Le journal quotidien - non hétérophobe - de
Silvano Mangana (nom de plume Louis Arjaillès). Maison de confiance depuis 2007.

"La gravité est le plaisir des sots"
(Alexandre Vialatte)


lundi 11 juillet 2022

Mon amant de Saint-Jean | Chapitre II | Épisode 18 : Dominus, domine, dominum et cætera

(...) l’image du garçon magnifique m’avait happé...
Résumé

Septembre 1937
Le récit a tout d'abord mené le lecteur d'un village de l'Aveyron à Neuf-Brisach, Alsace, pour se dérouler à présent dans la Préfecture de l'Hérault.
Pendant qu'à Saint-Jean, Jean Goupil, inconsolable, pleure le départ de son jeune amant, Claude, le narrateur, découvre à Montpellier, où il va entreprendre de longues études, les joies et les contraintes de la vie citadine. Accueilli avec bonté dans la famille d'Octave Rochs, son grand-oncle, il peut compter sur l'amicale complicité de Marcel et d'André, deux jeunes hommes qui ont en commun avec lui ce qui le différencie de la majorité de ses contemporains, une attirance qui ne se maîtrise pas pour les personnes de son sexe. Les trois garçons apportent également leur soutien au gouvernement du Front Populaire. Leur adhésion de principe à tel ou tel parti de la coalition de gauche entraînant de vifs échanges de point de vue.

   Marcel s’investissait pleinement dans son rôle de mentor. Chaque matin, il venait chez mon grand-oncle pour m’aider à parfaire mon apprentissage du latin, matière obligatoire au lycée, dont Monsieur Benoît, l’instituteur de Saint-Jean, m’avait inculqué les rudiments. Sous l’aimable férule du potard, l’exercice devenait un jeu ponctué de boutades, jamais désobligeantes, quand il me voyait embourbé dans mes traductions du classique De viris illustribus, considéré alors, et pour longtemps, comme l’ouvrage de référence indispensable aux futurs bacheliers. Grâce à ses qualités de pédagogue exigeant et indulgent à la fois, Cicéron et Tite-Live me devinrent familiers et mon camarade s’autorisa quelques détours par Suétone, cette « commère », disait-il, qui avait dénoncé les turpitudes des douze César, dont certains avaient avec nous quelques affinités. J’appris ainsi que l’auteur de cet ouvrage sulfureux fut le secrétaire d’Hadrien, l’empereur dont le cœur se consuma pour l’éphèbe Antinoüs. Comme je parcourais un jour l’un des beaux livres d’Étienne, l’image du garçon magnifique m’avait happé, nourrissant mes fantasmes au point qu’un après-midi d’intimité, je m’étais échiné à donner à la chevelure de Jeannot les indociles ondulations qui couronnaient le beau visage de marbre. Je suis encore persuadé aujourd’hui que, fasciné par la photographie de ce buste marmoréen, j’ai vu les boucles de soie frissonner sous l’emprise de je ne sais quel zéphyr en fin de course, essoufflé d’avoir parcouru jusqu’à moi le chemin de l’Histoire. Mon jeune maître s’amusait de mes juvéniles exaltations. Il savait l’impétuosité de mes sens toujours exacerbés. Il proclamait, sans plus jamais me choquer depuis que je l’avais cerné et apprécié, que je bandais vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour un oui pour un non. Il n'avait pas tort : je bandais pour le souvenir toujours vivace de mon amour, pour l’image pétrifiée de l’amant d’Hadrien, et, bien malgré moi, pour le regard bleu et profond d’André, que je m’efforçais de fuir, presque épouvanté, parce que leur amour incitait au respect et que je les aimais tous deux, qui me choyaient comme un petit frère, des amis pour la vie désormais, complices de mes embrasements de jeune homme qui découvrait la vie. J’avais eu le privilège d’être accueilli dans leur refuge, le saint des saints où ils célébraient leur amour. Si mes pensées pour Jean ne m’avaient en permanence accompagné, j’aurais succombé à une possible invitation à partager leurs étreintes. Car, comme moi, ils n’étaient pas de bois et je savais l’attrait que je pouvais exercer : j’avais surpris lors de nos promenades en ville des regards de messieurs avides de chair fraîche et je concevais que je pouvais susciter le désir. Si j’en étais flatté, je n’en tirais nulle vanité. Il en eût été tout autrement avec mes deux camarades, mais j'étais résolu à lutter contre ce qu'il y avait d'immoral en moi. Si, d’aventure, j’avais laissé mon plus bas instinct prendre l’avantage, j’aurais eu à me mortifier de l’inconcevable trahison. Dans le secret de ma chambre, où je pleurais d’avoir eu ces pensées païennes, je m’apaisais chaque nuit en faisant revenir à moi le visage et le corps de mon dieu, je parvenais à la jouissance en me disant qu’à mille lieues d’ici, l’être aimé se rapprochait de moi de la même façon. Il m’arrivait aussi de trouver le sommeil en me livrant à un jeu dont je savais que celui-là ne me ferait pas perdre mon latin : à voix basse, je m’exerçais à la pratique des cinq déclinaisons. En psalmodiant "dominus, domine, dominum", je rendais grâces à mon jeune maître.
(À suivre) 
©  Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022

4 commentaires:

Antoine D. a dit…

Ah, le petit galopin de nos corps... Joliment écrit, une fois de plus. L'entracte vous fut bénéfique.

Pivoine a dit…

J'avais pensé à de la nature... (campagne) et nous avons du latin... tite-live, oui, tacite aussi... mais Cicéron :-( - mon préféré était Lucrèce. Oui. C'est très joliment rendu. Les boucles d'Antinoüs... et le reste ;-)

uvdp a dit…

D'après Wikipedia : Les représentations artistiques d'Antinoüs se sont multipliées après sa mort par noyade dans le Nil, en 130. La plupart sont des statues, identifiables par les traits spécifiques du garçon et son attitude : tête tournée et penchée, yeux tournés vers le bas. La villa hadrienne est la source principale de ces représentations.
Ici , probablement le buste du British Museum

Enguerrand a dit…

Ah ! La statuaire grecque ! Le nez dans la continuité du front et l'ourlet des lèvres. Le visage statufié d'Antinoüs dit d'Ecouant au Louvre est mon préféré. Quelle merveille de restitution de la beauté du grand amour de l’empereur Hadrien. Son profil, ses lèvres et merveille absolue qu'est sa chevelure, on a que l'envie de voler l'objet (je sais, c'est mal).