(...) j’ai appris à me défendre quand j’étais aux Éclaireurs |
Il y avait dans ma classe un garçon
qui excellait en français. Nous étions en cette matière deux rivaux, les yeux
de l’un fixés sur les notes de l’autre. Notre concurrence était des plus
loyales, cependant, pétrie d’admiration mutuelle, les progrès de l’adversaire ayant
pour principale vertu d’inciter à l’effort, en aiguillon bénéfique. Pierre
Bloch, malgré de précoces facultés intellectuelle, n’aurait pu, toutefois,
exciter la jalousie d’Émile. L’attirance que j’éprouvais pour lui n’était que morale,
car ce garçon n’avait rien qui puisse attiser la sensualité toujours exacerbée
que mon partenaire savait admirablement tarir. À cela suffisaient amplement les
joutes charnelles du jeudi. En Bloch se synthétisaient les conceptions que l’on
pouvait avoir de l’élève idéal, un « premier de la classe » tel que
véhiculé par l’imagerie populaire, ni beau ni moche, binoclard, discret, mais
toujours prompt à lever le doigt à toute interrogation émise par le professeur,
ce qui provoquait, sans surprise, le sourd ressentiment des cancres du dernier
rang. J’avais remarqué, lors des pauses, que ce garçon évitait la promiscuité,
se réfugiant sous le préau même par grand soleil, comme s’il redoutait quelque
agression. Hormis l’amitié ô combien complice qui me liait à Boisselier, je n’avais
guère frayé avec la gent lycéenne qui me le rendait bien. On savait mes
origines rustiques, et l’on ne se privait pas de me le faire sentir. Exclu,
mais plus aguerri que lui, j’avais appris à hausser les épaules quand on me
décochait un sourire où perçait le mépris de ma condition. Initialement, je ne savais
pas que Pierre, qui devint par la suite le plus dévoué des amis, était affligé,
aux yeux de beaucoup, d'une tare de nature à le discriminer.
Je l’appris incidemment un soir où je
regagnais la maison après l’étude. Non loin du lycée, une animation peu
habituelle régnait dans un passage que j’empruntais d’ordinaire pour raccourcir
mon trajet. J’y avisai Bloch, à terre, subissant la hargne de deux élèves qui
étaient de ceux qui m’avaient manifesté leur morgue à maintes reprises. Mon
excellent camarade, recroquevillé, encaissait horions et coups de pieds en
silence, sans pouvoir répliquer. Sans doute pleurait-il. Mes combats contre les
cul-bénits de Saint-Jean m’avaient, par le passé, entraîné à de guerriers exercices,
et même si je répugnais à l’action violente, je devins sourd, en la
circonstance, à toutes mes convictions en la matière. Je me précipitai, saisi d’une
incompressible fureur, et fonçai tête baissée, bras et jambes pour seules armes,
mon manteau d’hiver pour toute cuirasse. Je me déchaînais, ivre de rage, assénant
mes coups de toutes mes forces en poussant des cris de bête fauve. Plus que les
blessures que je parvenais à infliger aux deux voyous, c’est la fureur qui m’animait
qui les fit détaler. Hors d’atteinte, bien mis à mal, tentant de reprendre leur
souffle, je les entendis glapir : « Le sale youpin et le plouc, on
vous retrouvera ! » Je me penchai sur mon infortuné camarade,
geignant de douleur, et l’aidai à se remettre d’aplomb. Demeuraient au sol ses
lunettes, désormais hors d’usage. Pour moi, de tout temps, des lunettes cassées
seraient le symbole de la vindicte barbare s’exerçant sur l’intelligence. Je me
fis un devoir de raccompagner chez lui le souffre-douleur de ceux que je lui
définis, encore sous le coup de ma colère, en « pauvres types ». En
boitillant, mon condisciple se répandit en remerciements émus.
—
Ce n'est pas la première fois. D’habitude, je
parviens à fuir avant qu’ils m’attrapent. Ils me coursent parfois jusque devant
chez moi. Une fois, ils ont mis un rat mort juste devant la porte. Je ne veux
pas en parler à mes parents, mais ils me mènent une vie d’enfer. J’ai bien
compris que la seule issue, c’est le travail. À chaque bon résultat, j’ai l’impression
de les narguer, de marquer un point contre eux.
—
Contre moi, tu veux dire, tentai-je pour amener
un sourire sur son visage un tantinet amoché !
—
Où as-tu appris à te battre ? Tu les as
drôlement corrigés. C’était presque comique de les voir repartir
clopin-clopant.
—
Je déteste la violence, mais j’ai appris à me
défendre quand j’étais aux Éclaireurs, dans mon village. Toi, tu as bien besoin
d’assurer tes arrières, tu fais partie d’une communauté en danger.
—
Oui, c’est notre lot depuis la nuit des temps.
Il y a bien, chez nous, quelques hommes qui savent se battre, mais c’est une
minorité. Il faudrait que nous cessions de geindre sous les affronts, que nous
apprenions à résister.
—
En effet, et ce n’est pas ta culture,
indispensable, c’est vrai, qui te servira de bouclier. Bon, chez toi, soigne
bien tout ça et remets-toi. Demain, contrôle. Demain, nous sommes à nouveau ennemis,
ajoutais-je en riant.
—
Des ennemis comme toi, j’en veux des dizaines !
Merci. Mille fois merci, ô mon sauveur ! Je n’oublierai pas.
Je le vis monter
avec difficultés les quatre marches qui le conduisaient sur le seuil d’une humble
maison à côté de laquelle celle où je vivais faisait figure de palais royal.
Moi, le plouc, j’étais devenu l’ami d’un Juif. Qui ne savait pas encore que son
"sauveur" fît partie d’une communauté tout aussi décriée. Dans ses
yeux de myope, j’avais décelé une lueur d’intégrité qui ne pouvait m’abuser. J’avais
un nouvel ami. Un vrai, sans aucune ambigüité. Mais aussi, un compagnon de luttes à venir.
À suivre
© Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022-2023
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Illustration : Éclaireurs de France
Merci Silvano pour ce beau chapitre qui touchera particulièrement comme moi tous ceux de vos lecteurs qui sont deux fois stigmatisés comme marginaux et qui revendiquent néanmoins la fierté d'appartenir à ces deux minorités.
RépondreSupprimerJ espère que cette nouvelle amitié ne se terminera pas comme dans Rachel quand du Seigneur
RépondreSupprimerOui. C'est vrai. C'est émouvant.
RépondreSupprimerTrès bel épisode. Les exclusions ne rassemblent pas toujours : il y a des gays antisémites et des Juifs homophobes, hélas. Mais ici, vos personnages semblent, pour l'instant, au moins, faire preuve d'humanité. Merci pour ces pages hebdomadaires indispensables.
RépondreSupprimerBel épisode riche en rebondissements,comme le dit si bien Léo Ferré dans "il n'y a plus rien" les microbes de la "connerie"!
RépondreSupprimerSi Pétain et toute cette sinistre clique ont disparu, la bêtise reste malheureusement toujours d'actualité!
Merci Silvano pour ce chapitre qui nous envoie à notre présent, trop souvent antisémite et homophobe, hélas !
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