(...) l’appétit sexuel que j’avais d’Émile Boisselier... |
S’il est des hommes sans qualités, André Foulques n’en
était pas dépourvu. Loin de là : pendant ces années où j’eus à le côtoyer,
je ne lui trouvai guère de défauts. Encore fallait-il que je pousse à l’extrême
l’analyse de son caractère pour en déceler. Je conservais encore des naïvetés d’enfant
nourries d’idée préconçues. Par exemple, il me paraissait évident que les yeux
bleus étaient l’apanage des blondes populations nordiques. Aussi fus-je
intrigué lors de notre première rencontre par cet avantage qu’avait accordé la
nature au brun compagnon de Marcel. Quand, à l’heure de nos goûters, la
conversation prenait un tour passionné, le regard de l’artiste prenait des
teintes changeantes selon l’humeur du moment : azur, lavande, ciel,
marine, persan, outremer, turquoise, jusqu’à l’indigo. Plus qu’à mon imagination
(prompte à s’enflammer, il est vrai), on devait, plus prosaïquement, cet
étonnant camaïeu à la variation de la luminosité de ces fins d’après-midi. J’arrivais
au Colombier bien en avance, guettant de la rotonde la venue de mes deux amis. Venant
du théâtre voisin, Foulques était toujours le premier. De mon poste d’observation, je
pouvais m’émerveiller de sa démarche souple et mesurée. Quand il se mouvait, en
tous lieux, c’était un gentil félin ; pas un tigre, mais un chat, aussi
doux que Figaro, le véritable maître de la maison de mon oncle. Il était, comme
l’animal, maître du temps. Jamais d’injonction, mais toujours, nous le suivions.
Et toujours, nous nous rangions à ses décisions, car toujours il faisait le
meilleur choix. Pour nous. Parce qu'il était prévenant, attentif, aimant. Plus tard,
il fut un meneur d’hommes respecté, adulé. De sa vie avant nous, on ne connaissait
que peu de choses. Il évoquait avec passion ses études aux beaux-arts, mais
nous ne savions rien de son enfance, de ses origines. Nous ne savions rien de
ses parents. Tacitement, nous étions d’accord pour ne jamais aborder le sujet. Nous
le laissions libre de cultiver ou de laisser en friches son jardin secret. Un
jour, pourtant, croisant à Laissac un brave type un peu bourru venu des
campagnes environnantes, il lâcha : « Ça alors, on dirait le père
Foulques ! ». Et l’on vit les plus beaux yeux de mon monde s’embuer. Comme
le but de ces pages est de me livrer à confessions, je sais que j’ai aimé
André. Je pense même que je l’ai désiré et que seule mon affection pour son alter
ego a retenu l’expression de l’attraction qu’il exerçait sur moi. J’étais en
outre suffisamment partagé entre l’amour que j’éprouvais sans qu’il fléchisse pour Jules et l’appétit sexuel que j’avais d’Émile Boisselier pour ne
pas m’infliger d’autres tourments. Je devais par la suite m’en féliciter :
mon amitié amoureuse confinerait au sublime sans qu’il soit besoin de l’écorner.
Apprenant peu à peu à modérer mes pulsions, je devenais un homme. Et, surtout,
je conservais pour l’éternité deux précieux amis. André s’investissait
davantage, de jour en jour, dans ses responsabilités au sein du Parti. Contrairement
à certains de ses camarades, que nous avions eu à rencontrer lors de réunions
publiques plutôt houleuses, il n’était pas atteint du syndrome de la « foi
du charbonnier » et pouvait contester certaines décisions venues d’en
haut. Ses mœurs, son « vice bourgeois », tel qu’il était désigné par
les instances, le gardaient d’avancer avec des œillères. Marcel pouvait ricaner :
« Chez nous, on est plus tolérants. » La remarque recueillait son
approbation, mais ne le faisait pas douter de son engagement. Le sujet devenait
subalterne : c’est l’humanité tout entière qu’il fallait changer.
© Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022
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