pas mourir lentement !
Ne te prive pas d’être heureux !.

Non, Pablo Neruda
n'est pas l'auteur
de ce très beau texte.
Il est dû à
Martha Medeiros.
(Journaliste et femme de lettres née en 1961 à Porto Alegre)

Ce texte a circulé sur Internet au moyen du système de « Chaînes de Lettres», en tant que poème de Pablo Neruda, atteignant une diffusion inespérée. Le faux texte de Neruda a eu des traductions multiples et une diffusion planétaire malgré les protestations et réclamations de nerudistes de plusieurs pays. Le texte a poursuivi sa cyber existence et connut une propagation dans le Cyberespace. Huit ans plus tard, l’auteur a appelé la Fondation Neruda à Santiago du Chili pour éclaircir le sujet et pour réclamer la maternité du texte en question et pour mettre fin à l’histoire. La fondation Néruda aurait admis que le poète Chilien n’en était pas l’auteur.

Martha Medeiros | Pablo Neruda

lundi 24 mars 2025

Ivresse



 Comme je descendais des Fleuves impassibles, Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.
J’étais insoucieux de tous les équipages,
Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.
Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,
Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais.
Dans les clapotements furieux des marées,
Moi, l’autre hiver, plus sourd que les cerveaux d’enfants,
Je courus ! Et les Péninsules démarrées
N’ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.
La tempête a béni mes éveils maritimes.
Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots
Qu’on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits, sans regretter l’oeil niais des falots !
Plus douce qu’aux enfants la chair des pommes sures,
L’eau verte pénétra ma coque de sapin
Et des taches de vins bleus et des vomissures
Me lava, dispersant gouvernail et grappin.
Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d’astres, et lactescent,
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;
Où, teignant tout à coup les bleuités, délires
Et rhythmes lents sous les rutilements du jour,
Plus fortes que l’alcool, plus vastes que nos lyres,
Fermentent les rousseurs amères de l’amour !
Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L’Aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes,
Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir !
J’ai vu le soleil bas, taché d’horreurs mystiques,
Illuminant de longs figements violets,
Pareils à des acteurs de drames très antiques
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !
J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baisers montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes,
Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !
J’ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries
Hystériques, la houle à l’assaut des récifs,
Sans songer que les pieds lumineux des Maries
Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !
J’ai heurté, savez-vous, d’incroyables Florides
Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux
D’hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides
Sous l’horizon des mers, à de glauques troupeaux !
J’ai vu fermenter les marais énormes, nasses
Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan !
Des écroulements d’eaux au milieu des bonaces,
Et les lointains vers les gouffres cataractant !
Glaciers, soleils d’argent, flots nacreux, cieux de braises !
Échouages hideux au fond des golfes bruns
Où les serpents géants dévorés des punaises
Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums !
J’aurais voulu montrer aux enfants ces dorades
Du flot bleu, ces poissons d’or, ces poissons chantants.
– Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades
Et d’ineffables vents m’ont ailé par instants.
Parfois, martyr lassé des pôles et des zones,
La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux
Montait vers moi ses fleurs d’ombre aux ventouses jaunes
Et je restais, ainsi qu’une femme à genoux…
Presque île, ballottant sur mes bords les querelles
Et les fientes d’oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds.
Et je voguais, lorsqu’à travers mes liens frêles
Des noyés descendaient dormir, à reculons !
Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,
Jeté par l’ouragan dans l’éther sans oiseau,
Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses
N’auraient pas repêché la carcasse ivre d’eau ;
Libre, fumant, monté de brumes violettes,
Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur
Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,
Des lichens de soleil et des morves d’azur ;
Qui courais, taché de lunules électriques,
Planche folle, escorté des hippocampes noirs,
Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques
Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;
Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues
Le rut des Béhémots et les Maelstroms épais,
Fileur éternel des immobilités bleues,
Je regrette l’Europe aux anciens parapets !
J’ai vu des archipels sidéraux ! et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
– Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t’exiles,
Million d’oiseaux d’or, ô future Vigueur ?
Mais, vrai, j’ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes.
Ô que ma quille éclate ! Ô que j’aille à la mer !
Si je désire une eau d’Europe, c’est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai.
Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,
Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,
Ni traverser l’orgueil des drapeaux et des flammes,
Ni nager sous les yeux horribles des pontons.
Arthur Rimbaud Le bateau ivre

lundi 10 mars 2025

Gris (Cavafis, 1917)

ΓΚΡΙΖΑ

Κυττάζοντας ένα οπάλλιο μισό γκρίζο
θυμήθηκα δυο ωραία γκρίζα μάτια
που είδα· θάναι είκοσι χρόνια πρίν ....

Για έναν μήνα αγαπηθήκαμε.
Έπειτα έφυγε, θαρρώ στην Σμύρνη,
για να εργασθεί εκεί, και πια δεν ιδωθήκαμε.

Θ' ασχήμισαν — αν ζει — τα γκρίζα μάτια·
θα χάλασε τ' ωραίο πρόσωπο.

Μνήμη μου, φύλαξέ τα συ ως ήσαν.
Και, μνήμη, ό,τι μπορείς από τον έρωτά μου αυτόν,
ό,τι μπορείς φέρε με πίσω απόψι.

GRIS

En examinant la nuance grise d'une opale,
je me suis rappelé deux beaux yeux gris
que j'ai rencontrés ; cela fait près de vingt ans…

Nous nous sommes aimés pendant un mois.
Puis il est allé à Smyrne, je crois,
pour travailler, et nous ne nous sommes plus revus.

Ils ont dû se ternir — s'il vit encore — ces yeux gris ;
le beau visage se sera fané.

Toi, ma mémoire, conserve-les tels qu'ls étaient.
Et ce que tu pourras, mémoire, de cet amour
tout ce que tu pourras, rends-le-moi ce soir.

Traduction : Dominique Grandmont, in En attendant les barbares et autres poèmes, Gallimard, 2003.

lundi 20 janvier 2025

Je respire où tu palpites

Victor Hugo (in Les contemplations)

Une ode à la femme, sans doute.
Mais l'Amour est universel.

vendredi 10 janvier 2025

Toi, mon amour


Pourquoi ressembles-tu à un ange ? Pourquoi as-tu réveillé ma chair ? Pourquoi je t'aime tellement ? Que m'as-tu fait ? Pourquoi maintenant mes mains cherchent-elles ton corps ? Pourquoi ai-je toujours envie d'être sous toi sur toi à toi ? Pourquoi la nuit ai-je envie de crier tant ma peau a besoin de la tienne ? Pourquoi ne puis-je plus dormir ? Pourquoi m'as-tu fait connaître l'amour ? Pourquoi me domines-tu de tout toi ? Pourquoi ne puis-je vivre sans toi ? Pourquoi ai-je besoin de ton odeur ; de ta voix pleine d'amour ? Pourquoi ai-je envie de me jeter nu(e) contre ton corps nu ? Pourquoi ai-je envie d'avoir mal par toi ? Pourquoi les angoisses et les joies de mon cœur ? Pourquoi es-tu mon maître ? Pourquoi ne puis-je être heureu(x)(se) que par toi ? Pourquoi ce gouffre devant moi quand tu n'es pas là ? Pourquoi t'es-tu fait aimer autant par moi ? Pourquoi ?… Pourquoi ?… Pourquoi ?… Parce que tu existes et que sans toi je serais mort(e) sans connaître l'amour ? Et puis aussi parce que tu es merveilleux ? Oui mais… pourquoi m'aimes-tu, toi ?
— Edith Piaf, Toi mon amour 

(cf. la compilation des lettres d'amour d’Édith Piaf parue aux éditions Grasset sous le titre Mon amour bleu.)
Les parenthèses sont de mon cru.



lundi 16 décembre 2024

"Boucles noires", mort à la guerre


Vénéré de nos jours en Italie comme chanteur-poète majeur, Fabrizio de Andrè (1940-1999), anarchiste convaincu, influencé, disait-il, par Brassens ou Bob Dylan, lutta toute sa vie, à travers ses œuvres, pour combattre toutes les exclusions.
Avec la magnifique chanson Andrea, il chante la douleur d'un garçon qui a perdu son Ami soldat à la guerre, tué dans les montagnes du Trentin lors de la "grande" guerre.
Cette chanson courageuse, l'une des rares à célébrer une relation amoureuse entre hommes dans un pays réputé très homophobe, a finalement trouvé un public sur YouTube où le nombre de "vues" et les témoignages émus lui rendent justice.
La sincérité finit toujours par emporter l'adhésion.

Voici une traduction quelque peu approximative de ce très beau texte qui se réfère sans doute, donc, à la guerre des Alpes 1915-18 (l'Italie avait déclaré la guerre à l'empire austro-hongrois) qui fit environ 140 000 victimes, en particulier autour de la montagne appelée Cima Palon (Monte Pasubio).

Andrea s'est perdu, s'est perdu et ne sait pas revenir
Andrea avait un amour
Boucles noires
Andrea avait une douleur
Boucles noires.
Il était écrit sur la feuille qu'il était mort
sous les drapeaux
C'était écrit, la signature était en or,
une signature de roi
Tué dans les montagnes
de Trente
par la mitraille.
Yeux couleur forêt
paysan du royaume
profil français
yeux couleur forêt
soldat du royaume
profil français
Andrea a perdu, perdu l'amour
la perle la plus rare
Andrea a dans la bouche, dans la bouche une douleur
la perle la plus sombre.
Andrea cueillait, recueillait des violettes
au bord du puits
Andrea jetait les boucles noires
dans le cercle du puits
le seau lui dit, lui dit "Monsieur,
le puits est profond
il a plus de fond que le fond des yeux
de la nuit des larmes".
Lui répondit "il suffit, il suffit qu'il soit plus profond que moi".

Andrea est l'une des chansons de l'album Rimini (1978)

Rediffusion d'un billet de février 2018

Note ce jour, 16 décembre 2024

Le refrain de la chanson a été repris, note pour note, pour la chanson Je ne suis que de l'amour, chantée par Nicole Croisille sur un texte de Delanoë, "musique" de Pierre Bachelet (BO du film Histoire d'O). Dans les crédits, aucune mention de De Andrè, lequel, anarchiste, libertaire, n'était pas du genre procédurier. Pourtant, le plagiat est flagrant.

lundi 9 décembre 2024

Paul, Arthur et Marco

 Verlaine et Rimbaud par Pierre et Gilles
(Félix Maritaud et Hugo Michalet)
 
Exposition collective Verlaine 180 
Porte des Allemands , Metz
du 5 décembre 2024 au 31 janvier 2025.

 

Marco

Quand
Marco passait, tous les jeunes hommes
Se penchaient pour voir ses yeux, des
Sodomes
Où les feux d'Amour brûlaient sans pitié
Ta pauvre cahute, ô froide
Amitié ;
Tout autour dansaient des parfums mystiques
Où l'âme en pleurant s'anéantissait ;
Sur ses cheveux roux un charme glissait ;
Sa robe rendait d'étranges musiques
Quand
Marco passait.

Quand
Marco chantait, ses mains sur l'ivoire
Évoquaient souvent la profondeur noire
Des airs primitifs que nul n'a redits.
Et sa voix montait dans les paradis
De la symphonie immense des rêves,
Et l'enthousiasme alors transportait

Vers des cieux connus quiconque écoutait
Ce timbre d'argent qui vibrait sans trêves.

Quand
Marco chantait.
Quand
Marco pleurait, ses terribles larmes
Défiaient l'éclat des plus belles armes ;
Ses lèvres de sang fonçaient leur carmin
Et son désespoir n'avait rien d'humain ;
Pareil au foyer que l'huile exaspère,
Son courroux croissait, rouge, et l'on aurait
Dit d'une lionne à l'âpre forêt
Communiquant sa terrible colère,

 

 Quand
Marco pleurait.
Quand
Marco dansait, sa jupe moirée
Allait et venait comme une marée.
Et, tel qu'un bambou flexible, son flanc
Se tordait, faisant saillir son sein blanc :
Un éclair partait.
Sa jambe de marbre.
Emphatiquement cynique, haussait
Ses mates splendeurs, et cela faisait
Le bruit du vent de la nuit dans un arbre,

Quand
Marco dansait.
Quand
Marco dormait, oh ! quels parfums d'ambre
Et de chairs mêlés opprimaient la chambre !
Sous les draps la ligne exquise du dos
Ondulait, et dans l'ombre des rideaux
L'haleine montait, rythmique et légère ;
Un sommeil heureux et calme fermait
Ses yeux, et ce doux mystère charmait
Les vagues objets parmi l'étagère,

Quand
Marco dormait.

Mais quand elle aimait, des flots de luxure
Débordaient, ainsi que d'une blessure
Sort un sang vermeil qui fume et qui bout,
De ce corps cruel que son crime absout ;
Le torrent rompait les digues de l'âme.
Noyait la pensée, et bouleversait
Tout sur son passage, et rebondissait
Souple et dévorant comme de la flamme.
Et puis se glaçait.

Paul Verlaine

lundi 2 décembre 2024

Il ragazzo della Piazza del Popolo *

Rome, février 2012 - Silvano




La table voisine.
Il doit avoir vingt-deux ans, pas plus.
Et pourtant, j'en suis sûr, il y a presque le même nombre d'années, oui, j'ai possédé ce corps-là.
Il ne s'agit nullement d'une exaspération du désir. Je viens, du reste, à peine d'entrer dans le casino ; je n'ai pas eu non plus le temps de beaucoup boire. Ce corps-là, moi, je l'ai connu.
Et que je ne me rappelle pas où – cela n'y change rien. Ah, voilà, maintenant qu'il s'est assis à la table voisine, je reconnais ses moindres gestes – et sous les vêtements,
je revois nus les membres bien-aimés.

Constantin Cavafis




J'avais pris cette photo depuis le Caffè Canova, là où se rencontraient autrefois Pier Paolo Pasolini, Alberto Moravia, et Federico Fellini, entre autres inoubliables figures.

Sous l'image, j'avais écrit le texte suivant :

Assis au Canova, je sursautai, à la grande surprise de mes convives.
Je leur dis que je photographiais la place, fort animée en ce mardi gras, mais c'est lui que j'immortalisai.
Ce n'était pas possible, ce ne pouvait être lui, surgi de mon passé ?
Et pourtant, mon appareil-photo moderne, numérique — par quel philtre sorcier ?- me le restitua ainsi, telle une vieille photo d'autrefois, issue d'un vieux Leica ou d'un Rolleiflex antédiluvien.
Élégant ragazzo, tu ne sauras jamais à quel point tu lui ressembles. 



* Le garçon de la "Piazza di Popolo"


lundi 25 novembre 2024

"Angoisses et autres"



J'ai peur que tu ne t'offenses
lorsque je mets en balance
dans mon cœur et dans mes œuvres
ton amour dont je me prive
et l'autre amour dont je meurs

Qu'écriras-tu en ces vers
ou bien Dieu que tu déranges
Dieu les prêtres et les anges
ou bien tes amours d'enfer
et leurs agonies gourmandes
Justes rochers vieux molochs
je pars je reviens j'approche
de mon accessible mal
mes amours sont dans ma poche
je vais pleurer dans une barque

Sur les remparts d'Édimbourg
tant de douleur se marie ce soir
avec tant d'amour
que ton cheval Poésie
en porte une voile noire

Max Jacob (mort dans le camp de Drancy en mars 1944)
Photo Sergey Vinogradov
Portrait de Max Jacob par Modigliani

lundi 18 novembre 2024

N'écris pas.

 N'écris pas, je suis triste et je voudrais m'éteindre

Les beaux étés, sans toi, c'est l'amour sans flambeauJ'ai refermé mes bras qui ne peuvent t'atteindreEt frapper à mon cœur, c'est frapper au tombeau
N'écris pas, n'apprenons qu'à mourir à nous-mêmesNe demande qu'à Dieu, qu'à toi si je t'aimaisAu fond de ton silence, écouter que tu m'aimesC'est entendre le ciel sans y monter jamais
N'écris pas, je te crains, j'ai peur de ma mémoireElle a gardé ta voix qui m'appelle souventNe montre pas l'eau vive à qui ne peut la boireUne chère écriture est un portrait vivant
N'écris pas ces deux mots que je n'ose plus lireIl semble que ta voix les répand sur mon cœurQue je les vois briller à travers ton sourireIl semble qu'un baiser les empreint sur mon cœur
N'écris pas, n'apprenons qu'à mourir à nous-mêmesNe demande qu'à Dieu, qu'à toi si je t'aimaisAu fond de ton silence, écouter que tu m'aimesC'est entendre le ciel sans y monter jamais
N'écris pas

Marceline Desbordes-Valmore (1786-1859)

Bonus :
Julien Clerc
a composé une très belle mélodie sur ce poème :

 

lundi 11 novembre 2024

Poésie d'automne

 

Già mi parla l’autunno. Al davanzale
buio, tacendo, ascolto i miei pensieri
piegarsi sotto il vento occidentale
che scroscia sulle foglie dei miei neri
alberi solo vivi nella notte.
Poi mi chiudo nel letto. E mi saluta
il canto di un ragazzo che la notte,
immite, alleva : la vita non muta.


L’automne me parle déjà. 
À la fenêtre sombre j’écoute dans le silence mes pensées fléchir sous le vent d’ouest
qui ruisselle sur les feuilles de mes arbres
noires présences seules vivantes dans la nuit.
Puis je m’enferme dans mon lit. 

Salué par le chant d’un garçon que la nuit,
violente, amplifie : la vie ne change pas.

Sandro Penna (1906-1977) 


« Sandro Penna, ce Cavafis italien, net, pur, tendre et sentimental comme un paysage de son Ombrie natale, François d'Assise égaré dans le monde des jeunes garçons, passait au large, sa bouteille de lait sous le bras, dès qu'il apercevait un de ses confrères que sa modestie foncière et son horreur d'être pris pour un homme de lettres obligeaient à fuir.
 »
Dominique Fernandez in Le piéton de Rome (Philippe Rey, éd)

Sandro Penna et Pier Paolo Pasolini
Ph. ©  Mario Dondero
 

lundi 4 novembre 2024

Déjeuner du matin

*
Il a mis le café
Dans la tasse
Il a mis le lait
Dans la tasse de café
Il a mis le sucre
Dans le café au lait
Avec la petite cuillère
Il a tourné
Il a bu le café au lait
Et il a reposé la tasse
Sans me parler
Il a allumé
Une cigarette
Il a fait des ronds
Avec la fumée
Il a mis les cendres
Dans le cendrier
Sans me parler
Sans me regarder
Il s’est levé
Il a mis
Son chapeau sur sa tête
Il a mis son manteau de pluie
Parce qu’il pleuvait
Et il est parti
Sous la pluie
Sans une parole
Sans me regarder
Et moi j’ai pris
Ma tête dans ma main
Et j’ai pleuré

Jacques Prévert

* Le choix de l'illustration pourra sembler curieux aux exégètes de Prévert. 
Pas à vous, n'est-ce pas ?
Le poète avait tellement d'humour qu'il m'étonnerait qu'il en fût choqué.