Le journal quotidien - non hétérophobe - de
Silvano Mangana (nom de plume Louis Arjaillès). Maison de confiance depuis 2007.

"La gravité est le plaisir des sots"
(Alexandre Vialatte)


mardi 8 septembre 2020

Le chemin des contrebandiers 2020 (extrait 1)


La première bolée de cidre

Et Paul vit qu'il était beau.
Au cours de l’une de ses errances  entre chien et loup le long du chemin des contrebandiers, Paul avisa un garçon juché sur un rocher qui fixait obstinément la ligne d’horizon.
Ce n’était pas un lieu de drague : les gens « comme ça » se rencontraient dans le jardin de la gare ou dans un recoin de la courtine où l’on trouvait encore à cette époque, des toilettes publiques.
L’endroit était sauvage où la mer venait laminer des rochers acérés.
Il fallait une certaine adresse pour sauter de l’une à l’autre de ces pierres tranchantes sans se fracasser en contrebas.
L’idée du drame toujours possible l’oppressait tout en lui étant délicieusement agréable.
À cette heure, il était rare qu’on trouve en ce lieu âme qui vive.
Les deux garçons s’observèrent un long moment avant de s’adresser la parole.
Chacun voyait l’autre comme un intrus en son territoire.
L’inconnu fumait ; Paul, banalement, lui demanda une cigarette que l’autre lui tendit avec mauvaise grâce, pour décréter peu après, d’un rictus, que le nouveau venu ne « savait pas fumer ».
Le ton était ironique, sec, à la limite du mépris.
On en vint à un échange de banalités auquel Paul sut mettre un terme par un habile « t’es pas d’ici, je t’ai jamais vu en ville ? », déterminé à instaurer un dialogue moins convenu.
Il s’appelait Yannick, « Yann », dit-il enfin sur un ton plus amène ; et oui, il était d’ici mais faisait des études à Nice où il passait toute la semaine ; il y logeait - il en semblait très fier - dans une chambre d’étudiant que ses parents louaient à son intention.
Et Paul vit qu’il était beau.
Et comprit illico qu’il lui faudrait beaucoup de patience pour le conquérir.
La nuit tombait qui les ramena vers la ville, devisant en chemin comme deux vieux amis.
Ils se trouvèrent assez de points communs, de centres d’intérêt, pour envisager de poursuivre la relation et se donnèrent rendez-vous pour le lendemain dans un café du port.
Paul n’allait jamais dans ces rades où l’on ne croisait qu’Anglais ivre-morts ou vieux loups de mer abrutis d’alcools anisés.
Il sentit, se rendant au « Calumet », que son cœur battait la chamade sous la chemise bien repassée, la neuve qu’il mettait pour la première fois.
Il le vit venir de loin, brun aux yeux clairs à la peau de marin tannée sous les embruns déjà, vêtu d’un jean noir et d’un tee-shirt blanc qui contrastait heureusement avec ses cheveux noir d’encre.
Paul fut à peine surpris de voir que le jeune homme portait une guitare en bandoulière.
Yann l’accueillit avec le plus beau sourire de la galaxie.
Il buvait - c’était insolite ici - une bolée de cidre ; voyant le regard surpris du nouvel arrivant, il expliqua :
« Je suis breton, j’aime le cidre, les galettes de blé noir, les filles blondes et la mer. »

Paul commanda une bolée pour lui être agréable et trouva le breuvage délicieux.
Son compagnon lui plut qui s’exaltait, volubile, pour se réfugier par instant dans un mutisme de nature à désarçonner interlocuteur moins curieux.
Bien au contraire, Paul mettait à profit ces silences subits pour mieux s’enivrer de cette beauté qu’aucun artifice ne venait dénaturer ; juste assez longue, la chevelure était soyeuse, d’une finesse rare ; une mèche en ruisselait sur l’œil bleu, sur laquelle le garçon soufflait quand elle le gênait trop.
Le corps était de muscles secs, d’un garçon qui devait nager, courir, que Paul s’imaginait jouant avec un chien sur une pelouse ; et il s’en trouva stupide, ne pouvant réprimer un rire libérateur.
« Qu’est-ce qui te fait marrer ? » dit Yann, que l’éclat avait sorti de ses pensées.
« Oh rien, c’est con, je t’imaginais jouant avec un chien dans un jardin, je ne sais pas pourquoi. »

À son tour, Yann s’esclaffa et, portant deux doigts à la bouche, émit un sifflement strident.
Aussitôt apparut, sortant d’on ne sait où, un chien de race indéfinissable, au pelage noir et blanc assorti à son jeune maître.
« Je te présente Bill, mon meilleur copain. »
L’animal se livra à une frénétique démonstration d’affection et, sur un ordre abrupt, se coucha à leurs pieds, soudain apaisé.

Les deux nouveaux amis passèrent ensemble de longues heures, se découvrant sans trop en dire, parcourant la jetée, Yann détaillant chaque bateau, fier de montrer ses connaissances en la matière.
Il jouait de la guitare –il « grattait » disait-il humblement, pour « s’éclater » -, et se dit admiratif quand Paul lui parla de ses études musicales.
Contrairement à son habitude, Paul ne révéla pas tout de go sa différence ; il se voulut allusif pour tester la capacité de tolérance de son nouveau camarade.
Il fallait que Yann lui donne un signe d’intelligence, ce qui ne tarda pas à se produire ;
à Paul qui lui disait qu’il le faisait penser au Delon jeune de « Plein soleil », le jeune homme répondit :
« De ta part, j’imagine que c’est un sacré compliment » qui révélait qu’il avait reçu le personnage cinq sur cinq.
(à suivre)
(c) Louis Arjaillès

Nota : je me suis attelé à une refonte de textes rédigés dans les années dix de ce siècle. J'en livrerai ici quelques extraits que les plus intéressés d'entre mes lecteurs voudront bien commenter.

11 commentaires:

Antoine a dit…

Je suis heureux de vous voir reprendre la plume.

picotludique a dit…

J'ajoute ma voix à celle d'Antoine et souhaite ardemment que ces textes prennent le chemin de l'édition.

Fabien de Nîmes. a dit…

J'aime beaucoup ce texte. J'ai souri en lisant la référence aux "Chansons d'amour" de Christophe Honoré (je suis breton...).
Je vais me procurer votre roman.

Silvano a dit…

Fabien : bravo pour avoir décelé l'allusion !

Demian a dit…

Merci Silvano, on a bien fait d'être patient... Alors, comme avant tous les lundis ???

joseph a dit…

Le titre m'évoque un joli coin de France que les Belges apprécient beaucoup avec les falaises vertigineuses, et le vert des campagnes si proche des plages; puis on ressent déjà la délicatesse avec laquelle vous allez disséquer les sentiments ...

Silvano a dit…

Demian : ce sera moins régulier, je pense.

Hadrien a dit…

J'attends la suite avec impatience...

Silvano a dit…

Mardi prochain ;)

berlingo a dit…

Est-ce à dire que vous allez publier une version différente du livre écrit il y a quelques années ?

Silvano a dit…

berlingo : je m'essaie à une refonte de textes publiés ici mais jamais "publiés". Rien de définitif toutefois.