Le journal quotidien - non hétérophobe - de
Silvano Mangana (nom de plume Louis Arjaillès). Maison de confiance depuis 2007.

"La gravité est le plaisir des sots"
(Alexandre Vialatte)


lundi 28 février 2022

"Mon amant de Saint-Jean" | Episode 17 : Si le grain...

Résumé :
Lors de l'été de 1937 à Saint-Jean, village de l'Aveyron, Claude (le narrateur) et Jean, deux adolescents de quinze ans, ont vu leur amitié évoluer vers une liaison amoureuse qu'ils doivent impérativement dissimuler. Ils ont la chance de bénéficier de la complicité de Jacob, un vieil excentrique dont la maison isolée leur permet d'accomplir leurs amours interdites. Leur relation a été découverte par les deux exclus de la bourgade, le jeune Clément Chaumard, ostracisé à cause d'une maladie de peau et Solange Gleizes, une pocharde au passé obscur, dont seul le lecteur sait qu'elle est une fille-mère qui fut contrainte d'abandonner son nourrisson.
Pour l'heure, "la Gleizes" et le garçon "à la peau de serpent" couvrent la liaison des deux principaux protagonistes avec cette connivence qui unit les "parias" de toute nature.
Les deux jeunes amants ont échafaudé des projets pour quitter la région à l'orée de l'âge adulte pour suivre des études supérieures. Il leur faudra pour cela obtenir l'assentiment de leurs pères respectifs. 

 Malgré son caractère bourru, mon père, qui n’avait pas d'instruction, – il savait tout juste lire et écrire – se penchait parfois sur moi quand je faisais mes devoirs sur la table de la cuisine et m’encourageait : « Tu as raison Claude, continue, si tu ne veux pas trimer aux champs par tous les temps douze heures par jour. Tu pourras être dans l’administration et je serai fier de toi. » Ma mère me prédisait un destin encore plus prestigieux : conseiller général comme son oncle Octave Clément, celui dont le portrait en buste vous toisait, impérial, dans la chambre des parents. Mon ambition était tout autre, qui me projetait vers un brillant avenir de journaliste et d’écrivain, car ma conscience politique n’en était qu’à ses prémisses et la perspective de devenir un gratte-papier me faisait horreur. La lecture des livres que me prêtait Jacob, livres que je cachais avec la plus infinie prudence pour éviter des questions sur leur provenance, m’avait conforté dans ma passion pour la littérature et je m’imprégnais avec gloutonnerie des écrits des grands auteurs classiques, mais aussi d’autres, plus récents et quelque peu subversifs où les amours interdites étaient narrées sans équivoque. De ceux-ci, j’avais lu en peu de temps aux "amandiers" – même bien caché, je ne pouvais prendre le risque de l’apporter chez moi – Si le grain ne meurt d’André Gide dont la teneur m’avait enfiévré et bouleversé à la fois. Même si je ne comprenais pas l’attrait exercé sur l’écrivain par des minots de l’âge de mon petit cousin Jérôme, je n’en admirais pas moins l’audace d’un écrivain contemporain digne de figurer dans mon Panthéon. 
  J’étais heureux malgré tout d’avoir des parents aimants et doutais que ceux de Jean soient aussi bienveillants avec un fils qui avait la mauvaise habitude de se montrer arrogant plus souvent qu’à son tour ou de « répondre » quand il se sentait victime de l’une de ces injustices qui le rendait fou de rage, comme le soir ou, un pneu de sa bicyclette ayant crevé, il ne réintégra le domicile familial qu’après le sacro-saint souper et subit une colère noire du paternel qui lui administra une gifle mémorable, acte avilissant qu’il m’avait relaté le lendemain, des sanglots entrecoupant son récit. Le père Goupil avait acquis une belle réputation dans tout le pays. Son savoir-faire, sa précision, son ardeur à l’ouvrage – il lui arrivait de veiller la nuit pour terminer une commande – et la qualité artistique de son travail lui valaient l’afflux d’une clientèle des plus variées : il pouvait œuvrer pour outiller les agriculteurs ou façonner du mobilier pour la commune et les particuliers, les seules offres qu’il refusait étant celles des paroisses, en bon "coco" pourfendeur de calotins qu’il était. Le curé de Saint-Jean avait dû faire appel à un artisan de Millau pour rafistoler la chaire de l'église qui menaçait de s’écrouler sur les fidèles. 
Ces hommes rudes qui consacraient la majeure partie de leur temps au labeur laissaient à leurs femmes le soin de veiller à l’éducation de leur progéniture. À la faveur du "front popu" qui les avaient rapprochés, les deux paternels voyaient d’un bon œil l’amitié de leurs deux garçons, dont ils étaient à cent lieues d’imaginer ce qui la faisait singulière.
Nous maîtrisions à présent l’art de la dissimulation, usant de ruses de peaux-rouges pour abriter une liaison que plus d’un aurait estimée coupable.
Notre détermination à poursuivre de concert et hors de portée du regard de nos ascendants notre parcours scolaire allait cependant se heurter à un obstacle que l’insouciance de l’adolescence ne nous avait pas permis de prévoir.
(À suivre) 
©  Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022

Illustration : Photo Werner Bischof


6 commentaires:

uvdp a dit…

1/ "qui LE fou de rage" , le "LE" , n'est il pas de trop ?
2/ Encore un obstacle ! Je parie que l'un va continuer ses études dans une ville et l'autre dans une autre .

Silvano a dit…

uvdp : le "le" n'est pas de trop ; par contre, il manquait le verbe, merci.
Ne prenez pas de pari, j'écris au jour le jour.

Ludovic a dit…

Je suppose qu'il s'agit d'un oubli "le rendaient fou". A ce propos je suppose que ce garçon était un précurseur des futurs "fouloulous" qui nous sont tous chers comme le dernier en date qui fait dire foulala à Silvano.

Silvano a dit…

Ludovic : j'avais corrigé avant même de lire votre commentaire.
Merci de votre bienveillante attention.

Antoine a dit…

Encore une bien belle page.
Je ne me permettrais pas d'augurer de la suite, car je sais votre propension à nous surprendre.

Silvano a dit…

@Antoine : vous ne croyez pas si bien dire, car je me surprends moi-même et la prochaine livraison va corroborer.