Le journal quotidien - non hétérophobe - de
Silvano Mangana (nom de plume Louis Arjaillès). Maison de confiance depuis 2007.
Photo en-tête Mina Nakamura

"La gravité est le plaisir des sots"
(Alexandre Vialatte)


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mardi 24 novembre 2020

Le chemin des contrebandiers 2020 (extrait 5) : Viens, viens, c'est une prière

Il se rue sur la couche...

À la différence des minets qui guettent les apparitions des chanteurs en vogue, toujours « bien sapés », à la télé, compulsent Salut les Copains ou les pages de papier glacé de Vogue Homme, Yann ne porte pas de pantalons à pattes d’éléphant ou, plus « in » encore,
"à pont", comme ceux des marins, bien peu pratiques quand survient une envie pressante.
Ses Levis de velours noir finement côtelé sont coupés droit, serrés à l’extrême, qui soulignent ses jambes de coureur de fond et le galbe de ces fesses de pur-sang qui aimantent le regard des filles et des garçons comme moi.
Aux Grandes Rives, à peine jailli des vagues et prestement séché, il enfile son pantalon noir, même pas la chemisette blanche cintrée qui va bien, et rejoint de sa démarche de guépard le bar où le juke-box égrène les hits du moment, Umberto Tozzi, Elton John, Abba, Julien Clerc, ou, sa préférence à lui, d’anciens Doors qu’il écoute les yeux au ciel, faussement extatique.
J’ai le privilège de connaître un Yann qui ne frime pas, celui qui peut débouler chez moi à toute heure du jour et de la nuit, qui fouine dans la bibliothèque, tente un « Oh, Sartre, quelle merde ! », guettant mon regard réprobateur avant de s’esclaffer « Je préfère San Antonio ! » et se pâme sur le dernier album de Marie Laforêt qu’il tourne et retourne sur la platine.  Voyant que, n’y tenant plus, j’ai déplié le canapé-lit et m’y suis engouffré, il chante « Je...viens, viens » en caricaturant la voix larmoyante et rauque de la chanteuse.
Il se rue sur la couche ; et moi :
– Du calme, tu vas me le défoncer un jour, ce canapé ! 
– Je vais pas défoncer que le canapé !

À suivre (sans doute)
© Louis Arjaillès pour Gay Cultes, novembre 2020

mardi 17 novembre 2020

Le chemin des contrebandiers 2020 (extrait 4) : Le poisson-volant

J'aimerais ne pas l'aimer.

« C’était vachement bien ce truc ! » Ce sont les premiers mots du Breton au réveil. La lumière de ce printemps béni s’immisce par les jalousies des volets. Juste assez, par discrétion, pour ne pas trahir le secret de nos amours interdites.
Je balaie du regard pour m’en repaitre ce corps de tout son long étalé, nu, le cuivre de la peau glorifié par l’écru du drap de lin que les désordres de notre nuit ont malmené.
On a recommencé le « truc » autour de midi. On a pris une douche ensemble, après. On est partis pour la plage à deux sur mon "Ciao"*, et il me serrait la taille deux fois plus fort que d'habitude, comme en signe de gratitude. On n'est pas allés aux Grandes Rives, pour éviter Josépha et les autres. « Tu nages toujours aussi mal ! » raille-t-il. J’ai admiré son crawl, souple, délié, conquérant. C’est un poisson-volant. J’aimerais ne pas l’aimer. Un pressentiment m’alerte, que je souhaiterais ignorer. Lui ne semble pas se poser de questions ; jamais je ne l'avais vu si rayonnant.
On attend que le soir tombe et que la plage soit déserte pour de furtives effusions.
« Juste une chose : on se roulera pas de pelles, ok ? ».
On a croisé sur la courtine un gars qui nous a décoché un regard chargé de toutes les haines.
« Ça, c’est le genre de mec qui veut te casser la gueule le lundi et vient se faire sucer le mardi, non ? »
J’esquisse un sourire entendu.
Yann est désarmant de sagacité : le "mec", c’est Luigi, un Calabrais ; qui est déjà venu trouver chez moi ce que ne veulent offrir les minettes.
Un jour pendant qu’il rajustait son jean, j’ai vu dans son sac semi-ouvert l’attirail du parfait cambrioleur.
Excitante frayeur s'il en est, mais j'ai jugé préférable, depuis lors, de l'éviter.
« Faut dire que t’es un expert. Josépha en sait quelque chose ! »
« Celle qui a droit aux pelles ?! »

À suivre (sans doute)

© Louis Arjaillès pour Gay Cultes, novembre 2020

* Cyclomoteur du même constructeur (Piaggio) que la célèbre "Vespa."
La production du Ciao a cessé à l'aube de ce siècle.
Dans les années 70/80, tous les jeunes gens de 14 ans et plus se devaient d'en posséder un.

C'est triste une ville la nuit

Photo Patrick Blanchard

C'est l'une des rues les plus animées d'Antibes, déserte en cette période de confinement.
C'est ici, à quelques mètres du port, que le narrateur et Yann, le beau breton, font plus ample connaissance autour de quelques bolées de cidre dans la nouvelle mouture du Chemin des contrebandiers.
Dans cet épisode : cliquer.

lundi 9 novembre 2020

Le chemin des contrebandiers 2020 (extrait 3) : "La douzième fois"

(...) ton souffle quand tu dors sur le côté...
Le grésillement de la sonnette m’a extirpé de mon rêve vers les deux heures du matin. 
Il a dit « Je dors là, ok ? ».
- Tu viens dormir pour la douzième fois, Yann, lui dis-je d’une voix cotonneuse.
Et onze fois j’ai subi ton corps contre le mien quand tu t’agites dans ton sommeil, ton souffle quand tu dors sur le côté et ton haleine, ce mélange de pomme et de cigarette blonde ; et puis, quand tu rêves, ce bras qui s’égare sur moi car tu dois penser à elle ; et moi, tu comprends, je n’en peux plus de cette envie de toi, de ces nuits blanches à espérer, à me dire « jamais » ou « la prochaine fois, qui sait ? ».
Et Yann me foudroie de son sourire "Ultra Brite au goût sauvage", le même que celui du plongeur de la pub à la télé :
- Cette envie de moi, ça fait mal, non ?
Aussitôt, il enlève le slip blanc de tous mes fantasmes, me rejoint sous les draps, enfouit son visage trop beau dans l’oreiller, marmonne :
- Fallait bien que ça arrive, non ? Sois calme, sois tendre, sois doux, et j’aimerai peut-être.
Et moi, je ne serai plus jamais aussi calme, aussi tendre, aussi doux.
Je sais à présent ce qu’il attend de moi, et sans malignité je prolonge l'attente 
jusqu’à percevoir l’effondrement de ses dernières craintes, jusqu’à son total abandon.
Je m’applique, je fais tout ce qu’il faut pour qu’il aime ça. Ou mieux encore, qu’il m’aime.
C’est lent, c’est long – si court, en fin de compte -, il dit « Ah ouais, finalement, c’est pas désagréable. » puis « Je crois que j’aime ça. » et enfin, fier de lui comme un gamin, « Moi je jouis quand je veux, tu me dis, hein ? »
Des feulements, un cri animal enfin, promesse non tenue. Le rejoindre d’urgence, mêler mes spasmes aux siens. Nous restons immobiles un moment. Je l'entends clairement sourire :
« Putain, je suis plus pédé que je le croyais. »

© Louis Arjaillès pour Gay Cultes, novembre 2020
Photo Silvano.

lundi 28 septembre 2020

Ecrire pour ceux* qui lisent



J'ai entrepris une réécriture de textes autrefois publiés ici sous les titres Louis, garçon facile et Le chemin des contrebandiers.
J'en ai inséré deux extraits ces jours-ci qui mettent en relief le personnage de Yann.
À la lueur (c'est le mot !) de cette redécouverte, mon imagination, en berne ces derniers temps, s'est enfin débridée, ouvrant la perspective d'un nouveau roman, qui pourrait être une suite de Tombe, Victor ! dans un style plus actuel ; Paul, le narrateur, ayant dépassé l'adolescence.
La direction que je viens de prendre rendent les deux extraits publiés précédemment "provisoires", qu'il me faudra réécrire, tant la rencontre avec Yann (le prénom changera sans doute) se révèlera déterminante.
Mais je ne peux promettre une régularité des publications :
laissez-moi faire plus ample connaissance avec ce Breton beaucoup moins prévisible que je ne pouvais le croire.

 * Un "ceux" à l'ancienne : on doit lire "celles et ceux", tant les femmes m'ont lu et soutenu lors de la publication du premier opus.

 

mardi 15 septembre 2020

Le chemin des contrebandiers (extrait 2)

 Ange ou démon ?


 ...sa peau qui fleurait bon le sel d’une récente baignade.
Ils ont vu tous les bateaux du port, bu tant de bolées dans les troquets avoisinant que la nuit vint, puis les premières lueurs de l’aube.
Yann lui a demandé s’il pouvait dormir chez lui, « en tout bien tout honneur ».

« Défense de toucher ! » avait-il prévenu avant de sombrer dans le plus profond des sommeils.
Ce fut un délicieux supplice d’être allongé, là, aux côtés de ce jeune dieu vêtu d’un simple slip blanc.
La jambe rampait sous le drap, millimètre par millimètre ; se rapprocher, être au contact de sa peau, sentir son souffle, veiller à ne pas brusquer les mouvements, souffrir.
C’était bon.
Le sommeil ne vint pas apaiser cette agréable douleur.
Au lever, le Breton balbutia un « bien dormi ? » qui appela un mensonge.
Il fit un bond hors du lit.
Bill, à son tour éveillé, jappa et montra son bonheur de retrouver son maître.
Paul vit son camarade en petite tenue se diriger vers la salle de bains ; Yann se savait observé, détaillé de pied en cap ; peut-être souriait-il.
On n’entendit pas le bruit du verrou de la pièce d’eau avant que le ruissellement sur la peau de Yann ne soit perceptible, finissant d’achever la victime.
Le brunissime surgissait maintenant à toute heure du jour, « pour parler » ; il avait trouvé en Paul l’interlocuteur idéal, le complice auquel il racontait ses histoires de cœur, inconscient des souffrances qu’il lui faisait endurer.
Parfois, lorsque il était trop tard pour repartir, Yann dormait chez Paul ; et chaque fois recommençait ce jeu dont on ne sait s’il était innocent ou pervers ; le beau noiraud eut quelque temps cette attitude ambiguë ; quelques siècles pour Paul s’écoulèrent.

Yann sortait alors avec une fille blonde, de celles qui font rêver les jeunes mâles aimantés par le sexe opposé.
Josepha était membre d’une famille corse qui possédait quelques-unes des plus belles affaires de bars, restaurants et autres night-clubs de la contrée.
Pour ses camarades, admiratifs et envieux à la fois, elle était « la fille G. ».
Au premier abord, on pouvait penser qu’elle était une fille à papa frivole ; quand elle se déhanchait, short en jean effrangé, chemise nouée au-dessus du nombril, devant le Jukebox de la plage des Grandes Rives, mille cœurs masculins battaient de concert.
Yann l’avait conquise d’un seul regard, tant l'archange celte irradiait parmi le tout venant des baigneurs.
Jo l’aimait, comme elle le gardera au cœur pour toujours, avec cette gratitude que l’on éprouve pour qui vous a fait découvrir l’amour à seize ans.
Sûr du pouvoir qu’il exerçait sur un Paul envoûté, une réelle amitié unissant à présent les deux garçons, Yann en vint, un été, à solliciter le prêt de son studio pour héberger de temps à autre ses amours avec la belle lycéenne.
La remise des clés se faisait au bar de la plage et l’on convenait d’une heure limite, en fin d’après-midi, où Paul pouvait regagner la garçonnière.
Il rentrait à l’heure prévue, trouvant les deux amants rassasiés conversant sur le canapé de simili cuir.
Un jour, ce jour, le garçon, ponctuel pourtant, les surprit sur le lit, nus, en grande conversation.
Interloqué, Paul n’était pas au bout de ses surprises.« Ah, Paul, tu vas pas me croire, ricana l’archange, Jo est nulle en fellation ! »
Josepha levait les yeux au ciel, gestes de dénégation à l’appui.
« Je lui ai expliqué pourtant cent fois, pas moyen ! Comme si ça la dégoûtait.
Montre-lui ! 
Oui, montre-lui comment on fait, je suis sûr que tu fais ça super bien. Et toi, ma chérie, tu regardes et t’apprends, c’est pas compliqué ! »
L’embarras de Paul, qui n’était plus à un supplice près, n’était pas feint, bégayant à son ami « d’arrêter ses conneries ».
Inconscient de l’incongruité de la situation, Yann insistait, avec une soudaine fermeté.
Jo souriait ; son regard s’était fait interrogateur : c’était clair, elle consentait.
Paul finalement chavira, se penchant sur son ami et fit se redresser le membre inopportunément alangui.
Yann ne donna à entendre le moindre son, yeux clos, sourire aux lèvres, pendant que son ami le menait à l’extase ; Paul sentit que pendant qu’il s’en occupait, Jo les observait, pétrifiée.
Yann jouit à flots tumultueux sur sa peau qui fleurait bon le sel d’une récente baignade.
Souriant, admiratif, extatique, il dit :
« Eh ben voilà : ça c’est une pipe ! »

(à suivre)
(c) Louis Arjaillès pour Gay Cultes

Illustration : le plongeur Takeshi Katana photographié par Ken Kasuga 

mardi 8 septembre 2020

Le chemin des contrebandiers 2020 (extrait 1)


La première bolée de cidre

Et Paul vit qu'il était beau.
Au cours de l’une de ses errances  entre chien et loup le long du chemin des contrebandiers, Paul avisa un garçon juché sur un rocher qui fixait obstinément la ligne d’horizon.
Ce n’était pas un lieu de drague : les gens « comme ça » se rencontraient dans le jardin de la gare ou dans un recoin de la courtine où l’on trouvait encore à cette époque, des toilettes publiques.
L’endroit était sauvage où la mer venait laminer des rochers acérés.
Il fallait une certaine adresse pour sauter de l’une à l’autre de ces pierres tranchantes sans se fracasser en contrebas.
L’idée du drame toujours possible l’oppressait tout en lui étant délicieusement agréable.
À cette heure, il était rare qu’on trouve en ce lieu âme qui vive.
Les deux garçons s’observèrent un long moment avant de s’adresser la parole.
Chacun voyait l’autre comme un intrus en son territoire.
L’inconnu fumait ; Paul, banalement, lui demanda une cigarette que l’autre lui tendit avec mauvaise grâce, pour décréter peu après, d’un rictus, que le nouveau venu ne « savait pas fumer ».
Le ton était ironique, sec, à la limite du mépris.
On en vint à un échange de banalités auquel Paul sut mettre un terme par un habile « t’es pas d’ici, je t’ai jamais vu en ville ? », déterminé à instaurer un dialogue moins convenu.
Il s’appelait Yannick, « Yann », dit-il enfin sur un ton plus amène ; et oui, il était d’ici mais faisait des études à Nice où il passait toute la semaine ; il y logeait - il en semblait très fier - dans une chambre d’étudiant que ses parents louaient à son intention.
Et Paul vit qu’il était beau.
Et comprit illico qu’il lui faudrait beaucoup de patience pour le conquérir.
La nuit tombait qui les ramena vers la ville, devisant en chemin comme deux vieux amis.
Ils se trouvèrent assez de points communs, de centres d’intérêt, pour envisager de poursuivre la relation et se donnèrent rendez-vous pour le lendemain dans un café du port.
Paul n’allait jamais dans ces rades où l’on ne croisait qu’Anglais ivre-morts ou vieux loups de mer abrutis d’alcools anisés.
Il sentit, se rendant au « Calumet », que son cœur battait la chamade sous la chemise bien repassée, la neuve qu’il mettait pour la première fois.
Il le vit venir de loin, brun aux yeux clairs à la peau de marin tannée sous les embruns déjà, vêtu d’un jean noir et d’un tee-shirt blanc qui contrastait heureusement avec ses cheveux noir d’encre.
Paul fut à peine surpris de voir que le jeune homme portait une guitare en bandoulière.
Yann l’accueillit avec le plus beau sourire de la galaxie.
Il buvait - c’était insolite ici - une bolée de cidre ; voyant le regard surpris du nouvel arrivant, il expliqua :
« Je suis breton, j’aime le cidre, les galettes de blé noir, les filles blondes et la mer. »

Paul commanda une bolée pour lui être agréable et trouva le breuvage délicieux.
Son compagnon lui plut qui s’exaltait, volubile, pour se réfugier par instant dans un mutisme de nature à désarçonner interlocuteur moins curieux.
Bien au contraire, Paul mettait à profit ces silences subits pour mieux s’enivrer de cette beauté qu’aucun artifice ne venait dénaturer ; juste assez longue, la chevelure était soyeuse, d’une finesse rare ; une mèche en ruisselait sur l’œil bleu, sur laquelle le garçon soufflait quand elle le gênait trop.
Le corps était de muscles secs, d’un garçon qui devait nager, courir, que Paul s’imaginait jouant avec un chien sur une pelouse ; et il s’en trouva stupide, ne pouvant réprimer un rire libérateur.
« Qu’est-ce qui te fait marrer ? » dit Yann, que l’éclat avait sorti de ses pensées.
« Oh rien, c’est con, je t’imaginais jouant avec un chien dans un jardin, je ne sais pas pourquoi. »

À son tour, Yann s’esclaffa et, portant deux doigts à la bouche, émit un sifflement strident.
Aussitôt apparut, sortant d’on ne sait où, un chien de race indéfinissable, au pelage noir et blanc assorti à son jeune maître.
« Je te présente Bill, mon meilleur copain. »
L’animal se livra à une frénétique démonstration d’affection et, sur un ordre abrupt, se coucha à leurs pieds, soudain apaisé.

Les deux nouveaux amis passèrent ensemble de longues heures, se découvrant sans trop en dire, parcourant la jetée, Yann détaillant chaque bateau, fier de montrer ses connaissances en la matière.
Il jouait de la guitare –il « grattait » disait-il humblement, pour « s’éclater » -, et se dit admiratif quand Paul lui parla de ses études musicales.
Contrairement à son habitude, Paul ne révéla pas tout de go sa différence ; il se voulut allusif pour tester la capacité de tolérance de son nouveau camarade.
Il fallait que Yann lui donne un signe d’intelligence, ce qui ne tarda pas à se produire ;
à Paul qui lui disait qu’il le faisait penser au Delon jeune de « Plein soleil », le jeune homme répondit :
« De ta part, j’imagine que c’est un sacré compliment » qui révélait qu’il avait reçu le personnage cinq sur cinq.
(à suivre)
(c) Louis Arjaillès

Nota : je me suis attelé à une refonte de textes rédigés dans les années dix de ce siècle. J'en livrerai ici quelques extraits que les plus intéressés d'entre mes lecteurs voudront bien commenter.

lundi 17 juillet 2017

Le chemin des contrebandiers (Tombe, Victor ! Livre 2) Extrait 11

Les remparts d'Antibes sous la neige - Photo Caro, Zphoto
Longtemps, j’ai porté des culottes courtes. Été comme hiver. Jusqu’au 3 février 1968. J’ai gagné ce jour-là le droit au pantalon long et ça ne devait rien au combat que je menais depuis plusieurs mois pour l’acquérir : c’est l’hiver, exceptionnellement rigoureux, qui eut raison des dernières réticences de ma mère. La neige avait fait un raid nocturne qui avait valu à la Côte d’Azur d’ouvrir le journal télévisé de Léon Zitrone : batailles de boules de neige, à Nice, sur la Promenade des Anglais, skieurs de fond sur notre plage de la Salis, voitures paralysées sur le boulevard Foch, et l’on se racontait, au collège, des histoires de bateaux bloqués dans les eaux glacées du port, et j’avais fait croire à Jean-Paul Luciani qu’on pouvait même aller y patiner, et que oui, je savais drôlement bien patiner, d’abord, et qu’Alain Calmat, notre presque champion olympique, n’avait qu’à bien se tenir.
Un vent sournois, incisif, s’était levé au milieu de la matinée, auquel je pus être reconnaissant d’être à l’origine de la décision maternelle de me conduire sans barguigner à "L’homme Impeccable" pour m’habiller de pied en cap. Oh, je n’avais rien d’un Brummel, avec mon épais col roulé sous le duffle-coat trop grand pour moi, et le pantalon de laine grise tirebouchonnait en attendant l’ourlet qui lui donnerait une allure plus convenable. Mais, merci les bourrasques, merci les tempêtes, merci les tourbillons neigeux et tous les déchaînements que l’on voudra, je l’avais, mon pantalon !
Ma joie ne trouva aucun écho chez ma mère pour laquelle ce fut sans doute un arrachement : son petit garçon, son dernier, son préféré, passait à l’étape suivante, rejoignait la cohorte des jeunes hommes.
Elle aurait encore un répit, l’été suivant, où elle m’offrit un bermuda, trouvant, sans qu’elle le sût jamais, un allié de choix en la personne de Victor Panella qui n’aimait rien tant que de promener sa main sur mes « jambes de fille ».
Tout récemment, j’ai dû à nouveau ferrailler avec elle pour obtenir mon premier blue-jean, qu’elle s’obstine, à mon grand dam, à repasser soigneusement en marquant le pli comme on le ferait pour un pantalon de costume.
Les jeans à « pattes d’eph » (pour « pattes d’éléphant ») sont l’uniforme de ma génération, que l’on porte bien moulants, avec des chemises cintrées et des mocassins à talons compensés surmontés de grosses boucles de métal.
Je deviens plus élégant, un « minet » comme dans la chanson de Jacques Dutronc, d’autant que je donne des cours de piano et accompagne les danseuses du cours Irène Poppard, près du nouveau port de plaisance qui a pour vocation de devenir l’un des plus importants d’Europe, ce qui me permet d’agrémenter quelque peu mon ordinaire.
Je n’ai pas fait fortune pour autant, et rachète les fringues dont s’est lassé Bernard Grangier, un « terminale » chez lequel je me rends avec la trouille au ventre, car Gilles Barbieri prétend que c’est un pervers qui a un vice des plus incroyables : il collectionnerait dans de petites fioles le sperme de tous ses camarades !
À suivre)
(c) Louis Arjaillès - Gay Cultes 2017
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lundi 10 juillet 2017

Enfin un lundi sans texte !

Jayanta Basu




Comme vous le savez, j'écris Le chemin des contrebandiers de semaine en semaine et vous en fait livraison chaque lundi... si je le peux.
Mes 12 vrais lecteurs (guère plus : les centaines d'autres ne regardent que les photos) me pardonneront l'absence de leur feuilleton cette semaine.
Je pense pouvoir diffuser un nouvel extrait lundi prochain.

lundi 3 juillet 2017

Le chemin des contrebandiers (Tombe, Victor ! Livre 2) Extrait 10

Je dois à présent révéler au lecteur une part de moi-même, un petit morceau de vie – essentiel à mes yeux - que je n’avais pas voulu écrire jusque là. Il faut que je m’y résolve, pour que l’on comprenne à quel point je suis sensible à la perversité jusqu’à l’intransigeance. J’aimerais que, toute ma vie durant, mes amours revêtent un caractère aussi pur que celui, fugace, qui m’alerta, il y a longtemps déjà, sur ce que je suis.
Malgré tout l’amour que je porte à ma grand-mère, j’ai déjà dit combien les sempiternelles vacances d’août à la campagne me sont un pensum.
Il n’en fut pas toujours de même, et bien avant que la nature fasse de moi le jeune homme que je suis, bien avant Victor Panella, bien avant Angelo Bianchini, mes premiers amants, la vie me fit le cadeau des toutes premières émotions.
En ces périodes de vacances scolaires, aujourd’hui honnies, les quelques gamins de la petite bourgade de l’Héraut où vit la mère de ma mère, s'égaillaient sous d'autres cieux, en bord de mer à Palavas, à Carnon, ou, pour certains, au plus près des étoiles, sur les hauteurs du Mont Ventoux.
Parmi les garçons de mon âge – j’avais alors presque treize ans - Rémi, le fils de la postière, avait ma préférence.
Je l’avais repéré comme on jette son dévolu sur un objet de convoitise, mais ne savais pas, alors, quels penchants étaient les miens ou plutôt n’étais-je suffisamment aguerri de ces choses pour les définir.
Un été, par chance, Rémi n'avait pas quitté le village.
Par la grâce de se qu’on l’on nomme usuellement « affinités électives », nous ne nous quittions plus, partageant une oisiveté qui eût mené, en solitaire, à un funeste désœuvrement. De bon matin, Rémi faisait tinter la sonnette de sa bicyclette devant la petite maison de pierres ; je dévalais l'escalier grossièrement maçonné qui menait des chambres à la salle commune, lançais un "à t't'à l'heure" aux femmes déjà affairées au repas de midi et accompagnais mon camarade dans quelque folle randonnée à travers vignes et garrigue.
On remettait ça l'après-midi sous un soleil de plomb, mouchoirs noués sur le crâne en dérisoire protection, on "jouait au Tour de France" au fil des routes désertes truffées de nids-de-poules, l'asphalte chauffé à blanc au point de s'écouler en lave brûlante sous les assauts de l’impitoyable Phébus.
On était toujours Anquetil ou Merckx, mais pas Poulidor, éternel deuxième qui jamais ne parvint à remporter la Grande Boucle.
De temps à autre, nous nous installions sous un arbre et nous lancions dans de longues discussions sur le tout et le rien.
Rémi avait une voix bien spécifique de garçon en mue, rauque et chaude ; j’aimais la rugosité de cette voix au point qu’elle me revient aujourd’hui encore, de temps à autre, comme on entend de l'intérieur un vieil air qu'on croyait à jamais oublié.
Quand, toujours trop tôt, tombait le soir, avant de regagner nos maisons respectives, nous avions coutume de faire une dernière halte aux "amandiers", vaste espace planté d'arbres du même nom, où nous rugissions les chansons de ces chanteurs-vedettes qui, l'été, promenaient leur "show" de théâtres de verdure en préaux d'écoles aménagés en Olympia de fortune.
Comment oublier ta musique, Rémi, mêlée au chant des cigales, au parfum de ces pins qui, parfois, se mettent à brûler comme de vieux sarments dans l'âtre de la cheminée de la grand-mère ?
Comment oublier que j’aimai ce regard si clair, ces mèches presque blondes, ce visage sans défaut, que c'était vachement bien d'être en shorts, chemisettes ouvertes sur la peau soyeuse et élastique qui nous habille à l'âge tendre et que cela, je le sais à présent, fut à la source d'émotions plus accomplies, plus tard ?
Je me souviens avec précision de cette après-midi d’été : sous l'effet de quel filtre sorcier, mon Dieu, jetons-nous nos vélos dans cette vigne et nous enfouissons sous le pont de cette petite rivière asséchée, minuscule habitacle où seuls des gabarits de petits hommes peuvent se lover ?
Pourquoi nos deux visages se rapprochent-ils, pourquoi nos lèvres s’épousent-elles, d’où vient cet appétit soudain de l’autre, dont on ne sait pas encore qu’il se nomme désir ?
Il y eut à ce moment, me pétrifiant, un arc électrique foudroyant qui devait longtemps hanter mes pensées.
Ce fut tout.
Après les vacances, je ne cessai de penser à Rémi, à ce foudroiement partagé.
Quand, l’année suivante, je revins au village, sitôt les valises déposées, j’enfourchai ma bicyclette et m’en allai siffler sous les fenêtres de Rémi.
Je perçus, quand mon ami me rejoignit, qu’une ombre voilait son sourire.
Rémi m’annonça qu’il quittait le village à tout jamais, sa mère ayant fait l’objet d’une nouvelle affectation.
On ne nous laissait le moindre sursis : il partirait le lendemain. Il n’y aurait plus de cavalcades sur les petites routes rapiécées, de cow-boy attaché à un chêne, terrifié par la danse du scalp du Comanche, de hurlements perçants au crépuscule – de ceux qui font fuir les moustiques les plus assoiffés -, plus de « Même si tu revenais » de Clo Clo, d’orchestre et de bravos imaginaires. Il n’y aurait plus jamais la pudique union de nos lèvres rouges de ces mûres, prestement arrachées aux ronces, que la nature, toujours généreuse avec les anges, offre aux enfants en vagabondages. Notre communion d’un trop bref instant était destinée à demeurer unique et inoubliable, éternelle.
Rémi s’en alla un sale mardi d’août, par la navette de dix heures et demie.
J’ai agité la main en direction du vert autocar des "Courriers du Midi", puis me suis mis à courir comme je n’avais jamais couru.
Le nez écrasé contre la vitre arrière, Rémi me fixait, pâle comme un linceul.
À bout de souffle, la main sur mon côté endolori, impuissant, ivre de rage, j’ai vu la diligence gravir la côte des Aspres, avant de disparaître, sans doute, - du moins m’en effrayai-je - pour basculer à jamais dans le vide, comme dans un film de John Ford, emportant avec elle mon premier amour.
Claudiquant, je m’en retournai vers le village. En chemin, je trouvai refuge sous un amandier pour y abriter ma douleur. Personne ne devait savoir.
A travers les temps, combien d'étés ont vu naître et mourir les premières tendresses ?
(À suivre)
(c) Louis Arjaillès - Gay Cultes 2017
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lundi 26 juin 2017

Le chemin des contrebandiers (Tombe, Victor ! Livre 2) Extrait 9

Résumé de l'épisode précédent :
Marco Alena est, de loin, le plus beau garçon du lycée, le chouchou des minettes, de ceux qu'on n'ose aborder sans craindre une cruelle déconvenue. C'est pourtant lui qui a approché Paul, qui ne cache pas ce qu'il est, et accepté sans la moindre hésitation l'invitation du pianiste à aller l'écouter chez lui, ce samedi-là. Après démonstration des talents du musicien, Marc, comme étourdi, a enjoint son nouvel ami de le "faire jouir".

"Fais moi jouir, Soubeyrand !" (extrait 8)
Elles sont à moi ces lèvres qu’on dépeindrait purpurines dans un roman de gare, il est à moi ce souffle chaud qui s’en échappe, à moi le velouté de la peau qui s’assombrit, déjà, sous les premiers soleils, à moi les pleins et les déliés de ce corps impatient de la délicieuse commotion finale, à moi le pelage de soie sur les jambes en colonnes du temple, à moi les fesses rondes et leurs tressaillements sous mes doigts, à moi le totem fiché au centre du chef d’œuvre !
D’où vient, pourtant, que je n’exulte pas comme je le devrais, que ma victoire sur le chéri des lycéennes me laisse un goût amer, inaccomplie ?
Je sais. Malgré mon âge et mon inexpérience, il est en moi quelque chose, un sixième sens qui m’alerte : l’ange blond me rend caresse pour caresse, ses gestes ne sont empreints de nulle gaucherie, point de tâtonnements de novice semblables aux malhabiles tendresses partagées avec Victor lors de mon inoubliable première fois au pied d’un arbre complice, l’été de mes quinze ans.
Je sais : je ne suis pas le premier.
«Faudra peut-être que j’essaie, un de ces quatre ! » avait-il dit.
Marco Alena est un menteur. Seule la perspective d’une enquête, d’un jeu pour découvrir qui l’a initié, a pour effet de me ragaillardir, d’atténuer mon ressentiment. Il était venu pour ça, il jouit. Je le rejoins aussitôt, délivré. Je ne peux réprimer un rictus de dépit, qu’il intercepte :
« Eh, l’pianiste, t’en fais une tête quand tu jouis, toi ! »
C’est la première fois que je fais l’amour en n’aimant pas.
Je presse Alena de s’en aller, prétextant ma crainte d’un retour inopiné de ma mère, je vais chercher un gant de toilette humide que je lui tends quand, autrefois, je me délectais d’effacer, sur Angelo, les traces de nos épanchements. Le beau Marco se rhabille, à peine un regard, un serrement de main, sa morgue, « ciao, on se perd pas de vue, hein ? ». 
Porte, ascenseur, porte, chambre ; je pleure. 
(À suivre)
(c) Louis Arjaillès - Gay Cultes 2017

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lundi 29 mai 2017

Le chemin des contrebandiers (Tombe, Victor ! Livre 2) Extrait 8

Quand mon père a pris sa retraite, il y a quelques mois, nous avons déménagé pour un appartement beaucoup plus confortable que celui que nous occupions dans cette caserne que j’abhorrai. C’est un vaste trois-pièces, au sixième étage d’un immeuble récent, sur le boulevard qui relie Antibes à Juan-les-pins.
L’avantage considérable, c’est que nous habitons maintenant à quelques pas du lycée et du Milk. Pour me permettre de travailler sans être dérangé, nous avons mis le piano dans ma chambre, laquelle est dotée d’un balcon qui offre une vue bien dégagée sur un vaste espace arboré que la voracité des promoteurs immobiliers n’a pas encore dévasté.
J’ai rangé mon domaine du mieux possible, ce samedi, pour recevoir mon invité. La chance me sourit qui a éloigné ma mère pour l’après-midi, pendant que mon paternel s’en est allé rejoindre quelque maîtresse.  Il ne réapparaîtra qu'au au moment du dîner, comme à l'accoutumée, repu de ces ébats écœurants que ma mère lui refuse depuis des lustres.
De plus, l’auteur de mes jours met du beurre dans les épinards de sa pension en assurant des fonctions de gardien des locaux de FR3 Nice, si bien que nous n’avons à supporter sa présence que de manière épisodique.
J’ai imaginé mille fois les instants que je vais passer avec Marco Alena, échafaudé les scénarios les plus divers, du plus ordinaire au plus débridé, j’ai répété, comme on le ferait d’un rôle dans un film, mon sourire d’accueil, l’attitude qu’il conviendra d’adopter ensuite – surtout ne pas laisser entrevoir la moindre émotion, et puis si, tant pis, être moi-même, me laisser aller, ça passe ou ça casse, trop de désir que je ne dois pas étouffer, ça fait trop de mal !
Le carillon du nouvel appartement est beaucoup plus agréable à l’oreille que la stridente sonnerie du précédent ; j’en attends le fa dièse-ré qui mettra fin à mes transes, les deux notes de la délivrance, la mélodie du bonheur espéré.
Le salaud se manifeste enfin avec une éternité de retard, dix minutes au moins après l’heure fixée.
Je n’arbore pas le sourire prémédité, je reste planté, là, sur le seuil, comme pétrifié, sous ce regard narquois qu’Alena me décoche à chaque rencontre.
- Oh, Soubeyrand, je reste sur le palier ou je rentre ?
Je ne lui fais pas observer que « j’entre » serait plus adéquat, bredouille un « je vous en prie » qui se veut amusant ; je joue mal, je suis nul, j’ai oublié mon texte et la gestuelle que j’avais mis au point. Je capitule déjà.
Le garçon-miracle, le chéri des minettes du lycée, s’avance en terrain conquis d’avance, jauge la déco rustique de ma mère – maman, que je t’exècre à cet instant ! -, les meubles provençaux des Nouvelles Galeries dans le salon-salle à manger, les napperons et le chemin de table de dentelle – l’horreur ! – et le canapé tapissé de cretonne à petites fleurs de bonne femme.
Il s’en fiche apparemment, il rigole :
- Tes vieux sont pas là ? Je le savais, c’est un piège, salopard !
Je bredouille qu’il se méprend, que c’est un pur hasard, que ce n’était pas prévu.
- Et le piano ? dit-il en insistant sur « le ».
- Euh, il est dans ma chambre
- Ah, et bien voilà, qu’est-ce-que je disais !
Et, avisant, la porte du lieu fatidique :
- C’est là, non ? Allez, on va chez le diable !
D’autorité, il entre, dresse un bref inventaire de la pièce, fixe le Gaveau comme s’il avait atteint le Graal et s’assoit au bord du lit. C’est seulement à ce moment que j’ose le regarder pour de bon, que je note la chemise largement échancrée sur la peau d’or fin, le pantalon très serré à la mode du jour, les cuisses d’airain, le maintien altier, les cheveux fins, si blonds, qu’il fait voleter d’un souffle, d’un tic que j’avais remarqué à plusieurs reprises et qui m’émeut à en mourir.
Il a vu mon trouble, n’en dit rien, s’amuse, désigne le piano du menton :
« Maître, me ferez-vous l’honneur de votre talent ? »
Je ne me fais pas prier : il n’y a que devant mon clavier que je retrouverai contenance.
Je n’annonce rien et me met en devoir de l’ébahir d’un Mendelssohn virtuose ; je joue trop vite et trop fort peut-être, parviens à oublier cette présence suffocante, m’investis totalement, termine en arrachant littéralement l’accord final.
Alena siffle :
« Putain, c’est pas rien ! »
Il y a un changement total d’attitude, de la considération, de l’admiration même dans ces quelques mots gaillardement énoncés.
« Encore, s’il te plaît. »
Je joue pour m’apaiser le deuxième Nocturne de Chopin en mi bémol, un « tube » imparable : je sais que là est mon meilleur atout pour séduire celles et ceux qui ont un cœur ; alors lui, peut-être...
Tout se joue maintenant.
Gagné : pendant le morceau, Alena se lève, prend doucement une chaise, s’assoit à côté de moi, penche la tête, ferme les yeux, s’abandonne, frémit lorsque j’émets – enfin !- la toujours désirée, la jamais atteinte, la miraculeuse note bleue, et je le sens prêt à chavirer.
Et, mu par une soudaine détermination, sitôt le dernier mi, sans plus de réflexion, je laisse ma main droite quitter le clavier, ne peux l’empêcher d’aller où elle veut, aimantée par l’échancrure de la chemise, entreprenant la caresse la plus hardie, la plus fébrile, l’irrépressible geste qui peut tout anéantir.
Mais Marc ne dit rien, soupire, les yeux toujours clos, vaincu.
Je déboutonne maladroitement la chemisette, me rassasie de la peau de son torse, de son cou, le garçon merveilleux tremble d’aise, approche ses lèvres pour cueillir les miennes, m’épouse.
Puis, brusquement, il se rejette en arrière, retrouve ce sourire assassin qui le distingue de tout autre :
- Je savais bien que j’étais un peu pédé, constate-t-il sans se départir de son flegme.
Il se lève à présent, s’allonge sur le lit, ôte sa chemise, fait glisser sa ceinture, déboutonne son pantalon qu’il fait glisser à mi-mollets. Le slip bleu-ciel laisse apparaître un impérieux, un orgueilleux renflement.
Alena fixe le plafond et, sur le même ton d'indolence feinte, me fait chavirer d'une phrase :
- Fais-moi jouir, Paul Soubeyrand !
(À suivre)
(c) Louis Arjaillès - Gay Cultes 2017
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"Fais-moi jouir, Paul Soubeyrand !"

lundi 22 mai 2017

Le chemin des contrebandiers (Tombe, Victor ! Livre 2) Prologue

Photo (c) Tom Franck - Tous droits réservés
C'est un sentier hérissé de ronces et de rosiers sauvages, un chemin de ronde en contrebas des villas des riches, à la pointe du Cap.
Tous les adolescents de la ville l'ont emprunté un jour.
On s'y rendait en expédition, de nuit, avec d’infinies précautions car les bruits les plus terrifiants couraient sur la présence d'un gardien armé jusqu'aux dents qui n'eût pas hésité à tirer sur le premier intrus pris dans sa ligne de mire.
Pourtant, on ne lut jamais dans la presse locale le moindre fait-divers pour confirmer la rumeur.
Il y avait toujours un gosse, cependant, pour affirmer qu'il connaissait quelqu'un qui avait reçu une chevrotine, une volée de plombs, une balle… - le projectile variait selon l'imagination du conteur.
Les plus jeunes s'y risquaient en pleine journée, équipés de masques et tubas, pour en rapporter quelque poulpe gluant dont ils savaient qu'il faut en taper la tête contre les rochers dès la capture afin d'en attendrir la chair.
Jamais par la suite Paul ne put déguster le savoureux octopode sans emprunter à nouveau en pensée le sentier interdit.
On pouvait fréquemment croiser sur la grand-route en arc de cercle ces bandes de joyeux gamins exhibant fièrement leur butin accroché à un fil de fer, clamant qu'ils avaient échappé à l'ogre mythique.
Les plus grands, les vieux qui avaient dépassé seize ans d'âge, s'y rendaient la nuit de préférence, en petit groupe, se donnant des frissons quand ils escaladaient le premier mur où, accroché à une chaîne rouillée, pendait l'écriteau fatidique :
"Propriété privée – Défense d'entrer – Danger".
Il fallait ensuite franchir quelques obstacles : murets, sentes noyées sous de hautes herbes qui vous griffaient et rochers moussus qui étaient selon eux "vachement casse-gueule".
Le chemin des contrebandiers – on disait aussi "contrepelars" : personne ne sut jamais pourquoi - les attendait en ultime recours au désœuvrement des soirs d'été où l'on n'a pas les sous pour s'offrir un verre au Pims ou mieux, pour aller se trémousser sur la piste d'un night-club.
Paul se souvient d'y avoir pris sa première cuite, d'un rosé chaud à bas prix acheté "en bas", au Printania.
On déconnait sur les rochers, se menaçait mutuellement de s'envoyer "à la baille", puis on s'asseyait en cercle sur un embarcadère de béton pour refaire le monde, se raconter des blagues, art dans lequel Paul excellait, présentant de véritables shows truffés d'allusions homosexuelles dans le but d'exciter la curiosité de quelque camarade jugé un peu plus attentif à ces choses que ses compagnons.
Il y était venu aussi en compagnie d’Angelo, à l'heure où le soleil renaissant donne à la Méditerranée des rougeoiements de jeune fille effarouchée.
Avec l’Ange, aux temps où ils se découvraient, ils se baignaient nus, s'enlaçant dans l'eau encore sombre et fraîche à l'aurore, s'étourdissant de baisers salés, s'étreignant jusqu'à faire exploser sans autre façon leurs verges juvéniles dont la sève rejoindrait quelque abîme peuplé de monstres marins.
(À suivre)
(c) Louis Arjaillès - Gay Cultes 2017
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Note
Pardon d'égarer mon (mes) lecteur(s), en livrant aujourd'hui ce texte, qui précède, bien sûr, les six extraits déjà publiés ici. 



lundi 15 mai 2017

Le chemin des contrebandiers (Tombe, Victor ! Livre 2) Extrait 6

J’essaie de lutter contre cette aversion que j’éprouve pour la laideur, réelle ou présumée. Je dois convenir que les garçons que je juge – de quel droit, me blâmé-je ? - physiquement disgracieux ont peu de chance de faire partie de mon cercle d’amis. Autour de moi, une petite armée d’anges radieux entretient, sans en avoir probablement conscience, la confusion de mes sentiments où s’affrontent désir et sympathie. Je suis amoureux de Frédéric, de Thierry, de Jean-Charles, de Bertrand, et, bien sûr, de ce Marco avec lequel je veux tisser des liens plus intimes qu’avec tout autre. Je ne me pardonne pas d’être à la merci des tentations de la chair, je hais cette sorte de priapisme de la pensée qui semble vouloir guider, impérieux, mes relations avec la faune lycéenne.
J’y pense quand je suis seul avec mes doutes, mais capitule dès le premier sourire qui vient à éclairer un visage un peu plus agréable à l’œil, que j’ai distingué au milieu de tous les autres, comme pris dans le faisceau de l’un de ces projecteurs de poursuite qui, dans leur halo, emprisonnent sur scène la silhouette des vedettes de music-hall.
J’ai changé. Ça ne fait aucun doute. C’est l’apprentissage de la vie qui l’a voulu ainsi, m’offrant le plus bel amour du monde et me retirant aussitôt ce cadeau, laissant en moi la trace des premières meurtrissures. Un cœur tout neuf est chose fragile que nul de devrait pouvoir briser.
Victor Panella, le premier, l’initiateur, celui que j’aurais voulu dire « le seul », chevauche désormais une moto rutilante de 125 centimètres-cube, une japonaise sur laquelle il embarque cet Algérien devenu l’ombre de son ombre, qui ne le quitte pas. Dans la région, où de nombreux pieds-noirs ont trouvé refuge après le douloureux rapatriement, les arabes, bien qu’appelés à la grande reconstruction de l’après-guerre, se heurtent à l’hostilité de la population. J’ai été choqué à maintes reprises des pincements de nez et des froncements de sourcils qui accueillent le travailleur immigré qui ose prendre place à bord des Rapides Côte d’Azur sur la ligne qui relie Cannes à Nice, celle que j’emprunte régulièrement pour me rendre au Conservatoire. « Bougnoule », « bicot », « melon », « raton » sont les termes les plus usités pour les désigner, de la bouche même de camarades qui se prétendent progressistes ou pratiquent la religion catholique, celle dont je me suis éloigné, considérant que les préceptes de charité chrétienne et d’amour du prochain sont – c’en est la preuve – bien peu mis en pratique par ses adeptes.
En écuyer dûment adoubé du fils Panella, l’Algérien de Victor échappe à la vindicte qui accable ses semblables. Hocine, l’homme venu de nulle part, a surgi un jour on ne sait comment dans une fête de quartier où mon ennemi le plus intime lui a spontanément exprimé sa sympathie. La soudaineté de cette alliance, dont je fus le témoin, ne manqua pas de m’intriguer ; qu’elle ait perduré au-delà d’une saison n’est pas pour dissiper ma perplexité.
« L’Algérien » – ici, surnoms et sobriquets s’engluent à vous à jamais – a réussi admirablement son intégration dans la jeunesse locale, grâce à Victor, certes, mais aussi parce qu’il a su en épouser les rites, les attitudes et le style vestimentaire, jusqu’à ces cheveux noirs, ondulés, qu’il porte longs à la manière de Julien Clerc, la nouvelle coqueluche d’une génération qui tient les anciennes idoles « yé yé » pour des symboles de ringardise, écoute les tubes anglo-saxons que ne diffusent jamais les radios périphériques, admire des artistes qui n’ont pas droit de cité dans le Palmarès des chansons, l’émission de Guy Lux qu’assène chaque samedi à un public lobotomisé la télévision d’état.
Le racisme que je crois enfoui en moi, que je tiens à distance du mieux possible, pourrait, tel un démon, remonter à la surface, si le petit pincement d’alerte à la jalousie, ce vil sentiment dont je me méfie comme de la peste ne venait me raisonner. Hocine, que je vois comme l’éminence grise nouvellement promue de Panella, a, de surcroît, une qualité inestimable à mes yeux : il est beau.
Et, je le pressens, dangereux.
(À suivre)
(c) Louis Arjaillès - Gay Cultes 2017
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Illustration :  Mick Jagger par Andy Warhol


lundi 8 mai 2017

Le chemin des contrebandiers (Tombe, Victor ! Livre 2) Extrait 5

... athlète robuste et gracile à la fois...
C’est malin, Marc Alena : désormais, humides sont mes rêves et poisseux sont mes réveils !
« Faudra peut-être que j’essaie, un de ces quatre. » La phrase du beau Marc ne cesse de me tourmenter. Penché sur ma dissert’, labourant mon piano, ou tentant vainement de suivre le cours d’un roman, le visage d’Alena, que j’essaie de reconstituer mentalement dans la confusion, m’ôte toute possibilité de concentration. Et comme pour m’accabler sans remède, est survenu, hier matin, l'événement inespéré : l'apparition de l’astre, jaillissant sur le parquet du gymnase où je m’escrimais, pauvre loque indolente, contre un indomptable cheval d’arçon. Le beau blond s'est avancé dans un halo de lumière divine, trottinant dans son short de nylon, débardeur siglé OAJLP (Olympique d’Antibes-Juan les pins), baskets ailées, forcément, les cuisses avantageuses telles que je n’osais les dessiner dans mes évocations les plus hardies.
Perron, le prof d’éducation physique m’avait laissé là après le cours, en punition à la mauvaise volonté dont je fais preuve lors de ces séances de torture hebdomadaires ;  ma mère m'en dispense le plus souvent, qui échange sa complaisance contre une ou deux heures supplémentaires au clavier. Du coin de l’œil, j’ai vu entrer l’objet de mon désir et me suis accoudé gauchement à l’instrument de sévices, ne sachant que faire de mon corps ; j’ai pris un air détaché, ai balbutié un « salut ! » qui se voulait de convenance, mais, j’en suis sûr, tout dénonçait mon émoi.
Celui qu’on n’appelle que Marco, a volé jusqu’à moi à petites foulées, condensé de grâce et de virilité, athlète robuste et gracile à la fois, impérial, sûr de lui.
Toujours trottinant, le garçon majuscule a tourné autour de moi, et, sans que son verbe ne trahisse le moindre effort :
« Monsieur Soubeyrand dans une salle de sports, pas croyable ! L’intellectuel, l’artiste, le garçon fragile, l’homme-à-hommes, ça, c’est la surprise de l’année ! »
Ne rien laisser paraître de l’émotion qui me liquéfie, sourire simplement parce que je suis heureux de lui faire face, trouver la force d’articuler convenablement ma réponse : il le faut, me suis-je ordonné.
« T’as raison, Alena, chacun son truc. C’est Perron qui m’a collé devant cette machine infernale, sans illusions, juste pour me punir d’avoir fait rire les autres pendant le cours. »
Il est vrai que je manie l’humour avec une certaine aisance : mes traits d’esprit sont des flèches que je décoche pour me faire valoir ou pour me sortir de situations périlleuses ; une soupape de sûreté bien utile.
« Les gens comme toi, il en faut, Soubeyrand. J’aime le sport, mais, tu sais, je cultive ma tête, aussi ; j’aimerais bien t’écouter jouer, paraît que t’es un as ! »
Je ne sais pas si je reviendrai un jour de l’aplomb avec lequel j’ai répondu, comment il m’est venu que je devais attraper le ballon qu’il me lançait, battre ce fer brûlant, réagir « allegro vivace » à son souhait et je lui ai retourné d’un revers imparable :
« Ah mais quand tu veux, Marco, samedi aprème, par exemple, ça te va ? »
Et lui, ayant saisi les règles de ce jeu subtil, dans l’une de ces impérieuses urgences que nous souffle cette petite voix intérieure qui, dans pareils moments, nous dit qu’il faut foncer :
« D'acc ! Tu sais jouer Wild world ? »
Ah, Wild world, chanson bénie des dieux de l’amour, m’exaltais-je in petto, doux refrains de nos parties de cartes du Milk, maintenant promise à complicité !
« Bien sûr, Marco, et plein d’autres ! » me vantai-je.
Anela soudain a plissé les jeux, son sourire s’est fait narquois :
« Et t’en profiteras pas pour me chasper, hein ? »
Il faut ici que j’explique au lecteur ce terme des idiomes locaux,  propre aux «cacous », ces jeunes des faubourgs qui affectent d'être des "durs de durs" dont Marc Alena n’est pas, au demeurant : chasper, c’est, pour rigoler, mettre sans ambages la main au sexe d’un camarade !
Et moi, ragaillardi :
« Oh, Alena, tu me prends pour qui ? »
« Et bien justement... » persifle-t-il.
Nous sommes convenus de nous voir chez mes parents à quatre heures samedi, où il n’y aura que ma mère, ravie, ai-je anticipé, de faire la connaissance d’un camarade aussi avenant.
Et je me garderai bien de le chasper.
Avant que je prenne la fuite, Marc Alena a porté l’estocade : il a posé sa main avec une douce fermeté sur mon bras nu pendant quarante-sept secondes, et, plissant les paupières :
« Putain, il a la peau douce, le pianiste. »
(À suivre)
(c) Louis Arjaillès - Gay Cultes 2017
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Photo : Adriano Russo

lundi 1 mai 2017

Le chemin des contrebandiers (Tombe, Victor ! Livre 2) Extrait 4

" Ohé, ohé, Pompidou
Pompidou navigue
Sur nos sous ! "
La mezzanine hurle à tue-tête : Jean-Jacques Guglielmi, le seul « terminale » connu de nous comme militant de l’UDR vient de faire son entrée, déclenchant une bronca qui a raison des nerfs d’Eliane, la fille de la maison, qui ajoute ses « Arrêtez, arrêtez, j’en peux plus ! » au tumulte régnant sans obtenir – bien au contraire – le moindre résultat.
Guglielmi se distingue de nous par son allure. Sanglé dans un costume de bonne facture, sur la veste duquel il a épinglé une croix de Lorraine en argent, dûment cravaté de soie, il affecte une démarche gaullienne d’échassier, longue silhouette qui fait penser à un dessin de Bosc, mon caricaturiste préféré des pages « humour » de Match, lequel promène désormais sa maigre silhouette et sa déprime dans son refuge de la Résidence des fleurs, non loin de la maison des remparts où le peintre Nicolas de Staël abrita la sienne quelques années auparavant, avant de se donner la mort.

Le balcon de cet immeuble de luxe est le seul qui n’ait à offrir aux abeilles la moindre fleurette à butiner. « Tu verras, c’est facile, il n’y a pas de géraniums rouges. » m’avait-il indiqué en souriant tristement lors de la prise de rendez-vous.
Pour le journal du lycée, je suis donc allé l’interviewer et j’ai pris une photo à son idée : allongé tout habillé dans sa baignoire, visage impassible presque douloureux comme pour définir les limites du gag.
Là s’arrête le lien avec l’artiste, dont les opinions politiques seraient, selon moi, mieux symbolisées par un drapeau noir que par l’emblème du général : Guglielmi plastronne dans les cafés lors des campagnes électorales, faisant entendre à grand peine sa voix flûtée dans le vacarme des verres entrechoqués et les éclats de voix des autochtones empastissés. Il est pourtant en terrain conquis : cette ville est une place-forte des conservateurs, et ce depuis Louis XVIII au moins.
La fine moustache brune qu’il lustre constamment de ses longs doigts malingres l’apparente au baron de Charlus tel que je l’imagine.
Il se raconte dans la bande que c’est le départ du grand Charles qui est à l’origine de son désormais fameux complet noir. Le deuil.
Ce n’est nullement improbable, si l’on considère la scène à laquelle j’assistai, dans mon propre cercle de famille, le soir où le Président annonça son retrait à la télévision.

(À suivre)
(c) Louis Arjaillès - Gay Cultes 2017
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Le "Maréchal" Bosc

lundi 24 avril 2017

Le chemin des contrebandiers (Tombe, Victor ! Livre 2) Extrait 3

 (...) corps rompu à tous les exercices sportifs...
Au Milk, je suis nettement plus apprécié que dans la ville basse.
Je m’y enivre de la diversité de ses adeptes : Mick Buchet, fille d’un médecin très couru du boulevard Albert 1er, anime de longues et stériles discussions politiques, le petit livre rouge de Mao en étendard. Gilles Barbieri, maître incontesté et redoutable de la belote contrée, est le seul garçon à cheveux courts. Il est également l’unique royaliste de la bande, reconnaissant comme seul et légitime prétendant à la  couronne de France le Comte de Paris, connu de moi par mes lectures en pis-aller de Paris Match et de Point de vue Images du monde, au cœur de mes mornes après-midi d’août, puisqu’on m’inflige encore les vacances chez une grand-mère cévenole que je chéris malgré ce pensum. Jeffrey Schönberg, un blond au visage prématurément parcheminé, séduisant toutefois de par sa faconde, jouit d’un prestige certain dû à sa double-nationalité – c’est un franco-américain – mais du fait, aussi, qu’il possède une « mini » rouge, rutilante, dans laquelle il balade sa petite amie du moment, Marie-Anne, laquelle doit expliquer à longueur de surboums qu’elle ne se prénomme pas Marianne. Essentiel, on en conviendra. Elle m’a anéanti du regard quand je lui ai proposé de se faire appeler Anne-Marie pour éviter toute confusion. Cette fille n’a pas le moindre sens de l’humour, trait de caractère à mes yeux rédhibitoire.
J’aime bien Jeffrey, qui fait mine de s’intéresser à mon parcours musical, de même qu’il se montre passionné de littérature et d’arts plastiques. Récemment bachelier, il vient de commencer des études de droit. Je lui ai dit que plus tard, quand je serai un concertiste mondialement célèbre, je le prendrai comme avocat pour défendre mes intérêts. Nous en avons parlé très sérieusement entre deux parties de tarot, l’autre sport auquel je me livre avec les mêmes résultats qu’en éducation physique. On comprendra que je n’y excelle pas.
L’autre qualité de Jeffrey est sa proximité avec Marc Alena, dit Marco, sacré, de l’avis de toutes et tous, « plus beau mec du Milk ». Ma longue observation, à la dérobée, toujours, de cet être surnaturel, me mènerait au vertige si je n’y prenais garde. Alena condense toutes les qualités physiques susceptibles de semer la dévastation sur son passage : admirablement découplé – juste assez grand, corps rompu à tous les exercices sportifs -, la nature lui a donné un visage particulièrement avenant, illuminé par de fins cheveux blonds s’épanouissant en mèche forcément rebelle sur le front, cachant par intermittence des yeux noirs – oui, noirs d’encre ! – pétillants de malice. La peau est fine, sans le moindre défaut. Ce garçon n’a nul besoin, comme moi, d’Eau Précieuse ou de crème Clearasil pour tenter d’atténuer les outrages cutanés de l’adolescence. Marco est parfait, c’est merveilleusement injuste. Dernièrement, à l’un de ces moments fort rares où le Milk sommeillait, il s’est assis à la table où, seul, je déchiffrais une partition – j’use de cet artifice pour frimer – et, tout de go, de sa voix douce et gouailleuse à la fois, teintée d’un accent local parfaitement dosé, m’a demandé calmement :
- Dis, Soubeyrand, c’est vrai que t’es pédé ?
Et moi, sans lever les yeux de mon Bach, sans vraiment trembler :
- Oui, pourquoi ?
- Tu te fais mettre le cul en chou-fleur, alors ?
Je n’ai d’autre issue de secours à sa morgue que de répondre d’un rire sonore qui résonne jusque dans la cour de l’immeuble. Et l’impudent de poursuivre :
- Tu fais l’homme ou tu fais la femme ?
Je regarde mon interlocuteur fixement :
- Tu sais, Alena, ces questions à la con...
- Oh, tu fais ce que tu veux de ton cul, je suis curieux, c’est tout, faut pas mourir idiot.
Et sur ces mots, me laissant interloqué, le beau blond attrape-minettes du lycée se lève, et, avant de dévaler l’escalier, dans un souffle :
- Faudra peut-être que j’essaie, un de ces quatre.
(À suivre)
(c) Louis Arjaillès - Gay Cultes 2017
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lundi 17 avril 2017

Le chemin des contrebandiers (Tombe, Victor ! Livre 2) Le Milk-Bar

J’en protège un, le « petit Claude »...
Oh baby baby it's a wild world
It's hard to get by just upon a smile
Oh baby baby it's a wild world
I'll always remember you like a child, girl
La chanson de Cat Stevens tourne en boucle dans le juke-box du Milk.
Oh, ce n’est pas le Milk-Bar d’Orange mécanique, mais, à quelques pas du lycée, voici notre quartier général. S’y côtoient une foule hétéroclite de lycéens, des petits cakes de la vieille ville désireux de se mêler à ceux qui apprennent encore, quelques adultes attirés par la jeunesse comme les phalènes par les rayons du phare de la Garoupe, deux ou trois profs venus avaler un petit noir avant d’affronter l’ennemi, et des étudiants nostalgiques, déjà, conscients que leur jeunesse fout le camp et, qu’ici, on peut encore s’y arrimer avant d’entrer dans ce qu’on appelle « la vie active » synonyme de servitude, ça c'est sûr !
Poussant la porte vitrée, avant de monter à la mezzanine, le Saint des Saints où il faut être adoubé pour s’asseoir et disputer une partie de belote contrée, on doit affronter le fog, car ici, si tu ne clopes pas, tu n’es pas digne d’être un pilier ; et c’est Londres, quelle que soit, au dehors, la luminosité généreuse de nos soleils d’hiver. De même, si, à la question « ah, t’es là, toi ? », tu n’as jamais répondu « ouais, je sèche ! », tu ne mérites nulle considération.
Il faut passer devant le bar où règnent ces deux femmes, Danièle et Christiane, dont tu sais, toi, qu’elles couchent ensemble, malgré le mari de la seconde, isolé dans la réserve, la tête dans les comptes, et leurs trois gosses qui se relaient mollement pour le service ; je dis « malgré », mais il s’agit certainement d’une situation admise d’eux, d’un pacte tacite ; et c’est vachement bien accepté ici, parce que, de l’avis de tous, c'est révolutionnaire .
« Commandez en montant ! » Ici, on consomme et on doit renouveler les conso à chaque tour de petite aiguille de la pendule bien visible là-haut, au dessus des tables en bakélite noire à piètement chromé sur lesquelles s’accumulent les cafés à un franc, et on a calculé au préalable la somme nécessaire, selon le temps qu’on va passer au « temple », comme certains le désignent. Quand on a gagné la confiance des taulières, on peut « faire marquer », c’est un honneur, comme de décrocher un diplôme, une médaille, une coupe, un trophée.
Les moins de seize ans ne peuvent s’aventurer ici ; et cela même si l’on ne peut y consommer de l’alcool. Les « petits », les « seconde », se cantonnent au rez-de-chaussée qui a des airs de salle des pas perdus, juste trois tabourets, au bar, dont ils doivent dégager si un grand veut s’accouder au comptoir gris-argent. On peut concéder quelque privilège à un jeune plus vif, plus déluré que ses camarades, s’il sait crâner les mains dans les poches, se laisser taxer d’une clope, voire d’un caoua si ses vieux sont blindés. J’en protège un, le « petit Claude », sans m’avouer vraiment que mon intérêt pour lui, que je déguise en condescendance, est dû à de réels avantages physiques,à l’attrait qu’il exerce sur moi, à une sorte de fragilité qui me le rend proche, où je me reconnais. Mais ce serait déchoir que de me lier davantage : j’ai neuf mois pleins de plus que lui. Alors, je le laisse souffrir de cette distance à laquelle je m’applique, et le laisse jouir du bonheur d’être admis à ma table, là haut, à l’expresse condition qu’il ne se mêle pas de nos conversations – De Gaulle, Pompidou, Mireille Mathieu ah, ah, ah, le sexe, le sexe, et le sexe -, qu’il descende sans regimber chercher un cendrier ou commander un milk-shake les jours d’opulence parce que, avec les éclats de voix et Proud Mary à fond, nos hôtesses n’ont rien entendu.
J’ai joué mon rôle de maître tout puissant, l’autre samedi, ce jour de relâche absolu, où je l’ai vertement engueulé pour une peccadille, rien qui justifiât ma colère, juste pour voir affleurer une larme au bord de ses longs cils noirs, et jamais je n’ai eu autant envie d’embrasser quelqu’un, pauvre petite victime de cette remarque injuste, de celles qui, je le sais pour en avoir vécues, vous enfoncent un clou au creux de l’âme.
J’en connais quelques uns, parmi ceux du donjon – Danièle nous désigne ainsi-, qui eussent joui de cette cruauté assumée. Ce fut pour moi simplement cette envie de déposer un baiser sur ces lèvres encore enfantines que nul duvet ne vient ombrer encore, oh rien de plus qu’un baiser pour dire « tu n’as pas mérité ça, tu vaux mieux que moi, sans doute ».
Je me suis promis qu’après mon Bac, quand l’enfant aura grandi, qu’il aura lui aussi dix-sept ans, je lui donnerai mon amitié, et peut-être mieux.

(À suivre)
(c) Louis Arjaillès - Gay Cultes 2017
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