lundi 30 janvier 2023

Mon amant de Saint-Jean | Épisode 61 : Une chaussette sale

(...) renoncer toujours.

 Colmar, mars 1938

   « Ces deux-là, un jour, on les mariera. »
Au cours de ses vacances hivernales à Neuf-Brisach, Roland a si bien joué le jeu, que Mathilde, plus énamourée que jamais, n’a pu entrevoir ce qu’avait d’artificielle la fleurette que lui contait le lycéen. L’idylle entre la fille du pasteur et le fils de l’instituteur, si normale, si convenable, si plausible, est le gage que le Seigneur fait bien les choses, qui unira un jour, on ne saurait en douter, ces deux beaux enfants, destinés à s’aimer depuis le berceau. Amen.
   Colmar est un paradis propice à l’éclosion d’une vocation, semble-t-il. Tous les jeudis après-midi, après avoir mis la dernière main à ses devoirs, Siefert va regarder un film dans l’une des salles de la ville. La passion, en germe depuis le séjour de l’équipe de Jean Renoir dans sa cité d’origine, ne demande que ces images mouvantes, légèrement granuleuses, ces drames, ces comédies, ces aventures en terre lointaine, pour s’en trouver fécondée. Au Colisée, où le spectacle est permanent, il peut revoir aussitôt le programme du jour, si l’œuvre présentée l’a exalté, bouleversé, l'a transporté au-delà du réel. Pour apercevoir Quirin, son impossible désir, qui jaillit, en uniforme prussien, à la quarante-deuxième minute, et dont l’image s’enfuit presque aussitôt, il a vu quatre fois La grande illusion ! Il sait à présent comment apprécier pleinement le spectacle cinématographique, comme l’amateur d’art a appris à savourer un tableau dans ses moindres détails. Certes, son appétence pour ce que l’on n'appelle pas encore septième art, n’a pas déterminé, pour l’heure, s’il tiendra une caméra, s’il dirigera les vedettes de l’écran, s’il écrira des histoires, mais, sans la confier à quiconque, il a une vision de son destin que rien ne saurait obscurcir.
   Mais bien plus lourd à porter est son vrai secret. Il peut seulement rêver de l’autre Roland, il doit lutter contre cette envie de se rapprocher du jeune gars aux yeux rivés sur l’écran à trois fauteuils d’orchestre du sien, combattre la hardiesse qui lui ferait poser sa main gauche sur la cuisse de son voisin et plus, oh oui, beaucoup plus. Mais il faut renoncer, bien sûr, renoncer toujours.
   Presque chaque nuit, la gorge nouée, il perçoit les mouvements de Georges dans le lit voisin et ses râles spasmodiques. Ce soir, où la lune est pleine, où, effrontée, sa lumière viole l’intimité de leur chambre, il simule le sommeil et ose un regard vers le petit lit où s’agite le camarade. Il n’y tient plus. Lui vient l’idée d’un stratagème. Il se redresse, siffle entre ses dents, adopte un ton rigolard qui ne peut prêter à équivoque : — Hé, Küss, tu ne veux pas que je t’aide, non ?
L’autre s’interrompt, et d’une voix étouffée, lui renvoie la balle habilement lancée :
— Ah ah, salaud, je suis repéré ! Tu vas pas me balancer aux autres, dis ?  
— Tu plaisantes ; tu crois que c’est mon genre ?
— Ne m’dis pas que tu l’as jamais fait. C’est un péché... mais c’est tellement bon, non ? Écoute, fais comme moi, on le fait en même temps, en copains. J’ai un truc : tu prends une chaussette sale et tu jutes dedans. Pas de traces.
Frénétiquement, Roland, sous le rayon de lune complice, extrait une chaussette de la paire de Pataugas au pied du lit.
— Hé, Siefert, tu me préviens quand ça vient, hein ? Et on la boucle, bien sûr, on sera potes.
Pas de traces.
À suivre
©  Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022-2023
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Ah ah, salaud, je suis repéré ! 
Illustrations
1- L'acteur Max Riemelt dans Napola de Dennis Gansel (All. 2004)
2- Archives Gay Cultes (source indéterminée)

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