Je te vois encore sur le balcon d'à côté, ce jour d'épidémie où nous ne pouvions que converser aimablement à distance. Ce fut de musique, une évidence. C'est elle qui nous a réunis quand ces nuages noirs se dissipèrent. Tu as dit "affinités électives". Oui. Sept cents jours à jamais gravés. Et puis, ta jeunesse t'a mené ailleurs. D'abord pas très loin, où nous pouvions nous rejoindre en quelques tours de locomotive. J'avais même fini par trouver à la gare d'Austerlitz, si laide, des airs de victoire sur l'attente de chaque nuit d'insomnie. Enfin, tu m'as dit "que me conseilles-tu ?" et j'ai dit "vas-y, c'est ton avenir". Tu es parti. Tout se passe pour le mieux et tes succès me font paraître la vie plus douce. Douces, si douces, étaient ces attitudes quand, chez moi, tu prenais tout l'espace. Ta démarche de félin pour les simples gestes du quotidien : mettre la table, la débarrasser, servir un alcool, trinquer les yeux dans les yeux. Je guette le son agaçant de l'interphone. Tu avais fait un si beau dimanche le voyage et tu m'avais surpris, cachant ton visage derrière un énorme bouquet de fleurs d'été. C'est si loin, déjà. De savoir que j'ai ma place dans ton cœur embellit chaque heure que je vis. J'ai mille souvenirs de toi, que je sais partagés : le cinéma ; une collation au bord du canal ; un standard de jazz joué à deux ; un "je t'aime", une seule fois, mais pour l'éternité. Je t'ai dit l'autre matin : "tu ne me manques pas". Tu sais, comme Danielle Darrieux dans Madame De... hurlant doucement, sur le pas de la porte, après le départ de l'amant :
— Je ne vous aime pas, je ne vous aime pas, je ne vous aime pas.
S.
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Photo Richard Kranzin, 2023 |