Le journal quotidien - non hétérophobe - de
Silvano Mangana (nom de plume Louis Arjaillès). Maison de confiance depuis 2007.

"La gravité est le plaisir des sots"
(Alexandre Vialatte)


lundi 7 mars 2022

"Mon amant de Saint-Jean" | Chapitre II | Episode 1 : Roland

Pas aussi beau, cependant, que Roland Quirin...

Résumé

Nous avons vu naître l'amour de deux adolescents dans un village de la France profonde de l'été 1937, relation dangereuse s'il en est, soigneusement dissimulée en ces terres hostiles. Les deux garçons ont trouvé néanmoins trois personnes bienveillantes pour les protéger : Jacob, un vieil excentrique, Clément, un garçon rejeté par ses congénères en raison d'une affection de la peau et Solange Gleizes une quasi-clocharde au passé douloureux. Les deux amants ont échafaudé des projets pour s'éloigner dès que possible de Saint-Jean. Claude, le narrateur, désire ardemment poursuivre ses études dans une grande ville et veut que Jeannot, l'Ami, l'accompagne sur la voie qu'il désire suivre.
Nous les retrouverons plus tard.

Neuf-Brisach, Alsace, janvier 1937

   Surexcité, Roland Sieffert, manquant de se ramasser sur le sol gelé, a couru comme un dératé jusqu’à la maison familiale. Qui sont ces gens bizarres qui ont pris place chez Keller et se sont offert une collation digne de Rabelais ? Que font ces camions sur la Place d’Armes ? À quoi doit-on ce remue-ménage qui bouscule le quotidien paisible de Neuf-Brisach en ce glacial après-midi de janvier ?  Qui sont ces hommes en blouses grises qui vont, viennent et gesticulent, discutent en des termes que l’on ne comprend pas, « projos », « microphones », « cadre », « panoramique », « traveling », « maquillage » « clap » « prise » « rushes » ?

 L’adolescent a prêté une oreille incrédule à ce jargon, désorienté par cette soudaine animation : savoir de quoi il s’agit ; Père saura, c’est sûr !
Il gravit à perdre haleine l’escalier de pierre jusqu’à l’entrée de la maison où l’instituteur, à cette heure, corrige les copies de ses élèves.
— Père, as-tu vu cette armée d’étrangers sur la place, tu es au courant, père ? Qui sont-ils ? Et ces gros camions ? Et ces hommes en uniformes de la guerre ?
Roger Sieffert a ôté ses lunettes de vue, levé la tête de ses cahiers, posé le stylo à plume trempé dans l’encre rouge et regardé son cadet avec bienveillance.
— C’est affiché à la Mairie, mon petit. Tu le saurais si tu ne passais ton temps à courir par monts et par vaux : ce sont les gens du cinématographe qui tournent un film qui se déroule pendant la guerre. Les personnes que tu as vues chez Keller sont des techniciens et des acteurs, tout bêtement.
« Tout bêtement, dis-tu ? », s’enfièvre Roland dont les pensées s’entrechoquent : le cinéma, c’est de la magie, c’est toute sa vie !
— Laisse-moi reprendre mon travail, maintenant et sois à l’heure pour le souper, qu’on ne soit pas obligé d’envoyer Nicolas à ta recherche.
Roland ne se fait pas prier ; monté sur roulements à billes, il trace sa route au mépris du verglas jusqu’au café Keller où trois camarades tout aussi excités que lui l’ont devancé. Bruno Walter, « Bruno je-sais-tout », son rival à l’école communale où ils se disputent les félicitations du tableau d’honneur, écrase son nez sur la vitre, empêchant son rival de voir ce qui se passe dans le local enfumé d’où parvient un brouhaha inhabituel.
Les joueurs de tarot ont fait place à de faux officiers qui conversent, lèvent leurs pintes de Mützig, se congratulent de viriles bourrades, trinquent à qui mieux mieux à grands renforts de chopes que le vieux Keller, débordé, renouvelle à une fréquence sidérante.
Derrière les gamins, une petite foule de villageois se presse, joue des coudes, élague la petite forêt de mômes qui se retrouve maintenant derrière les vieux.
La place n’est pas si mauvaise qui leur permet de voir arriver, descendant d’une voiture noire, deux personnages qui leur arrachent des cris de joie, Sieffert manquant de s’étouffer :

 — Merde, les gars, regardez, truc, là, son nom, déjà, le Jeannot de La belle équipe, et Fresnay, tu sais, Marius ? Pincez-moi !

Les deux hommes, en effet, se fraient un chemin jusqu’au café. Non, Roland n’a pas la berlue : Pierre Fresnay l’a frôlé sans un regard, suivi de Jean Gabin, la nouvelle vedette du cinéma, le beau gosse qui fait se pâmer les spectatrices du Rex de Sélestat ou du Colisée de Colmar qui nécessitent, pour s’y rendre, de monter une véritable expédition avec les familles à l’expresse condition que le maître ait approuvé le choix du film après avoir consulté les documents envoyés périodiquement par le Consistoire.
Gabin ! « Il est beau » a pensé le jeune Sieffert admirant les cheveux blonds, la carrure, la gueule d’amour, la prestance de l’acteur de trente-trois ans. Pas aussi beau, cependant, que Roland Quirin, presque un homme maintenant, au même prénom de héros que lui, qui a obtenu cette année son baccalauréat ; Quirin, un Chrétien modèle doté d’une intelligence hors du commun et d’un physique à faire battre le cœur d’un garçon de seize ans qui ne se connaît pas encore.
Arrive ensuite un gros monsieur accompagné d’un homme d’allure prussienne que Paul Meyer reconnaît pour l’avoir vu dans un film d’espionnage :
— Méfiez-vous, les gars, celui-là, il est mauvais comme la peste, prévient-il, faisant planer des ondes diaboliques sur l’assemblée des gosses qui s’écartent, formant une involontaire haie d’honneur qui amuse les deux hommes.
— Quel accueil, patron, s’exclame Eric von Stroheim !
L’Autrichien, ô combien plus affable qu’à l’écran, pince la joue d’un marmot qui se liquéfie – l’ogre ne me mange donc pas tout cru ? – lui offre un sourire et un regard d’une tendresse infinie.
Il ne manquait plus que lui : Roland Quirin vient d’arriver sur la place, salue le fils du Pasteur qui le détaille d’un regard avide.

– Ah, Sieffert, quel barouf, hein ! Ils tournent là-haut dans la forteresse et des extérieurs dans la vallée. Dimanche, je vais faire l’acteur, figure-toi. Je vais être payé pour faire de la figuration dans un uniforme de soldat allemand.
Il est taillé pour ça, Quirin. De haute stature, bien charpenté, le cheveu blond qui ondule ou se rebelle au gré des vents, les yeux bleus, les joues rebondies cramoisies sous les morsures du froid, il n’a rien à envier aux natifs d’outre-Rhin, la différence étant ce caractère affable qui le distingue de ces jeunes voisins que l’on peut apercevoir depuis les rives du fleuve se prêtant à des exercices plus guerriers que sportifs. Quand Sieffert était enfant, il sympathisait avec les gamins de l’autre côté qui lui adressaient des signes d’amitié. Depuis que le nouveau régime s’est installé, l’ambiance est bien différente, au point que l’été dernier, un gamin d’une douzaine d’années muni d’un porte-voix l’a apostrophé farouchement dans un français rugueux :


— Hé, là-bas, on se retrouve bientôt ; chez vous, c’est chez nous aussi ! Auf wiedersehen !
Il a senti son échine frémir et le sang affluer à ses tempes. Qui a ensorcelé les anges ?


(À suivre) 
©  Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022
Illustrations
En-tête : X
Ci-dessous : 1 Jeunesse hitlérienne en Alsace (Rep. Georges Jung) / 2 Neuf-Brisach vue aérienne

Qui a ensorcelé les anges ?

Neuf-Brisach (68) entourée par les fortifications de Vauban

7 commentaires:

Pippo a dit…

Comme Neuf-Brisach ressemble à ces petites villes de l'Entre-Sambre-et-Meuse, construites par des ingénieurs militaires et articulées autour d'une Place-d'Armes, telle Philippeville! Et, puisque les aventures de Roland Sieffert se déroulent non loin de mon beau pays, je suis heureux de lire un belgicisme "Sois à l’heure pour le souper", le souper désignant le repas du soir.
J'ai toutefois hâte de retrouver la Provence, si bien décrite sous votre plume, cher Silvano.
(En écoutant la Passacaille et Fugue en ut mineur, de saint Sébastien Bach, jouée aux orgues de Saint-Maximin-la-Sainte-Baume, par un Alsacien, feu André Stricker.)

uvdp a dit…

Nous sommes tous KO , abasourdis , ébahis par ce changement de cap , incapables du moindre commentaire .

Antoine a dit…

Changement de lieu, nouveau personnage, crucial sans doute et belle référence à un film mythique. Vous m'épatez, bravo !

Antoine a dit…

D'autre part, j'apprécie le choix du présent de narration dans ce nouveau chapitre. Est-ce un procédé pour distinguer les 2 histoires dans l'histoire ?

Silvano a dit…

pippo : ma grand-mère employait le terme "souper" pour ce que nous appelons à présent "dîner".
uvdp : je vous en prie, remettez-vous !
Antoine 1 : n'en jetez plus !
Antoine 2 : oui, bien perçu !

uvdp a dit…

Pippo , vous êtes Belge , mais c'est génial ! Gay Cultes est donc lu du sud au nord de l’Europe .
Sachez que :
- c'est Vauban qui sous Louis XIV nous a construit ces belles forteresses
- il n'y a que les parisiens qui disent "dîner" à la place de "souper" , ou ceux qui les imitent
- Saint Jean du Bruel ( département de l’Aveyron ) n'est pas en Provence mais dans l'ancienne province du Rouergue : https://fr.wikipedia.org/wiki/Rouergue
Signé : le professeur de service

Anonyme a dit…

La photo de Neuf-Brisach me permet de remarquer que, Le Corbusier; Paix à son âme, n'a rien inventé quand in a créer la ville de Chandīgarh !
Demian