(...) renoncer toujours. |
Colmar, mars 1938
« Ces deux-là, un jour, on les mariera. »
Au cours de ses vacances hivernales à Neuf-Brisach, Roland a si bien joué le
jeu, que Mathilde, plus énamourée que jamais, n’a pu entrevoir ce qu’avait d’artificielle
la fleurette que lui contait le lycéen. L’idylle entre la fille du
pasteur et le fils de l’instituteur, si normale, si convenable, si plausible, est le gage que
le Seigneur fait bien les choses, qui unira un jour, on ne saurait en douter,
ces deux beaux enfants, destinés à s’aimer depuis le berceau. Amen.
Colmar est un paradis propice à l’éclosion
d’une vocation, semble-t-il. Tous les jeudis après-midi, après avoir mis la
dernière main à ses devoirs, Siefert va regarder un film dans l’une des salles
de la ville. La passion, en germe depuis le séjour de l’équipe de Jean Renoir
dans sa cité d’origine, ne demande que ces images mouvantes, légèrement
granuleuses, ces drames, ces comédies, ces aventures en terre lointaine, pour s’en
trouver fécondée. Au Colisée, où le spectacle est permanent, il peut revoir
aussitôt le programme du jour, si l’œuvre présentée l’a exalté, bouleversé, l'a transporté au-delà du réel. Pour apercevoir Quirin, son impossible désir, qui jaillit, en uniforme prussien, à la
quarante-deuxième minute, et dont l’image s’enfuit presque aussitôt, il a vu
quatre fois La grande illusion ! Il sait à présent comment
apprécier pleinement le spectacle cinématographique, comme l’amateur d’art a
appris à savourer un tableau dans ses moindres détails. Certes, son appétence
pour ce que l’on n'appelle pas encore septième art, n’a pas déterminé, pour l’heure,
s’il tiendra une caméra, s’il dirigera les vedettes de l’écran, s’il écrira des
histoires, mais, sans la confier à quiconque, il a une vision de son destin que
rien ne saurait obscurcir.
Mais bien plus lourd à porter est son
vrai secret. Il peut seulement rêver de l’autre Roland, il doit lutter contre cette
envie de se rapprocher du jeune gars aux yeux rivés sur l’écran à trois
fauteuils d’orchestre du sien, combattre la hardiesse qui lui ferait poser sa
main gauche sur la cuisse de son voisin et plus, oh oui, beaucoup plus. Mais il faut renoncer, bien sûr, renoncer toujours.
Presque chaque nuit, la gorge nouée,
il perçoit les mouvements de Georges dans le lit voisin et ses râles
spasmodiques. Ce soir, où la lune est pleine, où, effrontée, sa lumière viole l’intimité
de leur chambre, il simule le sommeil et ose un regard vers le petit lit où s’agite
le camarade. Il n’y tient plus. Lui vient l’idée d’un stratagème. Il se
redresse, siffle entre ses dents, adopte un ton rigolard qui ne peut prêter à
équivoque : — Hé, Küss, tu ne veux pas que je t’aide, non ?
L’autre s’interrompt, et d’une voix étouffée, lui renvoie la balle habilement
lancée :
— Ah ah, salaud, je suis repéré ! Tu vas pas me balancer aux autres, dis ?
— Tu plaisantes ; tu crois que c’est mon genre ?
— Ne m’dis pas que tu l’as jamais fait. C’est un péché... mais c’est tellement bon, non ?
Écoute, fais comme moi, on le fait en même temps, en copains. J’ai un truc :
tu prends une chaussette sale et tu jutes dedans. Pas de traces.
Frénétiquement, Roland, sous le rayon de lune complice, extrait une chaussette
de la paire de Pataugas au pied du lit.
— Hé, Siefert, tu me préviens quand ça vient, hein ? Et on la boucle, bien
sûr, on sera potes.
Pas de traces.
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© Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022-2023
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