lundi 23 janvier 2023

Mon amant de Saint-Jean | Épisode 60 : Plaies et bosses

(...) j’ai appris à me défendre quand j’étais aux Éclaireurs

   Il y avait dans ma classe un garçon qui excellait en français. Nous étions en cette matière deux rivaux, les yeux de l’un fixés sur les notes de l’autre. Notre concurrence était des plus loyales, cependant, pétrie d’admiration mutuelle, les progrès de l’adversaire ayant pour principale vertu d’inciter à l’effort, en aiguillon bénéfique. Pierre Bloch, malgré de précoces facultés intellectuelle, n’aurait pu, toutefois, exciter la jalousie d’Émile. L’attirance que j’éprouvais pour lui n’était que morale, car ce garçon n’avait rien qui puisse attiser la sensualité toujours exacerbée que mon partenaire savait admirablement tarir. À cela suffisaient amplement les joutes charnelles du jeudi. En Bloch se synthétisaient les conceptions que l’on pouvait avoir de l’élève idéal, un « premier de la classe » tel que véhiculé par l’imagerie populaire, ni beau ni moche, binoclard, discret, mais toujours prompt à lever le doigt à toute interrogation émise par le professeur, ce qui provoquait, sans surprise, le sourd ressentiment des cancres du dernier rang. J’avais remarqué, lors des pauses, que ce garçon évitait la promiscuité, se réfugiant sous le préau même par grand soleil, comme s’il redoutait quelque agression. Hormis l’amitié ô combien complice qui me liait à Boisselier, je n’avais guère frayé avec la gent lycéenne qui me le rendait bien. On savait mes origines rustiques, et l’on ne se privait pas de me le faire sentir. Exclu, mais plus aguerri que lui, j’avais appris à hausser les épaules quand on me décochait un sourire où perçait le mépris de ma condition. Initialement, je ne savais pas que Pierre, qui devint par la suite le plus dévoué des amis, était affligé, aux yeux de beaucoup, d'une tare de nature à le discriminer.    
   Je l’appris incidemment un soir où je regagnais la maison après l’étude. Non loin du lycée, une animation peu habituelle régnait dans un passage que j’empruntais d’ordinaire pour raccourcir mon trajet. J’y avisai Bloch, à terre, subissant la hargne de deux élèves qui étaient de ceux qui m’avaient manifesté leur morgue à maintes reprises. Mon excellent camarade, recroquevillé, encaissait horions et coups de pieds en silence, sans pouvoir répliquer. Sans doute pleurait-il. Mes combats contre les cul-bénits de Saint-Jean m’avaient, par le passé, entraîné à de guerriers exercices, et même si je répugnais à l’action violente, je devins sourd, en la circonstance, à toutes mes convictions en la matière. Je me précipitai, saisi d’une incompressible fureur, et fonçai tête baissée, bras et jambes pour seules armes, mon manteau d’hiver pour toute cuirasse. Je me déchaînais, ivre de rage, assénant mes coups de toutes mes forces en poussant des cris de bête fauve. Plus que les blessures que je parvenais à infliger aux deux voyous, c’est la fureur qui m’animait qui les fit détaler. Hors d’atteinte, bien mis à mal, tentant de reprendre leur souffle, je les entendis glapir : « Le sale youpin et le plouc, on vous retrouvera ! » Je me penchai sur mon infortuné camarade, geignant de douleur, et l’aidai à se remettre d’aplomb. Demeuraient au sol ses lunettes, désormais hors d’usage. Pour moi, de tout temps, des lunettes cassées seraient le symbole de la vindicte barbare s’exerçant sur l’intelligence. Je me fis un devoir de raccompagner chez lui le souffre-douleur de ceux que je lui définis, encore sous le coup de ma colère, en « pauvres types ». En boitillant, mon condisciple se répandit en remerciements émus.

   Ce n'est pas la première fois. D’habitude, je parviens à fuir avant qu’ils m’attrapent. Ils me coursent parfois jusque devant chez moi. Une fois, ils ont mis un rat mort juste devant la porte. Je ne veux pas en parler à mes parents, mais ils me mènent une vie d’enfer. J’ai bien compris que la seule issue, c’est le travail. À chaque bon résultat, j’ai l’impression de les narguer, de marquer un point contre eux.

   Contre moi, tu veux dire, tentai-je pour amener un sourire sur son visage un tantinet amoché !

   Où as-tu appris à te battre ? Tu les as drôlement corrigés. C’était presque comique de les voir repartir clopin-clopant.

   Je déteste la violence, mais j’ai appris à me défendre quand j’étais aux Éclaireurs, dans mon village. Toi, tu as bien besoin d’assurer tes arrières, tu fais partie d’une communauté en danger.

   Oui, c’est notre lot depuis la nuit des temps. Il y a bien, chez nous, quelques hommes qui savent se battre, mais c’est une minorité. Il faudrait que nous cessions de geindre sous les affronts, que nous apprenions à résister.

   En effet, et ce n’est pas ta culture, indispensable, c’est vrai, qui te servira de bouclier. Bon, chez toi, soigne bien tout ça et remets-toi. Demain, contrôle. Demain, nous sommes à nouveau ennemis, ajoutais-je en riant.

   Des ennemis comme toi, j’en veux des dizaines ! Merci. Mille fois merci, ô mon sauveur ! Je n’oublierai pas.

Je le vis monter avec difficultés les quatre marches qui le conduisaient sur le seuil d’une humble maison à côté de laquelle celle où je vivais faisait figure de palais royal.
Moi, le plouc, j’étais devenu l’ami d’un Juif. Qui ne savait pas encore que son "sauveur" fît partie d’une communauté tout aussi décriée. Dans ses yeux de myope, j’avais décelé une lueur d’intégrité qui ne pouvait m’abuser. J’avais un nouvel ami. Un vrai, sans aucune ambigüité. Mais aussi, un compagnon de luttes à venir.  
À suivre
©  Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022-2023
Épisodes précédents : cliquer

Illustration : Éclaireurs de France

6 commentaires:

  1. Merci Silvano pour ce beau chapitre qui touchera particulièrement comme moi tous ceux de vos lecteurs qui sont deux fois stigmatisés comme marginaux et qui revendiquent néanmoins la fierté d'appartenir à ces deux minorités.

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  2. J espère que cette nouvelle amitié ne se terminera pas comme dans Rachel quand du Seigneur

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  3. Oui. C'est vrai. C'est émouvant.

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  4. Très bel épisode. Les exclusions ne rassemblent pas toujours : il y a des gays antisémites et des Juifs homophobes, hélas. Mais ici, vos personnages semblent, pour l'instant, au moins, faire preuve d'humanité. Merci pour ces pages hebdomadaires indispensables.

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  5. Bel épisode riche en rebondissements,comme le dit si bien Léo Ferré dans "il n'y a plus rien" les microbes de la "connerie"!
    Si Pétain et toute cette sinistre clique ont disparu, la bêtise reste malheureusement toujours d'actualité!

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  6. Merci Silvano pour ce chapitre qui nous envoie à notre présent, trop souvent antisémite et homophobe, hélas !

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