Le journal quotidien - non hétérophobe - de
Silvano Mangana (nom de plume Louis Arjaillès). Maison de confiance depuis 2007.
Photo en-tête Mina Nakamura

"La gravité est le plaisir des sots"
(Alexandre Vialatte)


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dimanche 26 juillet 2015

L'homme aux doigts d'or (3)

Cet après-midi, j'étais vierge de tout.
Dix-huit ans, tu as dix-huit ans, et c'est insensé.
Et je n'ose me déshabiller. Non, je voudrais juste te regarder. Je ne me sens pas le droit de te toucher. Mais ton désir est visible, qui fait se tendre le fin tissu du caleçon qu'on dirait de soie.
Et tu dis "que veux-tu qu'on fasse ?".
Et je dis "c'est absurde, je me sens comme un puceau".
Ça te fait éclater d'un rire tendre ; mais, c'est vrai, je suis ce que tu voudras, et ne peux rien décider. Je m'en remets à toi.
Et c'est toi qui me déshabilles maintenant, mettant en évidence nos différences. Dix-huit ans, et moi beaucoup plus : dans le miroir, le verdict tombe, impitoyable. Tu épouses mon corps fatigué que tu ravives en un instant du contact avec ta peau fraîche et brûlante. Je m'abandonne à toi, me laisse étourdir de tes incroyables caresses, tes lèvres, tes mains, ton corps comme une vague qui me submerge.
L'étreinte finale est un accord parfait.
Penché sur moi, tu plonges ton regard dans le mien comme une flèche, comme si tu voulais me transpercer.
Quand tu jouis, tu as des yeux d'assassin.

(c) Gay Cultes 2015 - Tous droits réservés

... je voudrais juste te regarder.

dimanche 5 juillet 2015

L'homme aux doigts d'or (extrait 2)

Après qu'on a fait l'amour, Edgard et moi, je cède à chaque fois à un irrésistible besoin d'enserrer de mes bras ses cuisses de béton, comme si je craignais de le voir subitement prendre la fuite. Edgard a fini par comprendre que ce n'est pas un jeu : " Tu sais, je n'ai pas envie de partir, je suis bien avec toi, mieux qu'avec elle ". Cet aveu me bouleverse :
- J'ai toujours pensé que tu préférais les femmes.
- Je préfère les femmes aux hommes, mais c'est toi que je pré-fè-re, tu seras mon seul amant, je te le jure.
Il me hisse à sa hauteur, approche ses lèvres de mon oreille :
- Sale vieux pédé, aime-moi encore.
 (c) Silvano - Gay Cultes 2015 

dimanche 21 juin 2015

L'homme aux doigts d'or (2)

Résumé : à l'issue d'un récital qu'il juge raté, Paul Soubeyrand, pianiste de renom, dédicace ses disques dans le foyer d'une grande salle parisienne ; dans l'encadrement d'une porte, un jeune homme d'une grande beauté l'observe se livrant à cet exercice fastidieux.


Je pense « ce garçon est venu se faire aimer de moi ». 
Éloigner de moi ce calice pour mon salut serait de l’homme raisonnable que je m’emploie à devenir.
Non, j’attends la dernière signature, qu’il s’approche de la sainte table ; je prends ce faux-air détaché, ridicule, dont j’use quand une panique intérieure s’empare de moi, quand je sens mon cœur au bord de la convulsion, quand je tombe amoureux, – "tombe", oui, c’est le mot ! - comme ça, d’un coup ; pourquoi ?
Je prends un disque sur la pile et lui jette un regard oblique : « ? ».
- Non, merci, je voulais juste vous dire que c’est la première fois que je vais au concert, et ça m’a vachement plu.
- Vraiment ? (Mais quel est ce son qui semble venir des tréfonds, inaudible, presque ?) 
- Bon, à part le morceau avant les rappels. Là, j’y suis pas entré, j’avoue.
- Moi non plus, m’assassine-je.
Il se tait, me troue du regard comme s’il voulait me mettre à jour instantanément, découvrir dans l’instant ce qui se cache derrière l’artiste en frac qui a joué ces trucs qui lui ont « vachement plu », ce Paul Soubeyrand, dont le patronyme semble avoir été créé pour figurer sur les affiches d’un blanc écru, toujours les mêmes quel que soit le soliste, qu’on placarde au fronton des salles de concerts.
- On prend un verre ? Vous voulez bien, dites ?
Edgard, chuinte-t-il, penchant la tête, gracieux tout-à-coup...
Et mon programme alors ? Et le velouté des jeunes fesses que l’on frôle au son d’un vrai disque noir, du Schubert – Fischer Dieskau après le disco - aux premières heures du jour, après trop de gin-fizz sirotés au comptoir où se pressent les gitons peu enclins à regagner leur banlieue-dortoir, qu’un homme encore jeune « qui a la classe » mènera à un appartement « c’est hyper-grand chez toi ! » qui sera leur pour quelques heures, jamais plus, sauf à tomber sur la merveille des merveilles qui, de plus, aura déjà ouvert un livre dans sa jeune vie ?
Mais bon sang, quel sort m’a-t-il jeté pour que je bredouille « Attendez-moi, non, non, suivez-moi, ils vont fermer ; venez, oui, le temps de me changer, oui, d'accord, allons prendre un verre, euh… »
- Edgard, chuinte-t-il, penchant la tête, gracieux tout-à-coup, comme enivré de prononcer son propre prénom.
Et moi, con :
- Edgard, oui, comme Poe
Et, pas drôle :
 - Comme Edgard… Quinet !
Flop.

On n’emmène pas un Edgard dans un boui-boui, pas dans un bar à pédés : on respecte un Edgard, on ne le met pas en concurrence avec une faune d’éphèbes rivalisant de minauderies pour aguicher un trentenaire pas encore désabusé, moi.
Le bar d’un palace, voilà l’écrin rêvé pour un Edgard, mon stupide grand amour d’il y a trente minutes à peine ou déjà ! C’est inexplicable, cet embrasement, grotesque pour qui voudrait me juger avec malveillance ; je m’en fous et refuse de me contrôler.
Le bar du George V, s’il n’y a jamais mis les pieds, ne semble guère l’impressionner, où il commande sans ciller un Celebrity, marque de whisky rarissime qu’on ne peut trouver que dans ce type d’endroit.
Devant mon air circonspect il suggère :
- Essayez, Maître, c’est divin !
Il y a dans ce « Maître », dans ce « divin », une ironie salubre, la révélation d’un don de l’observation, de l’écoute, peu communs : en quelques minutes, le garçon a enregistré les tics et le toc de mon public envisonné.
J’obtempère et acquiesce au « divin » : le précieux liquide, de grand-âge, se révèle liquoreux, que l’on boit à petites gorgées, sans glace, après avoir porté un toast « à la musique » sans entrechoquer nos verres (il a décrété, arrêtant mon geste « non, vulgaire ! », c’est bien).
 (À suivre, probablement)
© Silvano Mangana - Gay Cultes 2015
 


samedi 13 juin 2015

L'homme aux doigts d'or


J’ai connu Edgard par l’un de ces soirs de novembre où l’anthracite semble vouloir avaler les lumières de la ville, un putain de temps sale qui annonçait – je ne pouvais le prévoir – un sale temps.
J’étais alors un pianiste en vogue qui remplissait de ville en ville, de France et d’ailleurs, des salles de concerts où se pressait un public essentiellement composé de dames emperlousées à cheveux bleus, plus mélo-maniaques que mélomanes.
Peut-on massacrer Beethoven plus que je ne le fis ce soir-là ? La sonate opus 111, redoutable – mais, en 15 ans de carrière, je pensais la gravir sans encombre – n’avait jamais été à pareille fête, façon de parler. Profanée, l’ultime sonate, qui me fit penser, comme je regagnais ma loge, que, fort heureusement, Ludwig était sourdingue et ne saurait s'en retourner dans sa tombe. Le public m’avait toutefois gratifié de rappels totalement immérités, que je sanctionnai de quelques bis. Un nocturne de Chopin pour les huiles du premier rang :
divers notables, élus de la République, un sous-secrétaire d'état à je ne sais quoi... Ça, ils connaissent, pas de prise de risque. Une rhapsodie hongroise de Liszt ensuite, que je joue depuis des années, tout en automatismes, plutôt pas mal, de nature à faire résonner des bravos sonores, des « biiiiiiiiis ! », des « une autre ! » à les faire se lever en ovation debout ; si j’étais dans la pop, je dirais « standing ovation », mais je me tiens. Ah, je peux moquer ces élèves que j’accueille, au conservatoire, d’un « que vas-tu nous exécuter aujourd’hui ? ». Pour mon Beethoven, ce fut une exécution capitale.
Le pire des moments pour un concertiste (pour moi du moins), c’est d’avoir à affronter, après la messe, ces rats-de-loge empressés qui vous encensent quand vous avez joué comme un cochon, comme ce fut le cas à Gaveau ce 17 novembre 1985 où nous nous transportons.

... où je pourrai à loisir promener mes mains sur ses petites fesses en pêche... *
Rien n’est plus rétif à la dédicace que le disque compact.
Si Madeleine, ma précieuse secrétaire-habilleuse-nounou-cerbère en cas de besoin, dépiaute avec habileté la pellicule de plastique qui enveloppe l’objet, il me faut ensuite extraire le livret avec délicatesse, quand trépigne l’assemblée d’admirateurs qui m’assiège jusqu’à suffocation, chacun épiant chez son voisin une supposée velléité de dépassement par la gauche pour atteindre l’autel avant tout autre. Une ambiance de guerre civile larvée, dont les belligérants se targuent d’appartenir à une élite, celle des gens cultivés, raffinés, amateurs de la seule musique qui vaille.
Après le massacre en règle d’une sonate laissée exsangue, je n’ai qu’une envie ; un taxi, une brève halte dans ce bar de la rue Sainte Anne ou dans ce coin sombre du Palace où je ramasserai un jeunot peu farouche que j’inviterai à manger un morceau au Grand Colbert, qu'ensuite j’emmènerai chez moi où je pourrai à loisir promener mes mains sur ses petites fesses en pêche, glabres, frémissantes sous la caresse, attendant — c’est souvent  — un assaut que, trop ivre, je n’aurai le pouvoir ni l’envie de donner ; non, juste l’effleurement de ma main, de mes lèvres, ce parfum enivrant pour dissiper les miasmes du Nina Ricci de mes admiratrices cacochymes.
Je signe pour Marie-Jeanne, Catherine, Xavier – tiens, une folasse ! – Edmée, – on peut encore s’appeler ainsi ? - encaisse les compliments acidulés, les petites flagorneries inhérentes à l’exercice : « Maître, c’était sublime, et ce Liszt, ce Liszt ! »
Je l’ai vu, lui, en retrait depuis le début de la cérémonie, dans l’embrasure de la porte à double battant, jaugeant, goguenard, la petite foule qui glousse autour de la table, la basse-cour.
La silhouette, altière, détonne au milieu de ces corps fatigués ployant sous la tare des ans.
Un garçon qui n’a pas atteint les vingt-cinq ans, apprécié-je, de haute taille, trop, mais rien, toutefois, d’un grand échalas, tant le maintien est celui d’un homme tout juste achevé, encore un peu gauche, mais conscient de sa beauté, enfin rassuré sur lui-même.
Je pense « ce garçon est venu se faire aimer de moi ». 

À suivre (peut-être)
©
Silvano Mangana - Gay Cultes 2015


La sonate opus 111, redoutable – mais, en 15 ans de carrière, je pensais la gravir sans encombre – (...)

* Vous l'aurez remarqué, la "photo de 18 heures" (que l'on peut agrandir à loisir) est bien présente dans le billet. Je tiens à faire plaisir, aussi, à ceux qui n'aiment pas lire, peuchère, chacun ayant ses propres raisons de venir me rendre visite.