Le journal quotidien - non hétérophobe - de
Silvano Mangana (nom de plume Louis Arjaillès). Maison de confiance depuis 2007.

"La gravité est le plaisir des sots"
(Alexandre Vialatte)


lundi 22 novembre 2021

"Mon amant de Saint Jean" | Épisode 3 : Monsieur Jacob (suivi de l'avant-propos, car mieux vaut tard...)

Un divertissement pyrotechnique tiré depuis le Pont Vieux
Résumé : juin 1937. À Saint-Jean du Bruel, village de l'Aveyron, deux adolescents, Claude Bertrand, le narrateur et son ami d'enfance Jean Goupil, se sont embrassés avec passion lors d'une randonnée avec les Éclaireurs de France. Tous deux enfants de "rouges" dans la France du Front Populaire, ils voient naître une passion dont ils ne mesurent pas encore le caractère "illicite".



Il y avait à Saint-Jean un vieil homme dont les commères disaient qu’il était « un peu drôle ». Monsieur Jacob habitait sur les hauteurs, aux Aspres, près des ruines du château et menait une vie que tous, au village, trouvaient singulière, nimbée d’un mystère qui donnait cours à toutes les supputations. Ce « type » - tel que mon père le désignait – ne se mêlait jamais à la population, ne jouait jamais à la pétanque sur le cours, n’allait ni à la messe ni au culte, ne s’attablait jamais chez Pichon, au café de la place. Un estranger en somme.
Le nouveau préfet, M. Jean Moulin (...) accueilli en grandes pompes...

Cette année-là, les festivités de la Saint-Jean avaient brillé d’un éclat particulier. Le nouveau préfet, Monsieur Jean Moulin, avait fait le déplacement depuis Rodez, accueilli en grandes pompes par René Viguier, notre Maire, pour assister au feu traditionnel suivi d’un divertissement pyrotechnique tiré depuis le Pont Vieux. Le vieil homme ne s’était pas mêlé à la fête, que l’on aurait pu voir scrutant les réjouissances à la jumelle depuis son promontoire des Aspres. Au dernier printemps étaient arrivés chez lui deux jeunes de Montpellier. « Trop beaux », avait décrété la mère Gleizes, notre voisine, et je n’avais pas compris comment l’on pouvait être « trop » beau. Tous les matins, on voyait cet étrange trio descendre à bicyclette jusqu’au village : les deux jeunes hommes trop beaux et le vieux, que transfigurait un sourire qu’on ne lui avait jamais connu auparavant. Ils s’arrêtaient à la boulangerie et partaient sillonner les environs dont ils ne revenaient qu’à la tombée de la nuit. Au crépuscule d’une des premières journées d’un été qui s’annonçait caniculaire, je montai jusqu’aux Aspres, où j’avais pour habitude d’attendre le père Delmas qui rentrait avec le troupeau. Le berger m’avait promis qu’un jour prochain, je pourrais l’accompagner aux pâturages : je devrais me lever tôt, demander à Louise, mère attentive et dévouée, de préparer une musette pour le casse-croûte de midi et le goûter de quatre heures. Une aventure, en somme, qui valait même que je me sépare exceptionnellement de Jeannot – « mais oui, tu peux, ça te fait tellement plaisir, mon camarade ! ». 
L’extraordinaire survint alors qu’attendant le berger, je laissais errer mon regard vers la maisonnette du vieux Jacob. 

(À suivre)
(c) Louis Arjaillès - Gay Cultes 2021

Iconographie :
1 Le Pont Vieux, St Jean du Bruel (X)
2
(C)
Musée de la Libération, Paris

L'avant-propos

Je ferai précéder le récit de cet "avant-propos" venu à moi une nuit d'insomnie.
Je rappelle que tous les textes seront remaniés avant publication, mais nous avons bien le temps :

 Le 12 juin 2013 mourait mon grand-oncle, Claude Bertrand. Il avait quatre-vingt douze ans. Ma grand-mère maternelle, Gabrielle Arjaillès-Rochs, a dit que l’Oncle était mort dans son lit, "de sa belle mort", enfin paisible. Claude eut tout juste le bonheur de voir inscrit dans la loi l’accès au mariage pour les Français de même sexe. Peu de temps auparavant et sans doute parce que nous partagions une commune orientation, il m’avait confié un volumineux ouvrage dactylographié. Conformément à son souhait, je n’ai entrepris la lecture de son manuscrit qu’après son décès. « C’est ma petite histoire dans la grande Histoire » m'avait-il ditVivre son homosexualité de l’adolescence à l’âge adulte tout d’abord dans un village de la France la plus profonde, puis dans la tourmente qui s’abattit sur le monde à l’âge où l’on acquiert la maturité, ne fut pas un chemin semé de roses. À la fin de la période sombre, quand la France fêtait sa libération, malgré l’insistance de ses compagnons et les sollicitations des officiels, l’Oncle a mis beaucoup d’opiniâtreté à fuir honneurs et médailles. Un chagrin infini l’accompagna jusqu’à sa disparition : j'en découvris la cause dans le récit dont je suis aujourd’hui dépositaire. Quand il évoqua son ouvrage – ce fut lors d’une unique conversation – , il me dit de faire ce que j’en voudrais après sa mort, car il avait laissé en sommeil ses souvenirs qu’il n’avait jamais songé à divulguer à un public potentiel.  Je me sentis dès lors investi d’une mission : faire publier cette histoire, ne serait-ce que pour laisser une trace d’une destinée peu commune à l’intention d’une jeunesse qui, malgré d’indéniables avancées, subit encore, çà et là, dans la France du vingt et unième siècle et plus encore dans les régions du monde où sévit l’obscurantisme, la haine de la différence. Avant de laisser son roman voyager dans les âmes et les consciences, je l’ai relu une dernière fois et j’ai entendu sa voix. Je lui laisse la parole avec émotion et reconnaissance.   

L/S

15 commentaires:

uvdp a dit…

Si j'en crois Wikipedia , Jean Moulin a été préfet de l'Aveyron :
- du 28 janvier 1937 au 12 juin 1937
- et du 1er juin 1938 au 21 février 1939
La fête de la St Jean étant fixée traditionnellement au 24 juin , Jean Moulin n'a pu venir à Saint-Jean du Bruel pour la St Jean qu'en 1938 .
Or le récit se déroule en 1937 ...

Christian a dit…

C'est bien Silvano d'écrire cet avant propos qui permet de situer les personnages, j'aime déjà le personnage de Claude (il a l'âge de mon père), il va être fier de vous.
Demian

Henri a dit…

Quel bel hommage! Je suis touché. Une raison de plus d'attendre avec impatience les lundis à venir.

Ludovic a dit…

Au dix-neuvième siècle, les grandes oeuvres littéraires étaient d'abord publiées en feuilleton dans les journaux. Aujourd'hui aux USA les futurs grands romans sont repérés par les éditeurs sur internet après avoir été publiés sur des sites ou des blogs privés. Silvano-Louis est-il en train d'innover en France ? Ce ne serait pas la première fois qu'il bouscule les traditions et ce serait plus que mérité en ce qui concerne cette entreprise littéraire. Réjouissons-nous d'être les premiers à découvrir un futur grand livre, peut-être un prix littéraire qui en éclipserait bien d'autres..

Silvano a dit…

Ludovic, vous êtes trop flatteur.
C'est effectivement le mode de transmission des œuvres au XIXe siècle qui a inspiré ma démarche.

Silvano a dit…

uvdp : Je le savais, voyez-vous ! Mais c'est un roman, pas une œuvre d'historien. J'espère que vous ne m'intenterez pas un procès (d'intention) pour m'être permis de prendre quelques libertés. Vous êtes un tantinet chipoteur : vous arrive-t-il d'être indulgent (on se croirait sur les "réseaux sociaux") ?

Alex Cendre a dit…

Jean Moulin était en vacances à l'hôtel Papillon de St Jean du Bruel du 15 juin au 4 juillet à midi et demie, c'est la vérité historique.
:)

Silvano a dit…

@Alex Cendre : vous êtes grand !

uvdp a dit…

J'aime bien que la vérité historique soit respectée , même dans un roman . Si je comprends bien , "Mon amant de St Jean" sera à la vérité historique , ce qu'est "La recherche du temps perdu" à la vie de Proust , "La comédie humaine" ` à son époque ...

Silvano a dit…

Elle le sera, puisque Alex Cendre nous donne une information de la plus haute importance... Historique.

Anonyme a dit…

C'est très prometteur, cher Silvano.
J'entre doucement dans l'histoire, confiante et attentive.
Votre écriture semble "respirer plus amplement", je ne sais comment l'exprimer autrement. C'est une belle sensation qui me donne très envie de lire la suite.
Marie

minidok a dit…

Merci pour la mise en contexte. Cela assoit l'édifice...

Ciel ! Pratiquerait-on le naturisme dans les ruines ? Il est vrai que des jeunes hommes "trop beaux" sont faits pour prendre la pause... et si ce n'est un livre à la main, ou assis devant un piano, ce sera une fleur des champs entre les lèvres... sans doute. Je rêve sans doute un peu trop de la suite, déjà.

Merci encore pour ce beau jet de plume.
Dominique

Silvano a dit…

Merci, merci, merci à tous ici et par vos courriels : vous me galvanisez !
Marie, depuis "Victor", votre bienveillance me fait chaud au cœur en ces premières froidures.

Antoine a dit…

À quoi bon ergoter, pour reprendre le terme de René qui commente un autre billet ?
De plus, Wikipédia n'est pas la bible : ce sont des contributeurs qui en amendent les notices et font disparaître les inexactitudes. Cela dit, pris par ce roman découpé en tranches savoureuses, je me contrefous des dates. Surtout qu'ici, ça reste plausible.

Anonyme a dit…

Merci Silvano pour ce rdv littéraire , captivant. Je suis embarqué par le récit , c'est une fiction .A quoi bon chipoter , le plaisir pour le lecteur que je suis est réel.

Serge